PAR JEAN-MARIE NOL*
Nous ne pouvons pas prévoir l’avenir, mais nous pouvons — et devons — nous y préparer. Telle est la conviction qui anime désormais nombre d’économistes, de responsables élus et de citoyens face à l’accélération des mutations sociétales , économiques, sociales, technologiques, climatiques, environnementales et géopolitiques.
Dans ce monde en perpétuelle transformation, où l’interconnexion est devenue la norme, aucune région, aussi petite soit-elle sur la carte mondiale, ne peut se permettre l’inaction. En ce sens, la Guadeloupe, archipel caribéen tourmenté par une identité fracturée et complexe parce que plurielle , est appelée à prendre part pleinement à ce mouvement de préparation stratégique.
Penser l’horizon 2035, ce n’est pas céder à l’utopie, mais au contraire se donner les moyens d’une résilience organisée, lucide, tournée vers des futurs souhaitables. C’est le postulat de l’irréversibilité du changement démographique qui sert de fil directeur à la corrélation entre les faits économiques et la mutation démographique de la société antillaise.
La démographie est l’étude des populations et de leurs évolutions. De nombreux indicateurs sont définis et utilisés par les démographes leur permettant cette étude qui porte à la fois sur le passé des populations, leur présent mais aussi et surtout leur futur. La prévision et la prospective démographiques sont des outils essentiels pour mieux anticiper l’avenir et donc préparer des réponses aux événements futurs.
L’histoire des Antilles, comme celle de toute région façonnée par des dynamiques coloniales, économiques et sociales complexes, ne peut être comprise sans une analyse croisée de l’évolution économique et démographique. La corrélation entre ces deux dimensions apparaît particulièrement forte dans le contexte antillais, où chaque transformation économique majeure comme par exemple la première révolution industrielle a entraîné des répercussions sur la structure et les dynamiques de population au moment et après la période esclavagiste .
Le passage d’une économie de plantation esclavagiste et coloniale à une société post-esclavagiste et postcoloniale illustre de manière emblématique ce lien organique entre économie et démographie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Antilles se sont développées sur un modèle économique de plantation profondément inégalitaire, fondé sur l’exploitation du travail servile. Ce modèle a provoqué une explosion démographique artificielle, liée non à une croissance naturelle imputable à un peuple premier les Caraïbes, mais à l’importation massive d’Africains réduits en esclavage.
Dès lors, l’économie a dicté la structure démographique des îles de Guadeloupe : une majorité noire asservie au service d’une minorité blanche possédante. À l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle, un premier tournant s’opère : le modèle économique de la plantation vacille, l’abolition et l’émancipation transforme la société, et les flux démographiques se réorganisent, avec notamment l’arrivée de travailleurs engagés d’Inde et puis de Syro-libanais, voire aujourd’hui de métropolitains , de citoyens caribéens et de ressortissants chinois. Ce moment charnière révèle déjà la manière dont une mutation économique reconfigure les bases démographiques, non seulement en termes de population active, mais aussi de structure familiale, de mobilité et de mode de vie.
Mais au-delà de ces cycles historiques visibles, une mutation plus profonde est à l’œuvre, bien que souvent silencieuse. Nous vivons une époque où les repères classiques des sciences sociales ne suffisent plus à rendre compte des transformations en cours. L’économie n’est plus simplement un espace de production et de redistribution des richesses : elle devient le théâtre d’un changement anthropologique, où la perception même de la société, de l’individu et de la temporalité se redéfinit par la mondialisation et la consommation .
Cette mutation s’inscrit dans un contexte global de la départementalisation où les certitudes du passé sont remises en question par des réalités nouvelles : forte augmentation du niveau de vie, vieillissement des populations, bouleversements environnementaux, technologies disruptives, crise du sens identitaire .
Dans les Antilles, cette dynamique se manifeste par un triple phénomène : un déclin démographique, une émigration massive des jeunes et une transformation des attentes économiques. Le vieillissement de la population antillaise, combiné à une natalité faible et à un exode vers la France hexagonale et l’étranger , traduit une crise structurelle profonde.
A cette réalité s’ajoute aujourd’hui un phénomène appelé à s’intensifier dans les dix prochaines années : l’arrivée croissante de populations venues de France hexagonale, souvent attirées par la qualité de vie, le climat ou les opportunités financières de la prime de vie chère de 40% et une attraction immobilière. Cette évolution irréversible de la structure de la population guadeloupéenne annonce une recomposition identitaire et culturelle irrépressible d’ampleur à horizon 2035 .
La théorie de la créolisation développée par Édouard Glissant permet de lire cette transformation non pas comme une dilution ou une domination, mais comme un processus de mise en relation, d’interpénétration, de co-création culturelle. Loin d’un métissage figé ou d’une hybridation linéaire, la créolisation selon Glissant est un mouvement dynamique, imprévisible, porteur de nouveaux possibles » le tout monde « .
Elle annonce l’inexorable métissage de la future population de la Guadeloupe, qui devra apprendre à se redéfinir dans un contexte de cohabitation renouvelée, de tensions identitaires, mais aussi d’enrichissements culturels mutuels. Ce mouvement n’est ni à craindre ni à célébrer naïvement : il impose de penser les politiques d’accueil, d’intégration et de vivre-ensemble dans une perspective créative et lucide mais néanmoins respectueuse de l’identité créole forgée au forceps depuis plus d’un siècle .
Ce changement de paradigme suggère que nous passons d’un monde déterministe et prévisible à un univers où l’incertitude, la complexité et la pluralité des possibles dominent. La démographie, longtemps considérée comme une donnée statistique, devient ainsi un révélateur des transformations de la conscience collective. Aux Antilles, cela se traduit par une quête de nouveaux récits identitaires, économiques et culturels.
L’ancienne promesse du progrès matériel par l’intégration au modèle occidental avec l’avènement de la départementalisation s’effrite, et avec elle la croyance dans un avenir construit sur les fondements de la modernité classique. Le travail, la famille, l’éducation nationale — ces piliers de l’ordre social — sont eux aussi en recomposition.
Face à cela, deux voies semblent se dessiner : soit une résignation à un ordre économique globalisé, où les Antilles deviennent des périphéries désertées et dépendantes ; soit la construction d’un nouveau projet, fondé sur une vision renouvelée du lien entre territoire, population et développement. Ce choix, loin d’être technique, est ontologique. Il engage notre conception même de la société : doit-elle être soumise à des logiques de marché impersonnelles, ou guidée par des normes réflexives, porteuses de sens et de justice sociale ?
Ce débat se joue dans les politiques publiques, dans les choix éducatifs, dans les formes de production locale, dans la disruption technologique, dans la capacité des populations antillaises à réinventer leur rapport au monde .
En définitive, l’histoire des faits économiques et l’évolution démographique aux Antilles ne peuvent être dissociées. Elles forment les deux faces d’un même processus de transformation, où chaque bouleversement économique reconfigure le tissu social, et où chaque dynamique démographique impose de repenser les fondements du modèle économique .
Dans un monde en mutation rapide, marqué par l’incertitude et l’éclatement des modèles anciens, tel qu’avec la destruction créatrice théorisée par l’économiste Joseph Shumpeter, les Antilles apparaissent comme un laboratoire où se joue la possibilité – ou non – d’une réinvention collective.
Comprendre cette corrélation, c’est prendre acte de la nécessité de penser ensemble l’économie, la démographie et la vision du monde qui les relie, au cœur d’une révolution silencieuse mais décisive pour l’avenir. Les mutations et l’incertitude sont également source d’espoir et d’opportunités : en explorant différents scénarios et en élargissant notre appréhension des possibles, nous sommes en outre mieux équipés pour imaginer des futurs meilleurs et les faire advenir.
La Guadeloupe doit s’employer à renforcer ses capacités à intégrer cette prospective stratégique dans tous les grands domaines de l’action publique et encourager toutes les organisations de la société civile à faire de même.
L’entrée dans cette nouvelle décennie de réflexion doit s’adosser à un constat : les fragilités du territoire guadeloupéen sont réelles, mais elles sont aussi le terreau d’opportunités, à condition d’adopter une approche prospective. La société antillaise doit se réinventer sans renier son histoire ni sa culture. Elle doit s’ouvrir au monde tout en affirmant ses spécificités, se projeter vers demain en acceptant de remettre en question certains modèles devenus obsolètes.
Cette vision pour 2035 ne se veut ni figée ni exhaustive, mais plutôt une trame évolutive qui guide l’action et le débat. Car ce qui se joue, à travers cette démarche de prospective stratégique, ce n’est pas seulement l’adaptation à l’inconnu : c’est le courage d’inventer demain.Ce tableau pourrait sembler pessimiste s’il ne s’inscrivait dans une volonté plus large : celle de regarder en face les défis à venir et de transformer les contraintes en opportunités.
Car c’est bien une révolution silencieuse qui est à l’œuvre : non seulement une transformation des structures, mais une mutation des paradigmes. Le monde dans lequel s’inscrit désormais la Guadeloupe n’est plus celui de la modernité classique, de la croissance linéaire et du progrès mécanique.
C’est un monde fait d’incertitudes, de chaos, de bifurcations multiples. Dans ce contexte, la démographie n’est plus une simple science des chiffres, mais un miroir des tensions sociales, des aspirations collectives, des modèles de société en recomposition. L’économie, elle aussi, cesse d’être un simple outil de production pour devenir un lieu de projection, de choix civilisationnels, de reconfiguration des valeurs.
Face à cela, la société antillaise se trouve à la croisée des chemins. Le choix qui s’offre à elle n’est pas uniquement politique avec un changement statutaire ou technique, il est existentiel : se laisser absorber par une mondialisation désincarnée, ou retrouver un sens au développement en réaffirmant ses spécificités culturelles, sociales, territoriales.
Le projet d’une Guadeloupe avec une vision 2035 se présente ainsi comme un acte de foi en la capacité d’un peuple à se réinventer à travers un nouveau modèle de développement économique . Il appelle à repenser la relation entre l’humain, son espace de vie et son environnement économique global.
Dans cette projection, l’économie guadeloupéenne ne se contente plus d’une dépendance structurelle aux transferts publics et à la consommation importée. Elle se redéfinit à travers une diversification maîtrisée : agriculture durable, tourisme qualitatif, économie créative, industries bleues et vertes.
Cette redynamisation économique est pensée comme le levier d’un réenracinement démographique, à travers une attractivité retrouvée, une offre de formation adaptée, une réponse au mal-logement, une valorisation de la jeunesse locale.
Mais rien de cela ne sera possible sans une politique éducative repensée. Car éduquer, en 2035, ce ne sera plus transmettre des savoirs figés, mais outiller les générations futures à naviguer dans un monde complexe. Ce sera ancrer les jeunes dans leur territoire tout en les ouvrant à la mondialité. Ce sera réconcilier les langues, les histoires, les mémoires. Ce sera faire de l’école le lieu où l’on invente les solutions de demain.
Ce projet implique aussi une réflexion éthique sur les usages technologiques. Le numérique avec la révolution technologique de l’intelligence artificielle ne peut être une fin en soi. Il doit être un outil d’émancipation, d’inclusion, de justice. La Guadeloupe numérique de 2035 ne sera viable que si elle reste vigilante, humaine, collective dans sa mise en œuvre. La question de la sécurité, dans ses multiples dimensions – climatique, sanitaire, cybernétique, sociale – en fait également partie. Il ne s’agit plus de répondre aux crises dans l’urgence, mais de les anticiper, de les prévenir, de construire un territoire capable de faire face aux chocs systémiques.
Dans cette perspective, la coopération régionale devient un impératif. Située au cœur de la Caraïbe, la Guadeloupe peut redevenir un carrefour. Sa diplomatie territoriale peut s’affirmer, non dans une logique de domination, mais dans un esprit de solidarité, de partenariat, de co-construction d’un espace caribéen plus intégré, plus résilient. Ce positionnement géopolitique est aussi un levier d’émancipation, de rayonnement, de reconnaissance.
La Guadeloupe de 2035 ne sera donc ni un décor figé ni une illusion technocratique. Elle sera ce que les Guadeloupéens décideront d’en faire, collectivement, en pleine conscience des ruptures en cours et des possibles à saisir. Cette vision n’est pas un modèle unique, mais une matrice ouverte, évolutive, adaptée aux incertitudes de notre temps. Elle repose sur un principe fondamental : pour transformer le réel, encore faut-il pouvoir l’imaginer. Elle sera ce que les Guadeloupéens décideront d’en faire, collectivement, en pleine conscience des ruptures en cours et des possibles à saisir.
Et c’est précisément là que réside l’enjeu ultime de cette démarche prospective : avoir le courage d’inventer un lendemain en écartant un risque prévisible de chaos .
*Economiste