PAR CHRISTIANE TAUBIRA
« On hésite toujours, devant une pensée vulgaire, structurellement vulgaire, et une parole jouissivement grossière, on hésite toujours à descendre effleurer la boue. Pour éviter les éclaboussures.
Ministre. Etymologie : servir.
Le fait devient coutumier. Nombreux sont ceux qui jacassent au nom de la République et la discréditent. De quoi rendre massivement défiants. La chose est devenue assez banale : toutes sortes de gens disent toutes sortes de choses et prétendent que c’est la République qui cause.
Parfois ça piaille, parfois ça braille. Bruit de fond.
Le mépris ne s’encombre jamais de faits historiques. Ce n’est pas son registre. Il se suffit à lui-même.
L’essentiel ? Nous ! Avec nos héritages. Nous, tels que nous sommes, là où nous sommes. Outre rien du tout. Là, dans nos lieux. C’est l’Amérique du sud. C’est l’arc des îles Caraïbes. C’est l’Océan indien. C’est l’océan pacifique. Nous avons des voisins. Que nous connaissons. Que souvent, nous accueillons. Nous savons nos géographies. Nous sommes pétris de nos Histoires. Singulières. Toutes. Nous chérissons la dignité. Nous gardons tête haute, en toutes circonstances, au nom de nos ancêtres qui ont usé de toutes les formes de résistance. Les femmes qui avortaient, contre les viols. Celles qui empoisonnaient le bétail.
Celles qui faisaient diversion pour que les Marrons, hommes, femmes, enfants, prennent de nuit les routes de la liberté. Celles qui les approvisionnaient. Celles et ceux qui organisaient les révoltes et insurrections. Celles et ceux qu’on a mutilés, écartelés, enterrés vifs. Et même celles qui ont allaité et protégé les enfants des maîtres.
C’est d’elles et d’eux que nous tenons notre goût pour la Liberté. Ainsi firent celles et ceux qui sont entrés en Dissidence, ont embarqué sur d’improbables chaloupes à rames ou à moteur, pour rallier la France libre, intégrer les troupes au sol ou s’engager comme pilotes, ouvrir des chemins, reprendre des villes, rejoindre les « Merlinettes » du Corps Féminin de Transmission.
Nous. Pas regardants. Car nous connaissons aussi l’histoire de ceux qui nous surplombaient. Quand la Convention abolit l’esclavage en 1794, Napoléon le rétablit en 1802. Quand la IIe République abolit l’esclavage en 1848, elle-même indemnise les colons propriétaires d’esclaves et veut contraindre les « nouveaux Libres » à rester travailler sur les plantations.
Nos ancêtres, femmes et hommes, avaient confiance dans leur capacité de travail. Et pour cause ! Ils ne s’attardèrent pas sur la collusion entre l’Etat et les anciens propriétaires d’esclaves. Ils ont travaillé la terre. Pour leur propre compte, cette fois. Des abattis de cultures vivrières, et des pratiques de solidarité. Ils ont fait le choix d’envoyer leurs enfants à l’école. Même l’école assimilationniste et aliénante. Ils n’étaient pas seuls.
Sur la terre de France, tandis que des gouvernants, voraces de ce que la révolution industrielle doit au système esclavagiste, parlaient déjà comme certain ministre aujourd’hui, d’autres gouvernants prenaient au sérieux la devise : Liberté Egalité Fraternité. Surtout, des citoyens ordinaires, comme déjà aux temps de l’esclavage puis de la colonisation d’occupation, des femmes et des hommes rompaient leur quotidien tranquille pour dire à haute voix et parfois en objection de conscience, qu’ils croyaient sérieusement en notre commune humanité. Nous avons pris l’habitude de plutôt respecter celles-ci et ceux-là.
La chose publique, la rex publica, et le sort commun, nous connaissons. Nous les avons bâtis à mains nues, sur neuf générations.
Il faudrait beaucoup beaucoup de talent pour nous faire douter de nos capacités.
Alors. A qui parle ce ministre ? Lui seul le sait.
Au nom de qui parle-t-il ? Certainement pas au nom de la nation française.
Toujours le crachat d’un ministre lui retombe sur le nez, s’il a un peu de vigueur. Sinon, ce crachat finit sur ses chaussures. Ou sur la chaussée. Est-ce bien notre affaire ? »