Opinion. Une crise d’ampleur frappe à nos portes, alors quelles sont les perspectives d’une porte de sortie crédible ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Guadeloupe et la Martinique se trouvent à un moment charnière de leur histoire économique et sociale, prises entre un modèle hérité de la départementalisation et les mutations profondes d’un monde en transition.

Du fait de la mutation sociétale, quatre écueils guettent nos régions dans le domaine des finances publiques à savoir la décroissance économique, le changement statutaire sans ressources financières supplémentaires et en sus pour le financement des nouvelles compétences, le dérèglement climatique avec son lot de catastrophes naturelles, et enfin surtout la révolution technologique avec la robotisation et l’intelligence artificielle. 

Ces îles, longtemps soutenues par l’État français et dépendantes des grandes entreprises extérieures, font face à une réalité alarmante : la fin de l’abondance des fonds publics  et la remise en cause du modèle social français. Aujourd’hui, personne ne veut plus payer pour redresser les finances publiques de la France et réduire les déficits, mettant en péril un système qui garantissait jusqu’ici un semblant de stabilité sociale.

Si cette inertie perdure, la prochaine décennie pourrait être marquée par un chaos économique et social aux conséquences imprévisibles pour la Guadeloupe et la Martinique. D’ailleurs, la tentation d’instaurer une autonomie politique pourrait servir de combustible à ce chaos.

J’en veux pour preuve les problèmes rencontrés actuellement par la collectivité territoriale de Martinique ( CTM) qui découlent de la fusion du département et de la région. La fusion du département et de la région en Martinique en 2015, donnant naissance à la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), visait à simplifier l’administration, améliorer la gouvernance et réduire les coûts de fonctionnement grâce à la mutualisation des services.

Toutefois, cette réforme a été totalement contre productive car elle a engendré des difficultés financières, notamment un coût élevé de transition, une diminution des dotations de l’État et une hausse des charges sociales. La fusion a entraîné des charges supplémentaires, notamment pour harmoniser les salaires des agents issus de l’ex-département et de l’ex-région. L’unification des services a aussi nécessité des investissements notamment pour l’harmonisation des services informatiques et comptables.

La diminution des dotations de l’État a amplifié le problème, car contrairement aux attentes, la fusion n’a pas été accompagnée de financements suffisants de la part de l’État qui de plus n’a pas prévu une dotation d’amorçage contrairement à ce qui s’est produit en Guyane.

Or, la CTM a hérité de toutes les compétences des anciennes collectivités sans compensations financières adéquates. Par ailleurs la Hausse des charges, notamment sociales a aggravé la situation financière de la CTM qui supporte de lourdes dépenses en matière d’aides sociales, notamment les AEI et RSA, dont le financement repose en partie sur ses ressources propres alors que les dotations de l’État diminuent.Face à ces contraintes, la CTM pourrait être bientôt contrainte d’augmenter la fiscalité locale ou de réduire certains services publics, pénalisant ainsi les contribuables martiniquais. 

Néanmoins, dans l’état actuel, le déséquilibre budgétaire fait de la création de cette assemblée unique une opération globalement défavorable pour les Martiniquais, car les experts missionnés sur ce dossier ont estimé la perte financière et le manque à gagner résultant de cette fusion à 350 millions d’euros.

L’un des problèmes fondamentaux réside dans la dépendance structurelle de ces territoires. Depuis des décennies, l’administration publique joue un rôle prédominant dans l’économie locale, amortissant les crises grâce aux aides et subventions. Mais cet interventionnisme étatique a aussi empêché l’émergence d’un tissu entrepreneurial local robuste, laissant les décisions stratégiques aux mains de groupes extérieurs.

Aujourd’hui encore, la grande distribution, l’énergie, les télécommunications et la finance sont dominés par des intérêts extérieurs, reléguant les Guadeloupéens et Martiniquais à une position de consommateurs passifs victimes de la vie chère, plutôt que d’acteurs économiques influents. Ce déséquilibre a conduit à une polarisation du marché du travail, où une minorité capte les opportunités pendant que la majorité de la population se retrouve cantonnée à des emplois précaires ou dépendante des transferts sociaux.

Cette situation est d’autant plus critique que la révolution technologique en cours – marquée par l’intelligence artificielle, la robotisation et l’automatisation – redéfinit les modes de production et de consommation à l’échelle mondiale. Sans une adaptation rapide, ces îles risquent d’être encore plus marginalisées. L’économiste Joseph Schumpeter parlait de « destruction créatrice », ce processus par lequel l’innovation élimine les modèles économiques obsolètes pour en faire émerger de nouveaux.

Appliqué à la Guadeloupe et à la Martinique, cela signifie que des secteurs aujourd’hui dominants, notamment le tertiaire et l’administration, pourraient être balayés par l’évolution du marché mondial. Or, si cette transition n’est pas anticipée, elle pourrait se traduire par une augmentation exponentielle du chômage et une précarisation accrue de la population, exacerbant les tensions sociales et les inégalités économiques.

Les territoires ultramarins ont longtemps porté le poids d’un héritage historique complexe, marqué par l’esclavage, la colonisation et une culture de dépendance aux structures publiques. Contrairement à d’autres régions du monde où les élites locales ont su s’emparer des leviers économiques, les Antilles françaises peinent encore à voir émerger des capitaines d’industrie capables de structurer une économie locale compétitive.

En Martinique, certaines dynasties économiques ont su se maintenir, mais la dépendance aux circuits financiers extérieurs demeure un obstacle à l’autonomisation économique. En Guadeloupe, cette dynamique est encore plus marquée, avec une quasi-absence de grands entrepreneurs locaux dans les secteurs stratégiques. Ce déséquilibre nourrit une frustration sociale grandissante, particulièrement chez les jeunes, qui peinent à se projeter dans un avenir stable et qui n’ont d’autre choix que l’oisiveté ou l’exil vers des cieux plus cléments à l’étranger ou dans l’hexagone.

L’essor de la violence juvénile en Guadeloupe en est une conséquence directe. Ce phénomène, loin d’être un simple problème de délinquance, traduit un mal-être profond résultant de l’absence de perspectives économiques et de l’échec du système éducatif à offrir des débouchés concrets. Des recherches en neurosciences et en épigénétique suggèrent même que les traumatismes historiques peuvent se transmettre de génération en génération, influençant les mentalités et les comportements face au travail et à l’initiative économique.

Cette dimension psychologique ajoute un niveau de complexité supplémentaire à la crise en gestation, car elle implique que le blocage économique ne repose pas seulement sur des facteurs structurels, mais aussi sur une mémoire collective qui freine l’entrepreneuriat et l’émancipation économique.

Face à ces défis, plusieurs solutions doivent être envisagées. Tout d’abord, il est impératif de favoriser l’essor d’un entrepreneuriat local dynamique et innovant. Cela passe par un accès facilité au crédit, le développement de fonds d’investissement ultramarins et une refonte du système éducatif pour intégrer dès le plus jeune âge l’apprentissage de la gestion d’entreprise et de l’innovation. La Guadeloupe et la Martinique doivent aussi sortir de leur dépendance quasi-exclusive à l’Hexagone et renforcer leurs échanges avec les marchés caribéens, nord-américains et sud-américains. Trop longtemps tournées vers la métropole, ces îles doivent exploiter leur position géographique pour s’intégrer à des circuits économiques régionaux, en développant notamment des secteurs porteurs comme les énergies renouvelables, l’agro-industrie et l’économie numérique.

L’idée d’un revenu universel, souvent perçue comme utopique, mérite également d’être explorée. Avec la montée de l’automatisation et la destruction probable de millions d’emplois dans le monde, ce dispositif pourrait offrir une sécurité financière minimale à la population tout en encourageant l’initiative locale. Cependant, son financement reste un défi majeur, qui nécessiterait une taxation des grandes entreprises et des profits issus de l’automatisation. Quoi qu’il en soit, l’Outre-Mer ne pourra pas éviter ce débat, car l’augmentation du chômage liée aux mutations technologiques imposera une redéfinition de la protection sociale.

Mais la transformation nécessaire ne pourra pas être purement économique. Il faut aussi repenser l’ensemble des politiques sociales et éducatives. Lutter contre la violence juvénile, par exemple, ne peut se limiter à une approche répressive. Il est crucial de mettre en place des dispositifs d’insertion professionnelle, de renforcer l’accès aux structures sportives et culturelles et de proposer des alternatives viables à une jeunesse désœuvrée qui, faute de perspectives, bascule de plus en plus dans la délinquance et le trafic de drogue.

Enfin, un autre facteur de crispation qui ne peut être ignoré est la question de l’immigration. Le dernier sondage Odoxa Backbone Consulting pour Le Figaro révèle que 74 % des Français rejettent l’action actuelle du gouvernement sur cette thématique. 65 % considèrent que la France accueille déjà trop d’étrangers et 71 % estiment que l’immigration économique tire les salaires vers le bas.

Ces tensions, si elles ne sont pas prises en compte par les élus de Guadeloupe et Martinique, risquent de provoquer une montée des conflits identitaires et sociaux, rendant encore plus difficile la mise en place d’un modèle économique viable et inclusif.

La décennie à venir sera décisive pour la Guadeloupe et la Martinique. Soit ces territoires amorcent une transformation audacieuse de leur modèle économique et social, soit ils s’enfoncent dans une crise aux conséquences imprévisibles. Il ne s’agit pas simplement d’obtenir plus d’autonomie institutionnelle ou de créer une assemblée unique, mais de repenser en profondeur la structure économique locale pour sortir du cycle de dépendance et de précarité. L’histoire a montré que les Antilles ont toujours su faire preuve de résilience face aux défis.

Il est temps de mobiliser cette force pour construire un avenir où l’innovation, la solidarité et l’autonomie économique permettront enfin à ces îles de maîtriser leur destin ,  et qu’elles en deviennent les véritables maîtres à travers une réflexion prospective stratégique.

L’enjeu est de taille : il s’agit non seulement d’assurer la prospérité future de ces territoires, mais aussi de préserver leur cohésion sociale et d’éviter qu’une génération entière ne soit sacrifiée sur l’autel de l’inaction du pouvoir Central et Local.La décennie qui s’ouvre sera décisive : soit des solutions fortes et durables sont mises en place, soit l’incertitude sociale et les risques économiques continueront d’alimenter un chaos dont il sera difficile de sortir.

 » Yo pa ka voyé wòch adan pié mango ki pa ka pòté « 

*Economiste 

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