OPINION L’Inde aujourd’hui : samsara d’un géant ? ( 1/2)

Charly Sahaï, haut fonctionnaire.

Alors que la fondation Res Publica, présidée par l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement dit « Le Che », publie, ce mois de décembre, les actes de son colloque tenu en septembre 2020 avec des conseillers d’état, des professeurs à science po, des chercheurs au CNRS et autres anciens ambassadeurs sur l’avenir de l’Inde et ses ambitions, pour notre part à l’occasion du 70ème anniversaire de l’indépendance du pays, territoire d’origine de mes grands-parents, nous nous interrogions le 15 août 2017 sur « l’Inde aujourd’hui : samsara d’un géant ? »

 En cette année Henry Sidambarom finissante et à quelques jours du 166e anniversaire de l’arrivée du 1er convoi indien en terre guadeloupéenne, d’aucuns pensent que mise à jour cette modeste contribution soit encore fort à-propos. Il nous plaît d’ajouter que celle-ci ne prétendait et ne prétend nullement à l’exhaustivité et qu’elle reste historiquement datée. 
Cela dit, au-delà des questions traditionnellement traitées en Guadeloupe au sujet de l’Inde, cette intervention s’est délibérément placée sur un champ d’investigation, à notre humble avis sous exploité, consistant à décrypter à partir de la Guadeloupe la scène internationale, son scénario, ses acteurs. Il est vrai que dans ce domaine nous ne nous trouvons pas dans le prétendu monde des bisounours mais bien dans la logique des monstres froids, concept cher à Stanley Hoffmann.

L’Inde s’est éveillée

Aujourd’hui, l’Inde ne saurait être ignorée du monde. Elle aussi, s’éveille ou plutôt s’est éveillée, son potentiel s’affirme et son rôle s’accroît dans les affaires du monde, aussi bien dans les domaines économiques, politiques, voire militaires. Quoi qu’en disent certains, l’Inde apparaîtra de plus en plus sur la scène internationale comme un nouveau grand, un nouveau géant ! Mais de quoi il en retourne ? Quels en sont les fondements ? Quels en sont les ressorts, les contours, les forces, les faiblesses ? 
De facto, la première séquence ci-dessous retranscrite pose les fondements historiques, culturels et politiques de la désormais puissance indienne. La seconde qui sera ultérieurement publiée appréhende la force indienne au plan économique et international.

I- Des fondations historico- culturelles robustes. 
Il est communément admis que l’Inde est un pays extrêmement religieux et spirituel. Il s’agit de deux notions certes connexes mais distinctes l’une de l’autre. 
Dans l’histoire du pays, la religion a souvent joué un rôle déterminant. L’extrême majorité des indiens se reconnait dans une religion et celle-ci joue  un rôle primordial dans leur vie. Ignorer cet aspect serait faire preuve de cécité. En l’espèce, le cultuel rejoint le culturel. 

L’Inde est le berceau de l’hindouisme, du bouddhisme, du jaïnisme et du sikhisme. Depuis bien longtemps, elle accueille le judaïsme, le christianisme, l’islam et le zoroastrisme. A priori, c’est le territoire de la diversité religieuse et linguistique.Souvent cette coexistence a posé problème. De nombreux épisodes douloureux émaillent l’histoire du pays et ce jusqu’à l’acte d’indépendance. 

Aujourd’hui, environ un milliard d’indiens sont de confession hindoue. En Inde, l’islam compte 200 millions de fidèles et le christianisme près de 30 millions. Avec simplement son implantation indienne, l’hindouisme devient la troisième religion de la planète après le christianisme et l’islam. C’est pour cela que certains parlent d’Hindoustan. 
De plus, l’Inde est un pays qui, plus que tout autre, est omnibulé par son passé. Le passé commande le présent, surdétermine l’avenir. De fait, on ne saurait comprendre l’Inde d’aujourd’hui sans se référer à son passé prestigieux et/ou magnifié qui imprègne l’ensemble du pays. 

Une grande nation

Pour les indiens, leur pays sera une grande nation parce qu’elle l’a déjà été. C’est écrit dans son destin. Cette démarche contribue à irriguer et à bâtir la fierté indienne. C’est la manière de penser de beaucoup d’indiens et tout particulièrement les dirigeants du pays depuis l’indépendance et ce, quelle que soit leur couleur politique. 
En outre, par ses richesses, l’Inde a toujours attiré les convoitises étrangères. Ces aspects liés à la convoitise des autres, façonnent le mental des indiens. 
1.  Alexandre le Grand a tenté sa conquête mais n’a pu atteindre que l’Indus avant de rebrousser chemin (326-327); 
2.  Plus tard les Arabes l’ont abordée mais sans la conquérir (711-712); 
3.  Des chefs afghans islamisés entreprirent sa conquête, réussirent en partie et momentanément; 
4.  Ce furent les Moghols, musulmans eux aussi, venus d’Asie centrale qui s’installèrent durablement en Inde ( 1519); 
5.  Le dernier épisode est la présence anglaise (1858 à 1947).

 L’Inde s’est donc enrichie de cultures extérieures, plus ou moins absorbées, alors qu’elle avait été elle-même le foyer de grandes civilisations, dites de l’Indus et aryenne. 

Cette diversité, caractéristique de l’Inde, est à l’origine de la laïcité de la plupart des régimes politiques indiens qui ont accepté toutes les croyances et toutes les formes de pensée. Cette « laïcité » made in India n’implique pas une société areligieuse, elle ne signifie pas non plus la mise à l’écart de la religion. Elle préconise au contraire une coexistence voulue et acceptée de toutes les confessions. Nehru, un des pères de l’indépendance, pour apaiser les tensions, a conceptualisé un sécularisme à l’indienne, une forme de laïcité qu’il fera intégrer dans la Constitution.

Une tolérance en danger

C’est ainsi qu’au sommet de l’État indien et de son administration ont coexisté des personnalités de toutes origines et confessions. Ainsi, la fonction de président de la République a été plusieurs fois tenue par un musulman. On a connu un Premier ministre sikh, un ministre de la défense chrétien, une présidente du Parti du Congrès chrétienne et de surcroît d’origine italienne. Les hauts fonctionnaires appartiennent à toutes les communautés. Certains généraux sont sikhs, musulmans ou chrétiens. 
Aujourd’hui, à l’instar d’une convergence d’opinions à travers le monde, des risques de tension, avec une inquiétante force, proviennent de l’intérieur. Progressivement la situation semble se dégrader avec l’irruption d’un ultranationalisme qui tend à prescrire l’hindouisme à tous, sa suprématie et son corollaire d’identité nationale. « L’identité-racine » en opposition avec « l’identité-relation ». Il pourrait s’agir d’un réflexe social, sociétal indien de survie et de conservation dans un environnement géopolitique immédiat hostile composé pour l’essentiel de la Chine, du Pakistan et dans une moindre mesure du Bangladesh. 
Opposés, ultralibéralisme et ultranationalisme seraient dialectiquement liés. Le premier produirait et engendrerait le second . Avec le temps, ils finiraient par coexister voire à faire bon ménage. L’un serait utilisé essentiellement pour l’international et l’économie l’autre pour le sociétal et autres affaires intérieures. C’est une hypothèse à ne pas écarter.

Par ailleurs, l’Inde a été une grande nation dans l’histoire grâce à ses sciences, sa médecine et sa littérature. Les chiffres dits arabes, dont le zéro, seraient en fait d’origine indienne, leur invention au VIe siècle de notre ère est généralement attribuée à un mathématicien cachemiri. Elle le fut grâce à ses théoriciens, mal connus, de la pensée politique l’œuvre de Chanakya, qui vécut vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ, évoque celle bien postérieure de Machiavel ; elle est complétée par les écrits de Tirouvallouvar, un tamoul qui vécut au VIe siècle de notre ère donc lui aussi bien avant l’auteur du Prince.

Si les fondations historiques et culturelles de l’Inde d’aujourd’hui  sont bien charpentées, les fondements politiques du pays  sont, eux aussi assez bien ciselés. 

II- Des fondements politiques solides. 
L’Inde politique d’aujourd’hui s’est construite en trois temps. 
Le premier élaboré par le nationalisme indien en lutte contre l’occupant anglais. Celui-ci connaîtra un nouvel élan avec le retour en Inde de Gandhi qui fut de son vivant et qui reste encore plus aujourd’hui une haute autorité morale qui toutefois n’aura jamais exercé de fonction politique. D’un côté, ce mouvement échoue en partie avec la partition de 1947 et la création du Pakistan. Douloureux épisode ! De l’autre, cette démarche réussit avec la promulgation de la Constitution de 1950 qui demeure plus de 70 ans plus tard, fût-ce avec des amendements, le texte fondateur de la République indienne. 

Concilier les vertus

Le deuxième est posé par Nehru, homme d’Etat de grande envergure, premier ministre de 1947 à 1964, soit près de vingt ans. On peut le considérer comme le bâtisseur de l’Inde moderne. L’Inde post-coloniale s’appuie, sous son impulsion, sur quelques parangons vertueux. 
1.   politiquement, la démocratie parlementaire est de règle (le wetsminster system). L’Inde est, selon la formule consacrée, la plus grande démocratie du Monde. C’est un Etat fédéral qui comprend 29 Etats fédérés. L’Inde n’a jamais connu de coup d’Etat hormis la parenthèse de l’Etat d’urgence d’Indira Gandhi du 25 juin 1975 au 21 mars 1977 période de 21 mois en application l’article 352 de la Constitution suspendant ainsi les libertés publiques et les élections. 
2.  économiquement, l’Inde entend se construire derrière des barrières protectionnistes et donner à l’Etat, dans l’économie de marché, un poids considérable dans la production de produits et services stratégiques. On a alors parlé « d’Etat socialiste ». Dans la perspective nerhuvienne, il s’agissait simplement de tenter de concilier les contraires : vertus du capitalisme et vertus du socialisme. 
3.  diplomatiquement, le non-alignement réfuse la logique de guerre froide. Cette démarche trouvera écho à travers le monde chez les nombreux tenants du tiersmondisme, partisans d’une troisième voie, entre capitalisme et socialisme, entre États-Unis et URSS. Au plan international, cette démarche trouve son point d’orgue à l’occasion de la conférence de Bandung. 
4.  la science et la technologie sont mobilisées au service de la nation.  La Révolution verte et le célèbre professeur Swaminathan y trouvent leur origine. « Tout le reste peut attendre, mais pas l’agriculture », disait Nehru.Le Pr Swaminathan encore en vie déclarait il y a quelques années : « L’Inde a besoin d’une seconde révolution verte, s’appuyant cette fois sur les principes du développement durable. » Principes fondés sur cinq « E » : Ecologie, Economie, Equité, Emploi, Energie. » Autre temps, autre mœurs ! Le paradigme a changé.

La troisième étape fut la grande transition des années 1990. L’heure de la mondialisation et de la réalpolitik. Sous l’impulsion de Singh, une nouvelle politique économique est mise en œuvre : libéralisation, privatisation et ouverture à l’économie mondiale. L’Inde connait alors une croissance économique exceptionnelle avec des inégalités sociales et territoriales criantes qui se creusent. Les extrêmes se côtoient. Vu de l’Occident, la résilience du peuple indien est légendaire.Mais l’Inde prend une place de plus en plus importante sur l’échiquier international. Sa puissance économique est de nature à soutenir d’éventuelles ambitions géopolitiques.


Charly Sahaï
Haut fonctionnaire territorial

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