Opinion. Vie chère : vers un grand chamboulement programmé du marché de la grande distribution en Martinique ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

Le contexte actuel de la grande distribution en Martinique est marqué par une mobilisation de plus en plus affirmée contre les grandes enseignes et les groupes de distribution, symbolisés particulièrement ici en Martinique par quatre grands groupes.

Ainsi, le leader du RPPRAC (Rassemblement pour la Protection des Ressources et des Peuples Afro-Caribéens), a appelé à un boycott des centres commerciaux ces prochains jours et notamment pour la période des fêtes, ce qui pourrait sérieusement impacter les ventes et les profits des grands groupes de distribution.

L’objectif, selon ses déclarations, est de perturber économiquement ces groupes afin de provoquer une baisse des profits des grands groupes békés et je cite les mots prononcés par Rodrigue Petitot lors d’une conférence de presse : « Notre mot d’ordre est le même : mobilisation, détermination. Je vous demande de bouleverser l’économie de ces gens, qui sont en train de nous vampiriser depuis des siècles. » Et de poursuivre sur un ton cassant : « Je demande d’intensifier les opérations de boycottage devant les centres commerciaux. Je demande de boycotter au maximum la grande distribution. Que notre Noël soit un cauchemar pour eux. »

Alors; compte tenu de cette ambiance délétère, il est incontestable que la Martinique est aujourd’hui le théâtre d’une mobilisation qui pourrait transformer et perturber durablement les activités dans le secteur de la grande distribution. Sous l’impulsion du leader du RPPRAC, Rodrigue Petitot, le mouvement de lutte contre la vie chère prend une tournure inédite, visant désormais un boycott ciblé des centres commerciaux, et en particulier ceux du groupe Bernard Hayot, acteur majeur du commerce local. 

Le boycott pourrait sérieusement affecter la rentabilité des grands groupes, surtout si le mouvement de contestation perdure durant la période des fêtes, qui est essentielle pour compenser leurs coûts fixes. Si le mouvement réussit, la chute de leurs ventes pourrait forcer ces groupes à envisager un retrait partiel ou total de la Martinique, accentuant ainsi la dépendance de l’île vis-à-vis de leurs produits et entraînant potentiellement des hausses de prix.

L’impact d’une telle situation pourrait être négatif pour les consommateurs, avec une réduction de l’offre disponible, ce qui aggraverait le problème de la vie chère au lieu de le résoudre.

Ce que les militants du RPPRAC envisagent n’est rien de moins qu’une pression économique suffisamment forte pour provoquer consciemment ou inconsciemment, à terme, un désengagement du marché de ces grands groupes dits « békés » de la distribution alimentaire en Martinique.

Si les grands groupes de distribution alimentaire en Martinique voient leur chiffre d’affaires chuter significativement en raison du boycott organisé par le RPPRAC, leurs marges de manœuvre financière pourraient être fortement réduites. En période de fêtes, qui représente généralement un pic important de consommation, une baisse marquée des ventes affecterait directement leur rentabilité, surtout que ces groupes comptent sur cette saison pour compenser une partie des coûts fixes et amortir les investissements. Cette pression pourrait mettre les entreprises dans une position financière délicate, les contraignant à trouver des solutions immédiates pour limiter les pertes sans compromettre leur compétitivité à long terme.

Demain, l’avenir de la grande distribution alimentaire en Martinique sera au cœur des débats, face aux critiques croissantes sur la concentration des acteurs économiques, particulièrement du groupe Bernard Hayot (GBH).

Cette situation est problématique pour plusieurs raisons : le contrôle d’une grande partie des chaînes d’approvisionnement, les marges appliquées et les impacts sociaux liés à la centralisation de l’économie.

Dès à présent les acteurs politiques et économiques doivent mettre en place une stratégie de veille. Nous sommes bien confrontés en Martinique et Guadeloupe à des  positions monopolistes. Ainsi, les prix s’élaborent avec 14 intermédiaires (logistique, transports…) contre 3 ou 4 maximum dans l’Hexagone, provoquant des accumulations de marges. Et certains acteurs sont détenus par les mêmes groupes et ne baisseront certainement pas de sitôt leurs exigences sur le maintien des marges.

La veille est étroitement liée à la prospective. 

La prospective est une attitude et une méthode qui permet d’anticiper pour éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables. Elle est exploratoire, stratégique et opérationnelle. Disons, pour simplifier les choses, que la prospective est avant tout une démarche intellectuelle visant à anticiper au mieux les évolutions de la société martiniquaise notamment sur le plan économique.

Voici pourquoi nous livrons quelques pistes d’analyses pour dessiner l’avenir du secteur de la grande distribution dans un contexte où la lutte contre la cherté de la vie et les tensions sociales est prioritaire. 

Pour évaluer les marges de manœuvre de ces groupes de la grande distribution alimentaire , il est essentiel de prendre en compte plusieurs facteurs financiers clés : la capacité de gestion des coûts, l’accès au crédit, et la souplesse des partenariats fournisseurs.

Premièrement, les grandes enseignes disposent parfois de ressources pour réduire temporairement les coûts opérationnels, comme la modulation des effectifs ou des services proposés. Cependant, dans un marché où les coûts logistiques et d’importation sont élevés, ces ajustements internes ont des limites et risquent de ne pas suffire si le boycott perdure.

Ensuite, ces groupes peuvent aussi mobiliser des lignes de crédit ou de nouvelles sources de financement pour couvrir les pertes temporaires. Mais l’accès au crédit dépend de leur stabilité financière, et un contexte prolongé de pertes pourrait faire hésiter les banques, surtout si la viabilité du marché martiniquais semble compromise.

Enfin, les relations avec les fournisseurs peuvent permettre une certaine flexibilité : des renégociations de contrat, par exemple, pourraient permettre des ajustements de prix à court terme, mais cela reste une solution limitée si le chiffre d’affaires continue de baisser.

Concernant la stratégie future, il est probable que les grands groupes alimentaires en Martinique, s’ils sont déficitaires, tentent de se désengager du marché de l’alimentation dans la mesure où cette mobilisation intervient dans un contexte où le secteur de la grande distribution en France, déjà en difficulté, voit sa santé financière vaciller sous l’effet conjugué de la hausse des prix et de la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs.

En France hexagonale, les difficultés de la grande distribution sont déjà palpables : la consommation des ménages en produits alimentaires a chuté de 4,5 % en volume en 2022, une baisse qui s’est intensifiée en janvier 2023 avec un recul de 8,2 %. Cette crise a eu des répercussions significatives, poussant plusieurs enseignes, comme Casino, à fermer de nombreux supermarchés et hypermarchés.

L’augmentation des prix pratiquée par le groupe, confronté à un besoin urgent de liquidités, a fini par détourner les consommateurs vers des concurrents moins coûteux. Ce climat de défiance vis-à-vis des grandes enseignes risque de s’exporter en Martinique, où les consommateurs, déjà frappés par un niveau de vie particulièrement élevé, peinent à concilier leurs besoins quotidiens avec les prix pratiqués.

La phase 2 de la mobilisation initiée par le RPPRAC vise à amplifier cette méfiance en Martinique, en appelant les citoyens à boycotter les grandes surfaces, une action qui pourrait priver les groupes de profits substantiels, notamment à l’approche de la période des fêtes.

Mais, cette stratégie, bien que visant à susciter un changement structurel, comporte des risques de retours de bâtons indésirables pour l’économie martiniquaise elle-même. En effet, un affaiblissement de la grande distribution pourrait provoquer un retrait partiel ou total des investissements de ces groupes, entraînant une contraction de l’offre et une éventuelle augmentation des prix dans l’île.

La Martinique, dépendante de ces acteurs pour une large part de ses approvisionnements alimentaires, pourrait souffrir d’une réduction de la disponibilité des produits de première nécessité.

Les alternatives à la grande distribution, bien qu’en émergence, restent encore fragiles. Les circuits courts, comme les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) et les commerces dédiés aux produits locaux, gagnent en popularité, soutenus par une demande croissante pour des produits durables et une consommation responsable.

Cependant, ces initiatives en sont encore à leurs balbutiements du fait de la cherté de la production locale et peinent à offrir une réponse de grande échelle aux besoins alimentaires de la population martiniquaise. L’organisation de la production locale, essentielle pour alimenter ces réseaux alternatifs, requiert des investissements en infrastructure et en logistique, qui pourraient prendre des années à se concrétiser.

On connaît l’adage « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. » 

La grande distribution tente d’ailleurs de s’adapter à ces évolutions sociétales. Certaines enseignes explorent des pratiques plus durables, comme la réduction des emballages plastiques, la vente en vrac et l’augmentation de la transparence des étiquettes pour répondre aux attentes de consommateurs plus exigeants sur le plan éthique et environnemental.

Cependant, ces efforts de transition vers un modèle plus responsable restent insuffisants pour répondre aux aspirations d’autonomie économique que porte la mobilisation actuelle. La logique même de la grande distribution, qui repose sur des marges importantes en Martinique et des volumes de vente conséquents, s’oppose à l’idéal d’un modèle de consommation locale et durable.

Dans ce contexte tendu, la Martinique pourrait voir son paysage commercial transformé. Si les activistes du RPPRAC réussissent à maintenir une pression constante sur les grandes enseignes, ces dernières pourraient être amenées à revoir leurs stratégies d’implantation dans l’île, voire à réduire leurs investissements, privant ainsi l’économie locale de ressources financières et de produits importés.

Cependant, il est à craindre que cette déstabilisation fragilise davantage la population, qui dépend aujourd’hui de ces structures pour son approvisionnement quotidien. En effet, l’accord signé entre l’État, la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM),la  CMA – CGM et les grandes enseignes pour favoriser une réduction des marges et une baisse des prix sur les produits essentiels pourrait devenir caduc si les pertes de chiffre d’affaires sont trop importantes.

Cela signifierait l’abandon des réformes de réduction de la TVA et de l’octroi de mer au bout de la période expérimentale de trois ans sur les produits de première nécessité, des mesures pourtant nécessaires pour alléger le fardeau des consommateurs martiniquais.

En somme, l’avenir de la grande distribution en Martinique semble incertain, pris entre des pressions économiques de plus en plus fortes et une contestation sociale grandissante. Le mouvement initié par le RPPRAC pourrait bien être le catalyseur d’une transformation profonde, mais les risques de cette transition sont considérables.

La Martinique devra donc faire face au défi de réinventer ses modes de consommation et de production, sous peine de voir son accès aux biens essentiels compromis.

L’enjeu est immense : il s’agit non seulement de répondre aux aspirations de justice sociale et économique des Martiniquais, mais aussi de poser les bases d’un nouveau modèle économique résilient et durable, qui saura répondre aux besoins locaux sans dépendre exclusivement des intérêts des grands groupes , mais en évitant autant que faire ce peut la mise à mort des entreprises locales.

« Gran parad’, piti kou baton. » 

Traduction littérale : Grande parade, petits coups de bâtons. 

Moralité : Beaucoup de bruit pour peu de chose et surtout pas de résultat tangible de baisse des prix en final de compte.

*Economiste et juriste en droit des affaires 

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