Solitude, le timbre qui fait désordre

Dans une lettre ouverte adressée au directeur de La Poste de Guadeloupe, l’historien René Bélénus relève les « multiples approximations » qui « gênent le travail des Historiens ».

René Bélénus, historien.

La Poste de Guadeloupe s’enorgueillit de la publication, par ses soins, d’un timbre représentant une jeune femme enceinte, tenant en mains des chaînes, en hommage à une dénommée Solitude.

Nous ignorons la motivation ou le degré d’inspiration qui ont pu susciter pareille production, mais ce timbre nous interpelle à plus d’un titre par son caractère déshonorant eu égard à l’aspect patrimonial qu’il prétend vouloir valoriser. Car, il paraît évident que l’objectif de ses promoteurs semble être de rendre hommage au personnage mythique de la Mulâtresse Solitude dont l’engagement dans la résistance aux forces consulaires répressives dans la Guadeloupe de 1802 s’inscrit, parmi d’autres, en lettres de sang dans la mémoire collective de ce pays.

« Votre démarche offense nos Mémoires. »

Malheureusement, votre démarche triture fort maladroitement ce pan de notre histoire, sans doute par méconnaissance, au point d’offenser nos Mémoires.

Car, voyez-vous, en intitulant votre timbre Solitude, sans préciser sa qualification légendaire de La Mulâtresse, vous faites injure à sa personne en banalisant son personnage puisque des Solitude, il y en a eu légion dans la population du XIXe siècle. Beaucoup plus grave, vous lui inventez une année de naissance (1772) qui en fait donc une trentenaire, alors que la légende lui en attribue dix de moins.

« A quoi riment ces chaînes ? »

Au risque de nous répéter, nous avons affaire à un personnage mythique et légendaire dont nous ne connaissons l’existence que grâce à quelques brèves lignes à son propos de l’historien Lacour, datant de 1855. Ainsi, il précise qu’au lendemain de son accouchement, « elle fut suppliciée », c’est-à-dire torturée, mais par forcément exécutée. Alors, comment pouvez-vous affirmer qu’elle meure en 1802, après lui avoir inventé une année de naissance ?

Par ailleurs, à quoi riment ces chaînes qu’elle semble brandir comme une vulgaire marchandise à vendre ? Si vous aviez pris le temps de vos instruire des tenants et aboutissants de notre Histoire, vous sauriez que l’esclavage a été aboli par la Convention le 16 pluviose an II (4 février 1794) et que, par conséquent, ce n’est qu’à la suite des exactions du général Richepance que le gouverneur Ernouf le rétablit officiellement en avril 1803. Autrement dit, même au plus fort des combats de 1802, l’usage des chaînes, au même titre que les coups de fouet, sont proscrits sur ce territoire. Donc, briser des chaînes ne saurait être le combat de la Mulâtresse Solitude et de ses compagnons, combien même avaient-ils la hantise d’un rétablissement de cet esclavage et donc des dites chaînes !

Un Louis Delgrès au teint clairement noir…

Devons-nous préciser, enfin, que le personnage représenté sur votre timbre ne ressemble guère à l’idée que l’on se fait d’une mulâtresse aux Antilles. En ce sens, La Poste est coutumière du fait puisqu’en 2002, elle avait déjà émis un timbre représentant Louis Delgrès avec une couleur clairement noire, alors que ce métis, fils d’un Blanc-France et d’une mère mulâtresse, était on ne peut plus blanc de peau.

De toute évidence, ce type de broderies émane du fait que l’artiste qui a réalisé le timbre de la Mulâtresse a eu recours, comme source d’inspiration, au roman d’André Schwarz-Bart intitulé précisément La Mulâtresse Solitude, paru en 1961. Ce roman, avouons-le, a largement contribué à populariser le mythe, mais il n’en reste pas moins un roman, enjolivant et le personnage et la lutte des « Rebelles » de 1802.

Une « collabo » sous la plume de Gustave Aymard

Dans le même registre, un autre romancier, Gustave Aymard, avait aussi, à sa façon et dès 1877, exploité à mauvais escient le personnage de la Mulâtresse Solitude en en faisant la maîtresse du général Richepance, une « collabo » en quelque sorte, à l’image de la Malintzin qui trahit jadis son peuple en favorisant ainsi le succès du Conquistador Hernan Cortez au Mexique.

Par vos multiples approximations, vous gênez le travail des Historiens, déjà malmené par les élucubrations des réseaux sociaux. Nous pouvons comprendre votre souci de « faire peuple » en épousant les causes héroïques de notre douloureux passé, mais pas au prix de malmener ces brûlures de notre Histoire dont la maîtrise nous aide à nous construire. A l’avenir, veillez approfondir vos investigations ou, à défaut, à vous adresser à des spécialistes crédibles, car fort soucieux d’être les gardiens de cette Mémoire.

René Bélénus, historien

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