Opinion. Pourquoi la gestion de crise de la vie chère n’a pas été à la hauteur des enjeux politiques de la problématique de la vie chère ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La gestion de la crise de la vie chère en Martinique a été marquée par des maladresses qui, au lieu de désamorcer les tensions, ont souvent renforcé le climat de défiance envers les acteurs économiques et politiques.

La principale erreur a résidé dans une mauvaise compréhension des enjeux réels en cause et une erreur de jugement sur le caractère profondément populiste du mouvement citoyen du RPPRAC. En effet, les initiateurs des tables rondes se sont avant tout concentrés sur les aspects économiques et financiers, sous-estimant la dimension politique et sociologique de la crise. Sans conteste, il y a eu dans cette affaire de lutte contre la vie chère une grave sous estimation systemique de la situation de gestion de la crise.

Les mouvements populistes comme le RPPRAC en Martinique, tout comme le mouvement poujadiste dans la France hexagonale des années 1950, peuvent effectivement présenter des dangers pour la cohésion sociale et la stabilité politique, malgré leur caractère souvent éphémère. Bien que leur existence soit brève, ils ont un impact durable en exacerbant les tensions sociales et en fragilisant les institutions, causant des « dégâts sociétaux » qui persistent bien au-delà de leur propre durée de vie.

Voici quelques raisons pour lesquelles ces mouvements peuvent s’avérer nuisibles.

D’abord, ces mouvements populistes exploitent le mécontentement de la population en offrant des réponses simplistes à des problèmes complexes. En Martinique, le RPPRAC joue sur la frustration due à la vie chère et à des décennies de mal-développement, en désignant des ennemis facilement identifiables – les élites économiques, politiques, et les institutions – comme responsables de tous les maux.

Cette rhétorique manichéenne divise la société en deux camps, « le peuple » contre « les élites », ce qui polarise le débat public et réduit l’espace pour des solutions nuancées.

Comme le poujadisme en France, le populisme du RPPRAC est donc fondé sur des critiques virulentes du système en place sans proposer de solution durable, viable, ou constructrice de consensus. Ensuite, ces mouvements populistes prospèrent en période de crise sociale et économique, où la défiance envers les institutions est forte.

Leur discours anti-élite attire facilement l’adhésion de populations qui se sentent exclues ou déçues par les politiques traditionnelles. Or, cette posture de défiance est souvent accompagnée d’une remise en cause systématique des institutions démocratiques. En rejetant les représentants politiques, les syndicats traditionnels, et les processus de négociation classiques, le RPPRAC, comme le poujadisme autrefois, met en danger la légitimité et l’efficacité des instances de dialogue social.

En Martinique, cela se traduit par une paralysie des négociations, des manifestations parfois violentes, et des actions de boycott qui, loin de résoudre le problème de la vie chère, contribuent à alimenter la crise. Par ailleurs, les revendications populistes tendent à se concentrer sur des solutions immédiates et souvent irréalistes, sans vision à long terme.

Les activistes populistes prônent parfois des mesures radicales, comme la baisse immédiate des prix, sans se soucier des conséquences économiques durables. De telles revendications, si elles sont appliquées sous la pression, peuvent déséquilibrer davantage l’économie locale et menacer la survie même des entreprises ciblées.

Cela a été observé avec le poujadisme, qui proposait des solutions irréalistes et qui, après avoir accru la méfiance envers les commerçants et les entreprises, a contribué à une fracture durable entre les petits entrepreneurs et l’État. De plus, en exacerbant les divisions sociales et en suscitant la peur et la colère, ces mouvements populistes éphémères laissent derrière eux un héritage de méfiance accrue.

En Martinique, le RPPRAC, par ses discours et ses actions, risque de renforcer la méfiance envers les instances dirigeantes et de saper davantage la cohésion sociale. Les actions de blocage, de manifestations violentes, et d’exactions contre les entreprises aggravent les tensions dans la population et polarisent les débats autour d’enjeux sensibles, comme les questions identitaires et historiques.

À long terme, cela peut entraîner une société plus fragmentée, où les tensions sociales sont exacerbées par les blessures infligées durant la période de crise. Enfin, ces mouvements populistes, bien qu’éphémères, affaiblissent souvent les institutions et la société en fragilisant la confiance envers les processus de dialogue et de négociation. Lorsqu’ils s’éteignent, ils laissent un vide où les solutions politiques doivent pourtant être trouvées, mais où la méfiance est si élevée que toute initiative paraît suspecte aux yeux de la population.

Le RPPRAC, par exemple, en choisissant de ne pas signer des accords pourtant négociés, réduit la légitimité de ceux qui ont tenté de proposer des solutions et rend difficile toute avancée constructive. Une fois le mouvement disparu, les problèmes restent souvent non résolus, les institutions affaiblies, et la population désabusée, un terrain fertile pour de futures crises.

En somme, les mouvements populistes comme le RPPRAC, bien que passagers, causent des dégâts sociétaux en divisant les communautés, en fragilisant les institutions et en sapant la confiance entre citoyens et représentants. En laissant dans leur sillage un climat de défiance, ils rendent difficile le retour au dialogue et la construction de solutions de fond, entravant ainsi la capacité d’une société à résoudre pacifiquement ses propres problèmes.

La vie chère en Martinique est bien plus qu’une question de prix et de pouvoir d’achat. Elle est enracinée dans des problématiques plus profondes, touchant à l’inégalité sociale, au sentiment de dépossession économique et culturelle, et au manque d’autonomie économique et subsidiairement politique des Martiniquais dans la gestion de leurs propres affaires.

Cette situation est le résultat d’un contexte historique et colonial complexe, ainsi que de la persistance de structures économiques et commerciales qui entretiennent des dépendances aux importations et des inégalités. Ce sont donc des facteurs structurels et systémiques qui sous-tendent le problème de la vie chère et alimentent les frustrations de la population.

Or, en limitant les discussions aux seules solutions financières (comme la baisse de certains prix sur une quantité limitée de produits ou la révision de marges bénéficiaires), les organisateurs ont donné l’impression de ne pas saisir cette réalité. Les mesures économiques ponctuelles, bien que nécessaires, ne répondaient qu’à une partie des attentes et ne permettaient pas d’aborder les racines du problème.

Cette approche purement technique a donc été perçue comme une réponse superficielle et insuffisante, illustrant une déconnexion des décideurs face aux préoccupations profondes des Martiniquais. Ce qui est anormal dans cette affaire c’est que la Martinique soit plongée depuis deux mois dans une crise sociale profonde, où l’incompréhension des véritables enjeux de la vie chère et du mal-développement a freiné toute perspective de progrès durable de baisse structurelle des prix pour la population.

A ce jour, malgré des avancées non négligeables, rien ne semble réglé sur le terrain, alors le président du conseil exécutif, Serge Letchimy, espère aujourd’hui faire un pas vers la résolution de cette situation complexe en voie accélérée de pourrissement, en réunissant de façon plus élargie les principaux acteurs politiques et socio-professionnels du territoire.

Son ambition, clairement affichée, est de trouver des pistes de sortie du marasme économique et social et de désamorcer les tensions. Cependant, la tâche semble ardue, tant les erreurs passées et les tensions accumulées ont contribué à alourdir le climat et à complexifier les solutions envisageables.

Au cœur de cette crise se trouve la mauvaise gestion de la problématique de la vie chère, qui touche directement les conditions de vie des Martiniquais. Les prix élevés des produits de première nécessité et des biens de consommation pèsent lourdement sur le pouvoir d’achat, ce qui alimente depuis longtemps un sentiment d’injustice et de frustration. À cela s’ajoute un mal-développement structurel qui restreint les opportunités économiques et empêche la Martinique de se développer harmonieusement.

Ces problématiques, bien que connues, n’ont toujours pas trouvé de solutions concrètes, et les tentatives pour y remédier semblent avoir accentué les tensions identitaires plutôt que de les apaiser.

La nouvelle rencontre initiée par Serge Letchimy a pour objectif de rassembler les différents élus et acteurs économiques autour d’une même table pour aborder ces enjeux complexes. Dans le cadre de cette réunion, seront présents les élus de la Collectivité Territoriale, les parlementaires, les présidents des trois communautés d’agglomération, les 34 maires de l’île, ainsi que des représentants des chambres consulaires et du Comité économique, social, culturel et environnemental.

Cette large participation démontre l’ambition de Letchimy de fédérer toutes les forces en présence pour trouver une issue politique à une crise qui perdure en dépit de la signature d’un accord partiel, même si le défi de surmonter les divisions reste considérable.

Le format même de cette rencontre, qui succède aux multiples tables rondes déjà tenues, reflète une tentative de reprendre la main face à un processus de gestion de crise qui, jusqu’à présent, a échoué. La stratégie de Serge Letchimy s’apparente à une tentative de redonner une impulsion politique aux discussions, après la signature d’un accord qui n’a toutefois pas été ratifié par le RPPRAC, un collectif d’activistes en désaccord avec les termes de l’accord signé.

Cette absence de consensus a contribué à fragiliser la position du président du conseil exécutif et à renforcer les critiques à son égard, le plaçant dans une posture délicate, entre pression populaire et exigences économiques. Pourtant, dans ce contexte de crise, Serge Letchimy se doit d’incarner un rôle d’arbitre, un personnage capable de rassembler les « forces vives » du territoire, comme il l’avait initialement envisagé.

Le processus de négociation a été marqué par plusieurs erreurs stratégiques qui ont aggravé les tensions et complexifié la gestion de la crise. D’abord, la décision d’inclure les activistes du RPPRAC à la table des négociations, sous injonction, s’est révélée problématique.

En effet, l’invitation des activistes du RPPRAC à la table des négociations par le préfet a été hasardeuse à plus d’un titre. Si l’objectif était d’inclure un maximum de points de vue pour renforcer la légitimité des discussions, cela a également ouvert la porte à des revendications radicales qui ont davantage polarisé les débats, en éloignant toute possibilité de compromis par la suite. Le RPPRAC, qui s’est affirmé comme un porte-parole d’une frange mécontente de la société, a amplifié des revendications politiques et sociologiques que les tables rondes, de par leur approche essentiellement économique, ne pouvaient pas résoudre.

Cela a non seulement compliqué les discussions, mais a aussi fragilisé l’autorité des organisateurs, qui se sont retrouvés dans une position de faiblesse face aux blocages et aux manifestations. Ce groupuscule sans aucune expertise technique, bien que représentatif d’une frange mécontente de la population, a reçu une tribune médiatique significative avec la diffusion des débats sur les réseaux sociaux, ce qui a permis à ses membres de donner un écho retentissant à leurs revendications d’alignement des prix du tout alimentaire en Martinique sur ceux de la France hexagonale. Cela a, sans doute, renforcé leur position tout en accentuant les divergences avec d’autres parties prenantes.

Ensuite, la gestion du maintien de l’ordre lors des manifestations a été critiquée pour son supposé laxisme. Plusieurs incidents ont été signalés dès le début des négociations, et des entreprises locales ont fait l’objet d’exactions, sans que des mesures préventives suffisamment dissuasives aient été mises en place pour les empêcher. Si cette stratégie visait probablement à éviter une escalade des tensions, par peur de bavures policières, elle a, au contraire, été perçue comme un signe d’indécision et de faiblesse.

Les actes de vandalisme et les blocages se sont multipliés, renforçant l’impression que les autorités n’avaient pas le contrôle de la situation, ce qui a aggravé le climat d’insécurité économique. Ce manque de fermeté a laissé entendre que les autorités toléraient ces débordements, ce qui a affaibli leur autorité et contribué à la montée des tensions.

Enfin, une erreur stratégique majeure a été de clore les discussions autour de la table ronde après le refus de signature du RPPRAC, sans qu’une réflexion profonde sur le changement de modèle économique ait été initiée. Ainsi, la clôture prématurée des discussions autour des tables rondes, après le refus de signature du RPPRAC, a donné un signal négatif. En qualifiant le protocole d’accord de « document historique » sans prendre en compte les critiques de fond, les autorités ont semblé minimiser la portée des revendications populaires.

Cette attitude a accentué la méfiance envers les institutions et leur volonté de réformer un modèle économique jugé défaillant. Plutôt que de repenser en profondeur les bases du développement économique martiniquais, les autorités ont préféré se limiter à des ajustements techniques, insuffisants pour apaiser les attentes sociétales.

En qualifiant prématurément le protocole d’accord d’objectifs et de moyens de « document historique », la collectivité a semblé ignorer les critiques sur l’insuffisance des avancées sur la baisse des prix et les exigences de réforme émanant de la société civile. Cette attitude a renforcé le sentiment d’incompréhension entre les dirigeants et la population, et a finalement conduit à une radicalisation des positions.

Ainsi, les contestations se sont poursuivies et les blocages ont pris de l’ampleur, jusqu’à engendrer des appels au boycott de la grande distribution alimentaire, symptôme du désarroi et de la défiance généralisée envers les institutions et le modèle économique en place.

Aujourd’hui, Serge Letchimy tente de réorienter le cap et de reprendre la main en convoquant cette nouvelle réunion, mais l’enjeu est immense. Pour que cette rencontre soit réellement productive, il lui faudra non seulement corriger autant que faire se peut les erreurs passées, mais aussi adopter une vision nouvelle, tournée vers des solutions structurelles.

La Martinique ne pourra sortir à court et moyen terme de cette crise sans un changement profond de son modèle économique, un effort concerté pour lutter contre la vie chère et une véritable écoute des besoins et aspirations de sa population. Les attentes sont grandes, et si l’échec n’est pas une option, les chances de succès reposent sur la capacité des dirigeants à dépasser les divisions et à proposer un plan d’action concret, ambitieux et ancré dans une vision partagée non seulement de règlement de la vie chère mais également la construction d’une nouvelle vision prospective pour l’avenir de l’île. 

En somme, la gestion de cette crise n’a pas été à la hauteur des enjeux, car elle a manqué de compréhension sociologique et politique des revendications martiniquaises. L’approche strictement économique et financière adoptée initialement a révélé une vision trop étroite des attentes, et a engendré un décalage avec la réalité perçue par une grande partie de la population.

Pour sortir de cette impasse, il semble indispensable de prendre en compte les aspirations politiques et sociales qui sous-tendent la question de la vie chère en Martinique, de restaurer la confiance entre les citoyens et les décideurs, et de mener une réflexion collective sur un nouveau modèle économique plus équitable et durable pour le territoire.

« Sé kouto sel ki sav sa ki an tjè jiwomon » 

Traduction littérale : Seul le couteau sait ce qui se passe dans le cœur du giraumon.

Moralité : On est seul à véritablement connaître ses propres souffrances.

Economiste 

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