Opinion. Nous sommes de celles qui disent non à l’ombre

Des pans entiers de territoire en déshérence et la paupérisation galopante de nos populations.
L’explosion des violences quotidiennes sur les plus faibles.

Depuis plus de deux ans, une crise sanitaire inimaginable.

L’effondrement démographique de nos pays qui perdent leur sang et une grande partie de leur force créatrice depuis 60 ans…

  • Notre eau intoxiquée.
  • Notre air intoxiqué.
  • Notre terre intoxiquée.
  • Notre mer intoxiquée.
  • Nos rivières intoxiquées.
  • Notre sang intoxiqué.
  • Nos esprits intoxiqués. Nos pays semblent bien au bord du gouffre.

    Mais NOUS, Femmes écoféministes de Guadeloupe et de Martinique nous disons NON à l’ombre de la désespérance qui s’étend sur nos pays.

    Nous pensons que :
    – Voici venu le temps d’écouter les messages de la crise avant la catastrophe.
    – Voici venu le temps de faire ensemble.
    – Voici venu le temps de changer nos habitudes. Face à ce bien sombre tableau de la situation de nos deux pays…

    Nous, Femmes écoféministes savons que dans un monde capitaliste construit par les hommes, les violences contre les femmes vont de pair avec les violences exercées sur la planète. Ce sont les deux facettes de la même médaille, du même modèle de civilisation qui s’est imposé historiquement. L’urgence climatique frappe à notre porte. Notre réseau d’eau, à l’agonie, charroie par endroits une eau empoisonnée par le chlordécone.

    Parallèlement la pollution ravage notre environnement : chaque année la Guadeloupe comme la Martinique consomment 50 millions de bouteilles quasiment non recyclables. Les ventes de voitures sont toujours aussi florissantes et les routes saturées.

    Dans le même temps, la multiplication tous azimuts de l’habitat individuel, la construction effrénée de structures industrialo-commerciales et touristiques accélèrent la prédation de nos surfaces nourricières.

    Dans nos pays transformés en « paradis fiscalo-touristiques » à la sauce Airbnb, le foncier est devenu inaccessible à une grande partie de la population. Cette même fiscalité avantageuse a permis la multiplication récente des enseignes de location de voitures qui envahissent nos routes comme elle a favorisé la mainmise du marché immobilier par les groupes venus d’ailleurs et la spéculation qui s’ensuit.

    Près de 10 000 panneaux de publicité nous invitent à la consommation vorace des productions du système ultralibéral. Adossées à certaines écoles, ces publicités vantent à nos enfants la malbouffe, les boissons hyper sucrées et même régulièrement de l’alcool.

La société de consommation qui nous est imposée est donc bien une société de consummation détruisant notre espace, nos corps et notre culture.

A ces violences sur l’ensemble de la société se rajoutent les violences sexistes insidieuses ou ostensibles envers les femmes.

De très nombreuses femmes assument seules la lourde responsabilité quotidienne de la gestion du ménage, du foyer et de la famille. C’est un travail invisible, gratuit et souvent épuisant. Ainsi, le temps domestique et parental des femmes est le double de celui des hommes quand ils sont impliqués.

Le temps parental « taxi » passé à conduire les enfants à leurs activités, à l’école, à revenir les rechercher est d’environ 5 h 30 par semaine. Ce constat est encore plus alarmant dans les familles monoparentales puisque la quasi-totalité de ces familles est menée par une femme.

Or, avec des salaires encore inférieurs à ceux des hommes, la précarité frappe davantage les femmes : les transports en commun étant déficients comment acquérir l’indispensable voiture hors de prix ? Les femmes doivent donc se débrouiller pour se déplacer ; ce qui renforce leur fatigue puisqu’elles sont obligées de partir tôt et de rentrer tard. Qui plus est, se déplacer la nuit augmente leur exposition aux éventuelles agressions sur le chemin de leur travail.

Il faut encore ajouter la ségrégation professionnelle qui voit les femmes reléguées aux métiers les plus contraignants : ménage, entretien, vente-commerce, services, soins aux personnes. Tous ces métiers ont en commun des horaires fractionnés et décalés (horaires tardifs ou très matinaux, travail la nuit, travail le dimanche …)

Mais les violences les plus graves qui gangrènent profondément nos sociétés antillaises sont les violences sexuelles contre le corps et l’esprit des femmes et des enfants, le plus souvent des filles voire des petites filles, même s’il y a des garçons et des hommes victimes de prédateurs sexuels. Ces violences (harcèlement, coups) et ces crimes (viols, féminicides, incestes) déjà très présents, ont explosé au sein des foyers durant la crise du COVID.

…Nous partons en dissidence avec des armes miraculeuses

Nous sommes engagées à déconstruire ces schémas et à transformer les consciences. Notre point de vue c’est notre « Point de Vie ». C’est bien de cela dont il s’agit : la Vie ! La Vie à tout prix dans un monde bienveillant à reconstruire ensemble. Faire ensemble pour vivre ensemble. Maintenant ! Tout de suite! La menm ! 1

Le « Point de Vie » pour déconstruire le patriarcat tentaculaire qui violente le corps et la vie des femmes en même temps qu’il invalide les hommes dans leur désir de construction d’une masculinité apaisée et bienveillante.
Le « Point de Vie » pour lutter contre la pédocriminalité qui fracasse les enfants à l’intérieur des familles comme à l’extérieur du foyer.

La parole des Ancêtres est notre arme miraculeuse et nous marchons sur leurs traces avec la verticalité du Tchenbé kò 3. La tâche est lourde mais exaltante pour refaire famille, refaire voisinage, refaire communauté et réapprendre les « tactiques malicieuses du vivant ». Au nom de l’Éthique et de la Bienveillance active nous proposons la co-construction d’une nouvelle matrice pour l’émergence d’un monde nouveau.

…Et nous vous convoquons pour une autre présence au monde.

La seule certitude est celle de l’urgence car nos pays sont en feu. Mais, face aux défis colossaux votre parole nous est inaudible. Le sens du pays doit nous pousser à penser pour panser notre société et notre Terre. Cet enjeu doit impérativement et clairement faire partie de LA priorité de votre agenda politique.

La priorité est d’éduquer sans relâche pour abaisser le niveau des violences. Pour éliminer les violences sexistes et les crimes sexuels, il vous faut désormais penser le monde avec les femmes et les filles et avec les associations qui les représentent. Il faut penser la rue, les transports, la répartition des services dans la ville, les cours d’école, les équipements sportifs, les métiers, les horaires, la santé, les soins, les EHPAD (où la plupart des résidents sont des femmes) … avec les femmes car l’organisation de l’espace et du temps est encore structurée d’un point de vue masculin.

Après l’empoisonnement délibéré de notre territoire, faudra-t-il qu’on nous dise comment respirer ? Pour que l’écocide annoncé n’entraîne pas la disparition de l’humanité sur notre terre caribéenne, nous plantons du rêve dans tous les kat chimen 2. Car nous refusons les certitudes et la docilité de la consommation capitaliste et patriarcale, vorace, prédatrice, toxique et mortifère pour nos pays comme pour la planète ainsi que la marchandisation intégrale du vivant.

Les hommes et la société entière doivent cesser d’exploiter le travail domestique fait par les femmes et réhabiliter le travail féminin dans son ensemble. En ce sens, dès l’enfance et tout au long de la vie, il convient de faire émerger une réelle mixité dans toutes les sphères de la société afin que les hommes déposent le fardeau de la virilité et laissent émerger leur part de sensibilité et de bienveillance.

Construire ensemble une pédagogie de l’égalité et de la bienveillance refusant l’humiliation et l’infériorisation. Nous pensons que l’émancipation des enfants, des femmes, des hommes passe aussi par ce prisme.

Pendre soin de nos enfants et de nos jeunes par une éducation scolaire et une éducation permanente bienveillantes qui ne délèguent la formation ni à l’avidité des boîtes privées qui se multiplient chez nous de façon exponentielle ni à l’armée (dans quelle démocratie l’armée est-elle le principal formateur ?).

Vous devrez avec nous toutes et tous retisser les liens de nos humanités multiples afin de réhabiliter chaque individu en tant qu’élément de la communauté. Pour recoudre notre pays il vous faut repenser votre rapport avec les citoyen.ne.s en les associant concrètement à la construction du bien commun. Ceci suppose de vous insurger avec nous contre toutes les formes de maltraitance qu’elles soient physiques, psychiques, financières, scolaires ou administratives…

  • S’insurger contre la gangrène du chômage et contre le bruit des « guns » qui tuent nos jeunes.
  • S’insurger contre le fracassement des services publics alors que la crise de l’ultralibéralisme oblige à la réhabilitation des biens communs et des services au public.
  • Refuser la culture de la démagogie, les passe-droit et la corruption qui laissent les plus faibles sur le carreau et abîment le lien social.
  • S’insurger clairement avec nous contre le scandale de l’empoisonnement au chlordécone de notre terre et de notre mer qui semble « doucement » se solder par un non-lieu.
  • S’insurger contre cette forme de violence institutionnelle qui, de fait, prive de moyens financiers les associations féministes, familiales, citoyennes, lesquelles pallient pourtant les défaillances de l’État. Faute de subventions, elles sombrent dans un gouffre financier qui s’est amplifié avec la crise du COVID.
  • S’insurger ouvertement contre l’insulte sexiste, raciste et homophobe devenue l’étendard quotidien des réseaux sociaux et de certains médias foulant au pied les droits humains fondamentaux. On ne peut plus reléguer au second plan la question impérieuse de la lutte contre le changement climatique, les pollutions, la raréfaction de l’énergie et des matières premières. L’insularité renforce notre fragilité face à la multiplication des catastrophes naturelles alors que des pans entiers de notre territoire sont considérablement abimés et défigurés par les activités prédatrices. Ce combat colossal suppose une pédagogie claire et volontariste de votre part car l’adhésion des consommateur.rice.s – citoyen.ne.s à cet enjeu est cruciale. Le sursaut indispensable pour retrouver le lien entre notre humanité et le vivant apparaît plus que jamais salutaire. * **

    Inscrits dans la globalité du monde, nos pays sont grands par les combats de nos aîné.e.s et par ceux que nous devons livrer. Cette lutte doit être émancipatrice en inventant un nouveau paradigme. C’est un magma dense issu de notre intelligence collective qui doit faire advenir une réelle démocratie politique, culturelle, économique, sociale, écologique et territoriale.

    Notre Guadeloupe et notre Martinique se réinventeront ainsi comme terres de production alimentaire, de création technologique tout autant qu’artistique… où chacun.e aura sa place en toute conscience. Nous, Femmes écoféministes, résolument déterminées, engageons le combat du siècle pour que notre futur soit une promesse lumineuse.

    Ne laissez pas pourrir nos espoirs face à la meute des prédateurs de tout bord qui vampirisent nos pays comme la planète. Nos souffrances et nos espoirs méritent mieux que cela. Notre responsabilité collective ne peut s’engager que si vous nous conviez à la grande table de la Vie.

Koumbit Fanm Karayib – Culture Égalité – Solidarité Femmes Guadeloupe

NB
: Les expressions « Point de Vie » et « tactiques malicieuses du vivant » sont empruntées au lumineux livre « Sagesse des lianes » de Dénétem Touam Bona que nous remercions profondément.

Expressions en langue créole :

1 La menm ! : tout de suite
2 kat chimen : carrefour
3 Tchenbé kò : droiture du corps et de l’esprit

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