PAR SERGE LETCHIMY*
Le débat politique actuel en France sent le renfermé et la moisissure. La chevauchée infernale de l’extrême droite laisse derrière elle une gangrène qui infecte les esprits. Une nuit sans lumière. Une impasse dont beaucoup peinent à trouver l’issue.
C’est dans cette nuit bien sombre que de rares éclairs viennent zébrer le ciel obscurantiste.
Récemment, lors d’un débat face à un candidat de l’extrême-droite, référence a été faite à la notion de « créolisation » pour signifier l’actuelle situation culturelle et sociétale de la France. On ne peut que saluer, chez un homme politique français, cette sensibilité à ce précepte si peu présent dans le débat occidental. C’est pourtant l’une des idées les plus fécondes de la pensée du monde contemporain.
Les poétiques de Césaire et de Glissant, la réflexion planétaire de Fanon, proviennent de la Martinique — laquelle fait partie de ces pays dits « d’Outre-mer », parcelles de l’ex-empire colonial, collectivités territoriales aux extrémités du monde, et que beaucoup connaissent si mal, quand ils ne les ignorent pas.
Il est très rare qu’en France, on puisse seulement envisager qu’il existe dans les « Outre-mer », une quelconque pensée conceptuelle, un hypothétique ferment de créativité culturelle et artistique. Tout comme la « Négritude » césairienne durant les décolonisations, la notion de « Créolisation » développée par Edouard Glissant depuis tant d’années, est pourtant essentielle pour aborder les défis post-coloniaux qui se posent aujourd’hui aux peuples et aux individus du monde globalisé.
La « Négritude » d’Aimé Césaire fut une reconnaissance de notre histoire et de notre culture.
La « Créolisation du monde » signifie que le monde a désormais conscience de l’infinie diversité des cultures qui le constituent.
Cette diversité, de plus en plus consciente d’elle-même, se retrouve mise en contact, de manière souvent chaotique, dans les grands espaces urbains. Les anciennes cultures colonisées, le plus souvent abîmées, tendent à essaimer un peu partout, à commencer vers les anciennes métropoles coloniales. Métissage et mise en contact généralisée sont multidimensionnels et produisent une mangrove identitaire et culturelle aux évolutions imprévisibles. Césaire et Senghor y voyaient le « rendez-vous du donner et du recevoir » !
Le monde, l’Europe, la France, éprouvent de manière inconsciente ce phénomène qui est à l’origine du surgissement de ces peuples et de ces nations, issus des pays anciennement colonisés y compris « d’Outre-mer ». La France est déjà une société multiculturelle sans le savoir.
Face à l’évidente irruption de la diversité en France, que dit le « candidat d’extrême droite » en question (en créole, on ne nomme jamais le serpent) à propos des étrangers ? Que tout étranger, tout arabe, nègre, créole ou musulman, se doit d’être digéré, intégré (et donc désintégré) au modèle supérieur et immuable de sa terre d’accueil.
Une telle haine de la diversité, une telle peur de l’altérité, un tel aveuglement aux richesses infinies des différences humaines, se sont trouvés à la base des colonisations. Ils enrobent de leur pestilence, les idéologies racistes qui nous reviennent en force, à peine déguisées.
A l’orée de la campagne présidentielle en France, il est temps pour la France de prendre en compte cette diversité intérieure, d’accueillir celle qui lui vient de son histoire coloniale.
L’assimilation que prône l’extrême-droite, synonyme d’effacement, d’aliénation et de négation de soi-même est dangereuse. L’intégration, hors de toute forme de communautarismes, mais faite de valorisations multiples des cultures est la seule voie d’un progrès qui pourrait se construire dans le respect des uns et des autres.
Quant aux pays dits d’Outre-mer, préfiguration humaine de la composition du monde, ils ne sauraient se réduire à des urgences économiques et sociales : ils sont le creuset d’une pensée politique et culturelle féconde. Il faut les prendre en compte, en respect, dignité et responsabilité. Y compris à travers une différentiation affirmée.
Alors que certains parlent encore d’administrer de loin, je réponds que nous devons capitaliser sur nos richesses intérieures et sur nos différences. Le respect des différences n’est pas l’ennemi de l’égalité. La différentiation ne doit pas craindre d’explorer le champ des responsabilités locales. La différentiation doit veiller à ce que l’initiative endogène n’ait jamais les jarrets coupés. Dans cette différentiation, les « habilitations » ne sauraient constituer des aumônes étroites.
C’est d’une différentiation basée sur la confiance dans la capacité d’émancipation individuelle et collective qu’il s’agit.
C’est l’unique moyen de penser enfin notre « vivre-ensemble », et de terrasser l’extrême-droite par le haut !
*Président du Conseil exécutif – Collectivité territoriale de la Martinique. Président du Parti Progressistes Martiniquais