JEAN-MARIE NOL*
L’Outre-mer français, en particulier la Martinique et la Guadeloupe, traverse une période qui pourrait à terme devenir critique, car marquée par une crise économique et financière latente, mais profondément enracinée dans un processus de mal développement.
Ces territoires, déjà fragilisés par des faiblesses structurelles, subissent durement les effets d’une dette publique nationale vertigineuse, d’une conjoncture économique défavorable et d’une gestion des ressources parfois inefficace. La Martinique, en particulier, illustre avec acuité les défis d’un territoire en proie à un déclassement progressif, malgré les efforts soutenus de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM).
Lors de la récente séance plénière du 19 décembre 2024, les élus martiniquais ont adopté un budget primitif pour 2025 s’élevant à 1,457 milliard d’euros, dont 378 millions dédiés à l’investissement. Bien que solidaire et responsable, ce budget révèle les limites imposées par des contraintes budgétaires et sociales croissantes.
La CTM a conçu ce budget dans un contexte d’incertitudes économiques majeures, marqué par une baisse des dotations de l’État, l’absence de compensation pour des charges sociales toujours plus lourdes, et l’alourdissement des dépenses structurelles. Parallèlement, les réformes nationales imposent des économies drastiques à toutes les collectivités, limitant encore davantage les marges de manœuvre locales.
La hausse du coût de la vie, qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat des Martiniquais, aggrave la situation et freine la capacité de la collectivité à mobiliser des recettes fiscales. Ce contexte révèle les contradictions d’un modèle économique ultramarin trop dépendant des transferts publics en provenance de l’Hexagone de l’ordre de plus de 70% .
Au fil des décennies, la convergence économique des DOM avec la France hexagonale a reposé sur une expansion continue du secteur public, alimentée par des subventions massives de près de 22 milliards d’euros annuels. Cela semble beaucoup d’argent, et pourtant si ce modèle a permis une certaine résilience face aux crises économiques, il a aussi renforcé une hypertrophie des administrations publiques au détriment d’un développement économique endogène.
Dans ces territoires, où l’exclusif colonial perdure, avec pour conséquence un secteur marchand qui reste insuffisant, le rattrapage en termes de revenu disponible brut des ménages s’appuie principalement sur des revenus d’activité liés au secteur public et sur les mécanismes de redistribution. Toutefois, ces mécanismes, bien qu’efficaces en apparence, ne ciblent pas toujours les ménages les plus précaires, limitant leur impact sur les inégalités sociales intra-régionales qui vont en s’amplifiant en dépit des apparences trompeuses .
En Martinique, cette dépendance au secteur public se double d’un problème de gestion des ressources disponibles. Ces dernières années, des investissements massifs ont été réalisés dans des infrastructures comme le Transport Collectif en Site Propre (400 millions d’euros), l’agrandissement du port (150 millions), celui de l’aéroport (150 millions), ou encore la reconstruction du lycée Schoelcher (80 millions).
A cela s’ajoutent des projets futurs, tels que le nouvel hôpital de Trinité estimé à 50 millions d’euros. Malgré ces efforts, le développement économique reste au point mort, et le secteur privé peine à émerger comme moteur de croissance surtout depuis l’épisode des exactions à l’encontre des entreprises liées à la crise de la vie chère.
Quant à la Région Guadeloupe, elle semble pour le moment s’en sortir un peu mieux, ayant plutôt privilégiée une politique de l’offre, à savoir le soutien appuyé aux entreprises. Lors de la dernière plénière du conseil régional de la Guadeloupe, les élus de la majorité ont adopté à l’unanimité un budget primitif dépassant le milliard d’euros, un montant record destiné à transformer le territoire malgré un contexte d’inflation persistante.
Qualifié de stratégique, ambitieux et responsable par le président de l’Assemblée, ce budget vise à poursuivre les grands projets en cours, soutenir les communes en difficulté financière, et favoriser le développement économique. Le président de région, satisfait de cette plénière, a souligné la bonne gestion des fonds européens et une trajectoire financière permettant d’espérer un désendettement total d’ici cinq ans.
Avec 590 millions d’euros dédiés aux investissements, les priorités incluent des infrastructures essentielles , mais surtout l’appui au tissu économique . Le budget de fonctionnement, pour sa part, s’élève à plus de 500 millions d’euros. Fait inédit, l’opposition a salué la qualité de présentation de ce budget, estimant toutefois que l’état global du pays demeure préoccupant.
La gestion des collectivités locales, souvent décriée, illustre une autre facette des dysfonctionnements. Les mairies fonctionnent avec un sur-effectif important, où des emplois parfois artificiels sont créés pour répondre à des besoins sociaux immédiats, mais sans vision à long terme. Dans les 32 communes de Guadeloupe et les 34 communes de Martinique, les administrations publiques jouent un rôle de dernier recours pour absorber le chômage, renforçant un système d’assistanat qui limite les incitations à entreprendre et à innover.
Ce modèle, bien qu’il maintienne une certaine stabilité sociale, alourdit les charges publiques et freine la relance économique.Les mairies apparaissent ainsi comme des antennes officieuses de Pôle emploi, offrant une « éponge sociale » à une population en difficulté. Donc, il va falloir tôt ou tard repenser le système et mettre en stricte adéquation les recettes avec les dépenses pour éviter l’effet de ciseaux récurrent préjudiciable à l’équilibre budgétaire des collectivités locales.
À cette crise budgétaire et économique s’ajoute une dynamique démographique inquiétante. Entre 2016 et 2022, la Martinique a perdu en moyenne 0,7 % de sa population chaque année, soit une baisse totale de 15 500 habitants, tandis que la Guadeloupe enregistrait une diminution annuelle de 0,5 %, soit 10 500 habitants en six ans.
Ces baisses s’expliquent par un solde migratoire négatif, où les départs dépassent largement les arrivées, combiné à un excédent naturel quasi nul. Cette hémorragie démographique complique toute perspective de développement économique, réduisant la main-d’œuvre active, les compétences professionnelles et aggravant la dépendance aux subventions publiques.
Face à ces défis, de nombreuses voix appellent à une refonte en profondeur du modèle économique et social ultramarin. Certains plaident pour une large autonomie , d’autres pour une intégration des DOM dans une « zone Franche globale », inspirée du modèle corse, qui permettrait d’adapter les dispositifs publics aux réalités locales.
Une telle réforme nécessiterait cependant un coût financier important pour l’État qui devrait se conjuguer avec une rationalisation des dépenses publiques, une meilleure utilisation des ressources disponibles, et une stratégie de développement visant à encourager l’investissement privé et l’innovation.
Cependant, tant que les transferts financiers de l’Hexagone resteront somme toute assez abondants, les réformes structurelles du modèle économique actuel risquent de demeurer au second plan. L’illusion d’une stabilité économique financée par des subventions et des prêts masque les fractures profondes du modèle actuel. Mais à long terme, sans une démographie dynamique ni une économie robuste, cette dépendance devient insoutenable.
La Martinique et la Guadeloupe se trouvent à un carrefour décisif : poursuivre sur une voie de stagnation financière et de stagflation économique ou embrasser un changement structurel nécessaire pour garantir leur avenir.Cependant, tant que l’abondance relative de fonds demeure, les réformes nécessaires risquent d’être reléguées au second plan. Le maintien d’un système social actif et l’illusion d’une stabilité économique financée par des subventions et des prêts confortables freinent toute transformation structurelle.
Mais, à long terme, sans une réflexion prospective, le modèle économique actuel semble condamné à l’essoufflement. Ce dilemme pose une question fondamentale : l’Outre-mer peut-il véritablement se développer sans une remise en cause de ses paradigmes sociétaux, économiques, financiers et sociaux ? L’avenir de la Martinique et de la Guadeloupe en dépend.
“Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise.”
Citation de Jean Monnet / Mémoires
*Economiste