Le Dr Bernard Liautaud, dermatologue et spécialiste en dermato-infectiologie, formé à l’université Louis Pasteur de Strasbourg, a décrit les premiers cas de sida dans la Caraïbe lors d’une épidémie inattendue de Sarcome de Kaposi.
Les premiers cas de cette étrange épidémie remontent à 1979 en Haïti, soit 4 ans avant que l’équipe dirigée par Luc Montagnier n’isole le premier virus associé au sida (Lymphadenopathy Associated Virus).
Au moment de consulter ses premiers patients en Haïti, le Dr Bernard Liautaud était déjà un spécialiste dans la prise en charge du Sarcome de Kaposi dont le lien avec le VIH/SIDA allait être démontré des années plus tard.
Des chercheurs du monde entier sont venus en Haïti au début des années 80 pour apprendre de ses expériences. Aujourd’hui avec un peu de recul, il est probablement celui qui, le premier, a découvert la maladie du Sida avant même que ce nom n’existe.
L’histoire du VIH/SIDA est l’une des plus controversées parmi les pandémies qui ont frappé le monde. Longtemps associé aux homosexuels, héroïnomanes, les personnes d’origine haïtienne et hémophiles, le fameux 4H du début des années 80, le Sida a fait l’objet de plusieurs milliers de publications visant à déterminer son origine.
Le steward canadien Gaëtan Dugas a été considéré pendant longtemps comme le patient “patient index” des épidémiologistes (le “patient zéro” comme le disent les médias) parce qu’il s’était rendu en Haïti en 1977. Des années plus tard, il ressort du travail de Michael Worobey, biologiste moléculaire à l’université d’Arizona à Tucson, que l’épidémie américaine de Sida remonte aux alentours de 1970 pour la ville de New York et que le virus a atteint San Francisco vers 1975.
Cette étude remet les pendules à l’heure quant à la chronologie de la découverte de cette maladie et place les travaux du Dr Bernard Liautaud à l’avant-garde de toutes les grandes avancées sur le VIH/SIDA.
Le Dr Bernard Liautaud est né en Haïti en 1945. Il est parti très tôt, comme beaucoup de ses compatriotes haïtiens à l’époque, faire des études universitaires à l’étranger. « De mon temps, un Haïtien n’avait pas besoin de visa pour se rendre en France. Les études universitaires étaient pratiquement gratuites; je vivais avec environ 90 dollars par mois », se souvient le Dr Liautaud.
Ancré dans une dynamique de justice sociale transmise génétiquement par sa famille, il a choisi de faire la médecine en vue, dit-il, de venir en aide à ces patients qui souffrent de diverses maladies en Haïti. Après ses études médicales à l’université Louis Pasteur de Strasbourg, il s’est spécialisé en dermatologie après un bref passage en pédiatrie. « C’est au détour d’une rencontre avec un dermatologue français que j’ai choisi de faire la dermatologie », confie le Dr Liautaud.
Derrière ce choix d’une spécialité difficile, voire inaccessible pour beaucoup à l’époque se cache la vision d’une pratique médicale qu’il voulait globale. Le Dr Liautaud pensait déjà aux grandes épidémies des maladies de la peau qu’il allait soigner dans les quatre coins du monde avec une attention particulière pour les maladies tropicales. Un tantinet nostalgique, il envisageait déjà un retour vers la terre natale.
Tandis qu’il planifiait son retour, l’histoire carburait à la terreur en Haïti, c’était la dictature. Il fallait réfléchir 20 fois avant de revenir en Haïti si on ne souhaitait pas marcher dans les clous de l’ordre établi. Cela est d’autant plus valable pour le Dr Liautaud dont le frère a été assassiné par le régime dictatorial.
Le Dr Liautaud a donc fait un détour en Algérie et s’est révélé être un scientifique de premier plan dans la dermatologie, plus précisément la mycologie. Là-bas, en plus de son statut de clinicien très respecté par la population algérienne, il a travaillé sur une maladie dermatologique qui tuait les enfants algériens face à laquelle les médecins étaient impuissants. Il a décrit une dysfonction immunologique dans une maladie peu commune, la maladie dermatophytique en 1977. « Il y a avait un Français qui avait parlé de ces cas qu’on rencontre en Algérie, mais je suis arrivé à prouver que la maladie dermatophytique est familiale et est due à un déficit immunologique. »
« Cela m’a permis de faire face à des infections opportunistes, une expérience qui allait me servir des années plus tard dans la prise en charge du VIH/SIDA qui est à l’origine de ces mêmes infections opportunistes » , raconte le Dr Liautaud.
Aujourd’hui encore, des étudiants français continuent d’écrire au Dr Liautaud en vue de mieux comprendre cette maladie. Trop intéressé aux problèmes politiques haïtiens, trop impliqué dans les agitations de la diaspora haïtienne contre le régime dictatorial de Duvalier pour retourner en Haïti, croyait-il. Sauf qu’au bout d’un moment cet argument ne tient plus la route, il en est devenu une excuse. Le Dr Bernard Liautaud était trop déterminé pour ne pas courir le risque du retour. En 1978, il a pris le chemin du retour. L’aventure au pays du soleil couchant aura donc duré sept ans.
Le Dr Liautaud y a laissé une réputation de Roc Star à rebrousse-poil d’une image qu’il voulait modeste, gêné aux entournures à chaque fois qu’il doit parler de sa carrière et ses multiples exploits. Ses travaux figurent encore sur une courte liste de huit thèses en dermatologie soutenues à la faculté de médecine d’Alger pour l’agrégation.
De retour en Haïti en 1978, il s’est engagé dans le service public et a occupé le poste de chef de service de dermatologie à l’Hôpital universitaire d’État d’Haïti et celui de professeur à la Faculté de médecine et de pharmacie de l’Université d’État d’Haïti de 1992 à 2001.
C’est en faisant ses consultations de chaque jour qu’il a identifié les premiers cas, très étrange à l’époque, de sarcome de Kaposi, une maladie qu’il savait soigner en Algérie. « Dès 1979 au service de dermatologie, j’avais identifié le premier cas de sarcome de Kaposi très bizarre. J’avais vu beaucoup de cas de sarcome de Kaposi en Algérie, mais en Haïti c’était plus sévère et contrairement à l’épidémiologie en Afrique, le premier cas concernait une femme », se rappelle le Dr Bernard Liautaud.
« Nous avons constaté qu’il y avait un peu trop de cas de sarcome de Kaposi. Comme j’étais le premier et le seul à connaître cette maladie, quand nous sommes arrivés à 12 cas, j’ai dit aux collègues du service de dermatologie que c’était trop», confie le Dr Bernard Liautaud. Il allait commencer à collecter les données pour une présentation scientifique après la visite d’un médecin belge en Haïti qui était venu se renseigner sur la maladie qui s’appelle sarcome de Kaposi. » Ce médecin qui travaillait pour le « Centers for desease control and prevention (CDC) » a posé une curieuse question au Dr Liautaud : « est-ce que vous connaissez une maladie bizarre qui s’appelle sarcome de kaposi ? »
« Alors moi j’éclate de rire (puisque j’étais en train de travailler sur la première présentation sur cette même maladie) avant qu’il m’explique qu’aux États-Unis d’Amérique, il y a une maladie qui attaque surtout les personnes jeunes (25-30 ans) qui donne le sarcome de Kaposi et d’autres infections bizarres. Les gens du CDC ne savaient pas encore ce que c’était, mais cette même maladie est constatée chez certains immigrants haïtiens », rapporte le Dr Bernard Liautaud.
Le Dr Liautaud a donc présenté la première conférence sur le sujet au congrès des médecins francophones de l’hémisphère américain en avril 1982 avec des détails sur les premiers cas de Kaposi et d’autres infections opportunistes, dont la candidose œsophagienne tout en ignorant à ce moment que l’étrange maladie à l’origine de ces différentes lésions est en effet le Sida.
« Tout de suite après la conférence, en 1982, j’ai été chercher d’autres collègues, dont le Dr William Bill, Pape pour former le Groupe d’étude haïtien sur le sarcome de Kaposi et les infections opportunistes (GHESKIO). Puis, il y a eu le groupe de l’hôpital général et le GREMI qui travaillaient sur cette maladie », se souvient le Dr Liautaud.
« Ces trois groupes de recherche ont contribué à démontrer en 1983 que la maladie que nous avions découverte en Haïti est la même que celle qui existait aux États-Unis, une étude qui a fait baisser la discrimination à l’égard des Haïtiens. Jusqu’à présent aucun pays de la Caraïbe n’a publié autant de recherches sur le VIH/SIDA que les centres GHESKIO », soutient avec fierté le Dr Liautaud.
« L’importance d’Haïti à cette époque était énorme, avance le spécialiste en dermatologie. Nous avons reçu la visite de toute l’équipe du « National institute of health (NIH) », dont le Dr Anthony Fauci qui était venu dans une conférence donnée en Haïti pour essayer de comprendre cette nouvelle maladie. On pensait intervenir sur une petite affaire académique, mais la présence des principaux chercheurs des États-Unis dans cette conférence nous a fait comprendre que c’était une affaire qui allait durer. Cependant, on n’aurait jamais pensé que cela allait prendre l’ampleur de cette épidémie mondiale qui concerne aujourd’hui encore 38 millions de personnes qui sont porteuses du virus du Sida. »
À l’époque, l’équipe de Luc Montagnier n’avait pas encore découvert le Virus de l’immunodéficience humaine (VIH) responsable du Syndrome d’immunodéficience acquise (sida). À cette époque, les recherches faites en Haïti étaient les premières du monde francophone, hormis un rapport du professeur Montagnier qui parlait d’immuno-dépression acquise.
Aujourd’hui, avec un peu de recul, eu égard aux contributions des scientifiques haïtiens dans la compréhension de la maladie qui allait conduire à la découverte du VIH et la compréhension du Sida, il n’est pas faux de dire que le Dr Bernard Liautaud est le premier scientifique à identifier le sarcome de Kaposi dans les Caraïbes qui s’est révélé être une manifestation du Sida, a peut-être découvert la maladie à cette époque sans le savoir.
Dans quelques universités en Afrique, notamment au Sénégal ainsi que quelques revues scientifiques en Martinique, son nom est constamment associé à la découverte de la maladie. À défaut de lui attribuer un rôle de pionnier, certaines universités américaines soulignent l’importance de ses travaux qui sont à l’origine de la compréhension de cette maladie.
Ce rôle de pionnier, le Dr Liautaud ne le réclame pas, mais si c’était le cas, personne ne pourrait le lui contester. Il est d’ailleurs le premier à rapporter le cas algérien de blastomycose nord-américaine en 1976).
Il est aussi celui qui, le premier, a attiré l’attention sur le retour du syphilis en Martinique où il a travaillé pendant 12 ans au service des maladies infectieuses du CHU Martinique comme praticien hospitalier titulaire. Il est aussi celui qui a décrit le premier cas de leishmaniose viscérale due à leishmania en Martinique, un pays dans lequel sa réputation scientifique jouit d’une excellente santé. Son nom est dans toutes les revues scientifiques qui parlent du VIH/SIDA.
En 2011, il faisait partie d’un des plus grands panels de la Caricom discutant sur l’accès aux services liés au VIH pour les migrants dans les Caraïbes. Une plaque d’honneur lui a été octroyée en 2016 par le MSPP reconnaissant son rôle de pionnier dans le domaine du Sida.
40 après la découverte du VIH, ce sont ses pairs à GHESKIO qui lui ont rendu un vibrant hommage en retraçant son parcours dans une publication des centres GHESKIO sur Instagram. 40 ans depuis que ses travaux ont permis aux autres de comprendre le VIH/SIDA et de sauver des vies.
40 ans depuis que lui et ses collègues des centres GHESKIO ont annoncé au monde entier qu’une prise en charge préventive de la tuberculose peut augmenter la survie des patients vivant avec le VIH/SIDA. 40 ans à diriger des services de maladies infectieuses en France, en Algérie, en Martinique et en Haïti.
Dans son bureau où il a reçu Le Nouvelliste pour un entretien exclusif, il garde sous sa main un volumineux ouvrage de dermatologie qu’il continue d’étudier parce que, croit-il, « on n’a pas encore gagné la bataille. »
« Lorsque vous vous trouvez impuissant à empêcher une infection de se propager chez de très jeunes patients, vous devenez soudainement très humble », déclare le Dr Liautaud.
L’humilité née de cette bouleversante histoire qui date du début des années 80, le Dr Bernard Liautaud la garde avec lui 40 ans plus tard. Comme le héros noir de Franck Miller, il est un chevalier dans une armure de sang séché et, à longueur de temps, il nie de toutes ses forces être un héros.
Source : Le Nouvelliste