PAR JEAN-MARIE NOL*
La Martinique et la Guadeloupe qui dépendent de façon politique étroite mais surtout intrinsèquement liées de façon viscérale à la situation financière, économique et sociale de la France se trouvent à un tournant décisif alors que la décennie avance de manière chaotique avec crise combinée à une revendication locale d’autodétermination à peine voilée.
Et pourtant, nous sommes confrontés sans fard à une question institutionnelle, mais surtout à des enjeux économiques complexes et interdépendants qui façonneront prochainement notre avenir. En effet, nous serons confrontés demain à un des grands défis économiques de notre époque, à savoir l’émergence d’un monde où il n’y a plus assez de travail rémunéré pour tous, à cause des bouleversements technologiques qui se profilent, et aux différentes conséquences qui en résultent, c’est à dire la fin de la recherche d’une croissance effrénée, la perte de ressources fiscales pour les collectivités locales, le déclin du modèle social français, l’augmentation du chômage du fait de la destruction créatrice, l’accroissement des inégalités, l’affirmation du pouvoir des grandes entreprises, ou encore la quête éperdument du sens de l’existence pour un grand nombre d’individus dans une société qui n’est plus essentiellement laborieuse.
À l’horizon 2035, de grands dossiers se dessinent, encapsulant les défis économiques, sociaux, sociétaux , environnementaux, géostratégiques et technologiques qui attendent nos pays de la région Caraïbe. Ces thématiques que nous allons passer en revue de façon non exhaustives seront bientôt à un point d’acmè et devraient témoigner d’une prise de conscience collective sur les transformations à venir et mutations nécessaires, mais aussi d’une certaine inquiétude face à l’incertitude du futur.
Dans l’immédiat, force est de souligner que la première menace réside dans la rupture économique et financière , provoquée la théorie de la destruction créatrice de l’économiste Joseph Schumpeter. Schumpeter a caractérisé la destruction créatrice comme des innovations dans le processus de fabrication qui augmentent la productivité , la décrivant comme le « processus de mutation industrielle qui révolutionne sans cesse la structure économique de l’intérieur, détruisant sans cesse l’ancienne et créant sans cesse une nouvelle ». Cela représente typiquement le cas de l’intelligence artificielle et de la robotisation qui façonnent déjà un nouveau type de modèle économique.
Nous sommes d’ores et déjà entré dans une ère nouvelle où l’intelligence artificielle affectera près de 40 % des emplois dans le monde, en remplaçant certains et en complétant d’autres. Nous allons devoir faire face en Guadeloupe et Martinique à des menaces insidieuses et trouver très rapidement un juste équilibre pour préserver notre classe moyenne et développer notre tissu économique et social. Dans le même temps, il convient de nuancer les possibilités futures de solutions de crise, car bon nombre de petits pays comme la Guadeloupe et la Martinique ne disposent pas des infrastructures ou de la main-d’œuvre qualifiée nécessaires pour exploiter les avantages de l’IA, ni même pour se protéger des chocs économique et financier, ce qui augmente le risque qu’au fil du temps, la technologie aggrave les inégalités et fracture les générations.
La montée de la digitalisation , de l’automatisation, et surtout de l’intelligence artificielle risque d’affaiblir les liens sociaux traditionnels, comme les solidarités familiales ou communautaires. La dématérialisation des interactions humaines et le recours croissant à des outils numériques pour des tâches autrefois humaines pourraient engendrer un isolement social accru, nourrissant des sentiments d’aliénation et de désespoir. Dans le pire des cas, les machines dopées à l’intelligence artificielle pourraient devenir si intelligentes qu’elles prendraient le pouvoir, entraînant l’extinction de l’humanité. Mais Dieu merci nous n’en sommes pas encore là !
La Martinique et la Guadeloupe, ces îles aux paysages enchanteurs de cartes postales pour touristes, mais aux réalités socio-économiques complexes pour leurs habitants, se trouvent à l’aube d’une ère de bouleversements majeurs. Ces mutations, souvent perçues comme lointaines et abstraites, s’imposeront avec une intensité inédite, bouleversant à la fois les structures économiques, les équilibres sociaux, et les repères identitaires et culturels.
Très dépendantes de la France sur le plan financier, ces régions ultra-marines sont pourtant confrontées à des défis qui transcendent les frontières nationales. Elles incarnent en quelque sorte un microcosme des fractures mondiales, où les mutations technologiques, les transitions environnementales et les transformations sociales se conjuguent pour façonner un avenir incertain.
La seconde menace larvée , mais bien réelle, réside dans la cassure générationnelle. Au-delà des risques annoncés, les débats portent aussi sur l’ampleur de l’impact des transformations produites par ces nouvelles technologies sur les nouvelles générations : jusqu’où iront les capacités de l’homme augmenté ? Les robots vont-ils rendre les hommes obsolètes et changer le visage de la société antillaise ?
L’économie des plateformes va-t-elle remettre profondément en cause le salariat et forcer à l’instauration d’un revenu universel de base pour survivre ? Sommes-nous en train de vivre une nouvelle révolution industrielle disruptive qui détruira à terme l’économie dite de marché et avec tous les acquis sociaux ?
Ces mutations technologiques, qui se développent dans les nombreux domaines du numérique, de l’intelligence artificielle, mais aussi médicaux, biologiques, ou physiques, posent de nombreuses questions à nos sociétés, tant aux institutions et pratiques de la démocratie, qu’aux modèles productifs et marchés du travail, ou aux interactions entre hommes et avec les machines.
Pour chaque mutation, afin d’en anticiper les effets, il s’agit de savoir quelles sphères d’organisation de la société peuvent être impactées, notamment pour ce qui concerne le comportement des nouvelles générations. Par exemple, la génération Bêta, regroupant les enfants nés à partir du 1er janvier 2025, marque une nouvelle ère où le numérique et le physique s’entrelacent. Succédant à la génération Alpha (2010-2024), cette génération évoluera dans un monde où l’intelligence artificielle et l’automatisation seront omniprésentes, transformant des domaines clés comme l’économie, l’éducation, la santé et les loisirs.
Pour ces enfants, « les mondes numérique et physique seront indissociables », analyse Mark McCrindle, chercheur en sciences sociales en Australie. Selon lui, ces nouveau-nés seront certainement les premiers à découvrir « le transport autonome à grande échelle, les technologies de santé portables et les environnements virtuels immersifs. »
« Alors que la génération Alpha a connu l’essor des technologies intelligentes et de l’intelligence artificielle, la génération Bêta vivra dans une ère où l’IA et l’automatisation seront pleinement intégrées dans la vie quotidienne, de l’éducation et des lieux de travail aux soins de santé et aux loisirs », écrit le chercheur. Selon l’agence de recherche McCrindle, la génération Bêta représentera 16% de la population mondiale d’ici 2030, et nombre de ces enfants vivront assez longtemps pour connaître le XXIIe siècle.
L’utilisation de l’alphabet grec pour nommer les nouvelles générations, avec Gamma (2040-2054) et Delta (2055-2069) à venir, illustre l’entrée dans un monde où l’intégration technologique redéfinit les modes de vie.La Génération Bêta succède donc aux Baby-boomers (1946-1964), à la génération X (1965-1980), aux Millennials (ou génération Y, 1981-1996), à la génération Z (1997-2009), et donc à la génération Alpha (2010-2024).
Et on connaît déjà le nom des deux générations suivantes : ce sera Gamma pour les enfants nés entre 2040 et 2054 et Delta pour ceux nés entre 2055 et 2069. Si « nous sommes passés à l’alphabet grec », c’est justement pour « signifier comment ces différentes générations seront élevées dans un nouveau monde d’intégration technologique. » Et pourtant là réside le danger, car selon nous, l’automatisation et la digitalisation croissante à l’aide de l’intelligence artificielle menace de réduire drastiquement la demande de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs aux Antilles, notamment dans les services.
Les emplois administratifs de type C peu qualifiés, qui emploient une part significative de la population, risquent d’être les premiers touchés. Une augmentation du chômage structurel pourrait engendrer des frustrations sociales, des conflits et des comportements violents, notamment dans les zones économiquement fragiles à la périphérie des centres villes .
Si cette dynamique d’innovation a toujours été un moteur de progrès, elle est aujourd’hui accélérée par des technologies comme l’intelligence artificielle (IA) et la robotisation. Ces innovations, capables d’automatiser, répétons le, près de la moitié des emplois actuels, vont ébranler les piliers du modèle économique et social français sur lesquels reposent les Antilles.
La disparition progressive des métiers peu ou moyennement qualifiés, qui emploient une large part de la population locale, pourrait engendrer un chômage structurel massif, accentuant les inégalités et alimentant les frustrations sociales qui seraient accompagnées d’une augmentation exponentielle de la violence. Paradoxalement, dans un monde où le numérique et l’IA redéfinissent les opportunités, les infrastructures limitées et la pénurie de compétences locales risquent de creuser davantage le fossé entre ces territoires et les grandes puissances économiques.
La fracture générationnelle ajoute une dimension supplémentaire à cette crise. Les générations Alpha et Bêta, nées respectivement entre 2010-2024 et après 2025, vont évoluer dans un monde hyperconnecté, façonné par une technologie omniprésente. Contrairement aux générations précédentes, elles grandissent avec des attentes et des aspirations qui remettent en question les modèles traditionnels de travail, d’éducation et même de sociabilité.
Cependant, l’inadéquation des systèmes éducatifs locaux face à ces nouvelles réalités compromet leur capacité à s’adapter. Les jeunes diplômés fuient massivement les îles pour chercher des opportunités ailleurs, aggravant le dépeuplement et le vieillissement de la population, tandis qu’une partie de la jeunesse, moins qualifiée, se tourne vers des activités illicites comme la délinquance et le trafic de stupéfiants. Cette tendance, couplée à une banalisation croissante des drogues dans toutes les couches de la société, fragilise davantage le tissu social.
Le marché local, déjà vulnérable, est submergé par des défis multiples : la criminalité, les violences liées au narco-trafic entre les Antilles et l’Europe , et les impacts économiques collatéraux de l’insécurité sur des secteurs cruciaux comme le tourisme. À cela s’ajoute la dépendance accrue aux importations, avec une vie chère aggravée par l’abandon par les jeunes des terres agricoles et la désaffection pour les métiers manuels notamment dans le secteur du BTP .
Cette dynamique menace non seulement l’autonomie alimentaire des îles, mais alourdit également la balance commerciale, tout en rendant les économies locales encore plus sensibles aux chocs extérieurs.
Dans ce contexte, les transformations technologiques ne sont pas uniquement un problème économique. Elles posent des questions fondamentales sur les valeurs et les repères de la société antillaise, et c’est là que réside donc la troisième menace de nature sociétale.
La montée de l’intelligence artificielle et de la robotisation brouille les frontières entre l’humain et la machine, redéfinissant les notions de responsabilité, de mérite et même d’identité. Loin d’être un simple débat philosophique, cette désorientation pourrait nourrir une crise de valeurs, alimentant comportements antisociaux, isolement et violences.
Le rôle des réseaux sociaux dans cette fragmentation ne doit pas être sous-estimé. En facilitant la propagation de la désinformation et des discours polarisants, ces plateformes exacerbent les tensions entre générations, entre classes sociales, entre ethnies, et même entre territoires. Les algorithmes, conçus pour privilégier les contenus extrêmes, limitent les espaces de dialogue constructif, favorisant une société plus fragmentée et marquée par des conflits latents .
Face à ces défis, les politiques publiques actuelles apparaissent souvent inadéquates. Les collectivités locales, confrontées à des ressources fiscales en baisse, peinent à répondre aux besoins croissants en financement des services publics, d’éducation, en formation et en sécurité. L’incapacité à combler les inégalités technologiques et sociales pourrait accentuer la polarisation, non seulement entre les Antilles et la France hexagonale , mais également au sein des îles d’outre-mer elles-mêmes, entre les populations connectées et celles laissées pour compte.
Par ailleurs, la quatrième et plus importante menace réside dans la crise environnementale du changement climatique qui ajoute une couche supplémentaire d’urgence. Les sécheresses à répétition, la montée des eaux, les catastrophes climatiques et les tensions sur les ressources naturelles menacent directement ces territoires insulaires et sont souvent sources de désastre total comme on a pû s’en rendre compte avec le cyclone Chido de sinistre mémoire qui a frappé avec une réelle dévastation l’archipel de Mayotte. Ces défis, combinés à des politiques souvent mal adaptées, risquent de transformer les Antilles en zones de tensions permanentes, où les conflits sociaux et environnementaux se superposent.
Pourtant, dans ce tableau alarmant, il existe des pistes pour inverser la tendance. L’investissement dans l’éducation, en particulier dans les compétences numériques et technologiques, est une priorité absolue. La valorisation des secteurs stratégiques comme l’énergie solaire, la géothermie, l’hydrogène vert, l’agriculture durable, l’industrie agroalimentaire, le tourisme et peut être les richesses minières marines peut offrir des alternatives viables aux jeunes générations.
Mais, au-delà des mesures économiques, il est essentiel de repenser les cadres éthiques, économiques et sociaux qui encadrent ces transformations. La mise en place d’un revenu universel, par exemple, pourrait atténuer l’impact des pertes d’emplois dues à l’automatisation, tandis qu’un effort concerté pour renforcer les solidarités communautaires pourrait compenser les effets désocialisants de la digitalisation.
Les Antilles françaises, à la croisée des chemins, ne peuvent se permettre de rester passives face à ces bouleversements. La manière dont elles choisiront de s’adapter à ces transformations définira non seulement leur avenir économique, mais aussi leur cohésion sociale et leur identité culturelle. Comme le rappelle un proverbe créole : « Sé jan ou ka fè kaban aw, ou ka domi » — c’est de la manière dont on prépare son lit qu’on se couche. Les défis à venir ne sont pas le fruit du hasard, mais le reflet de choix collectifs qui, s’ils sont pris avec clairvoyance, pourraient transformer ces menaces en opportunités.
*Economiste