N’avez- vous pas remarqué que, depuis quelques années, le terme « accompagner » s’est imposé comme l’un des uniques axiomes du langage politico-administratif ?
Tous ou presque se félicitent ou s’accommodent de ce champ lexical nouveau, de ce vocabulaire innovant que dis-je de cette grande magnanimité idéologique.
De prime abord, prononcé par leurs auteurs , le terme « accompagner » est pavé des plus belles intentions. Il n’en demeure pas moins vrai que celui-ci masque mal une certaine facilité , un confort de la pensée ou peut-être une pénurie du volontarisme. En réalité, il est révélateur de l’implacable realpolitik territoriale.
On accompagne la rivière dans le déroulé, dans le « déboulé » de son flux normal et naturel en complétant et en facilitant son débit. Sans cet accompagnement la rivière ne suivrait-elle pas son cours ? « Dlo ka suiv koulé » dit le proverbe créole. Il s’agit sans doute du modèle de ruissellement à la guadeloupéenne. Le plus naturellement du monde, l’argent a tendance à aller là où se trouve déjà l’argent, le plus naturellement du monde les moyens ont tendance à aller là où se trouvent déjà les moyens, un projet appelant un autre tout en induisant un troisième et ainsi de suite.
« La compétitivité et la concurrence sont les maîtres-mots. »
S’il est entendu que la Guadeloupe fonctionne d’une certaine manière, ne se contenter que d’accompagner au fil de l’eau le flux « naturel » des choses n’aboutit-il pas, bon gré mal gré, à se transformer en automate ?
Sans pour autant cesser d’accompagner n’est-il pas aussi venu ou revenu le temps d’infléchir et d’impulser ?
Aujourd’hui, il doit être admis que notre archipel est, entre autres, confronté à une double exigence a priori contradictoire : d’un côté la compétitivité territoriale DE la Guadeloupe et de l’autre l’équité territoriale EN Guadeloupe.
En effet, par les temps qui courent, il n’y a pas de paix économique, la compétitivité et la concurrence sont les maîtres-mots. De fait, une stratégie ciblée, coordonnée et réfléchie d’accompagnement s’avère judicieuse et pertinente. Elle est absolument nécessaire afin de préparer l’avenir mais aussi de maintenir la Guadeloupe dans le concert des territoires et les territoires dans le concert guadeloupéen. Pourtant, ce processus ne saurait être exclusif.
En matière de péréquation, aux fins de réduire les inégalités de développement, la Guadeloupe réclame au niveau français et européen plus d’équité. Au-delà des modèles de développement qu’il est possible de ré-interroger, il s’agit, sur des critères objectifs d’allouer plus de moyens là où le niveau de développement est en moyenne moins important. La « simple égalité » n’étant plus opérante, il est aujourd’hui admis que « traiter de manière identique des situations différentes c’est faire preuve d’inégalité ». En guise d’exemple, au titre de cette politique globale de péréquation et d’équité il s’agit, mutadis mutandis, d’allouer plus à la Guadeloupe qu’à Rhône-Alpes. Dans le même ordre d’idées, l’Ile-de-France crée à elle seule environ 31 % des richesses de la France pour n’en consommer environ que 23 %. Le « surplus » est par la puissance publique injectée dans la politique d’équité territoriale aux moyens d’outils de péréquation.
« Il y a lieu de mettre l’imagination territoriale guadeloupéenne au pouvoir. »
Aujourd’hui, il est plus qu’urgent de penser une solidarité territoriale guadeloupéenne, de formaliser des outils d’équité territoriale guadeloupéens ainsi que des démarches de péréquation là aussi à l’échelle de la Guadeloupe. Pour ce faire, il y a lieu de mettre l’imagination territoriale guadeloupéenne au pouvoir.
Il convient, à cet égard, de rappeler qu’avant de devenir loi, le Revenu Minimum d’Insertion (RMI), ancêtre du Revenu de Solidarité Active (RSA), avait été pensé et mis en œuvre par quelques collectivités françaises. Il y a également lieu de se souvenir qu’avant d’étre repris par un dispositif législatif, le Fonds de Solidarité des communes de la Région Ile-de-France (FSRIF) avait été imaginé de manière volontariste à l’échelle des collectivités de la Région Ile-de-France.
A nul autre pareil, le territoire guadeloupéen est Singulier tout en étant Pluriel. Là, est son originalité.
Le raisonnement historique de péréquation appliqué depuis tantôt à l’Hexagone, a lieu de s’appliquer ici aussi entre nous, par nous et à nous-mêmes.
S’il est vrai qu’il ne saurait être la panacée, l’extrême Nord Grande-Terre, la Côte-Sous-le-vent, le Sud-Est de la Basse-Terre ne méritent- ils pas le bénéfice d’outils guadeloupéens de péréquation ? Si rien n’est fait, si le scénario se poursuit en l’état, si une volonté forte d’impulsion et/ou d’inflexion ne se manifeste pas, qu’aviendra t-il de ces territoires, de ces morceaux de Guadeloupe dans la période quindecennal qui s’ouvre ?
Une mère n’aide t-elle pas plus ses enfants qui se débrouillent le moins seuls afin précisément de rectifier une inégalité liée à une situation de fait ou de départ ?
« Il est vrai qu’en 2020 dire que l’on vit à Port-Louis est toujours synonyme de « comment fais-tu ? » »
Bien entendu, il convient de saluer et de féliciter tous ceux qui se battent au quotidien pour faire vivre voire survivre ces zones. Une mention spéciale à ceux qui délibérément ont fait ce choix. Ce sont de vrais combattants. Il est vrai qu’en 2020 dire que l’on vit à Port-Louis est toujours synonyme de « comment fais-tu ? ». Il y a également lieu de saluer toutes les initiatives publiques et parfois privées qui s’inscrivent dans cette même démarche. Elles sont louables.
Pourtant, sur la période tricennalle passée, on a, à maintes reprises, entendu parler du redémarrage, de la renaissance ou de renouveau imminent de ces territoires. Aujourd’hui, telle sœur Anne, on ne voit que « le soleil qui poudroie ». En plus de cela, on a assisté au déclin des capitales, des « villes-centres » que sont Basse-Terre et Pointe-à-Pitre.
Certains des territoires cités s’en sortiront peut-être, les autres seront-ils sacrifiés ? Jean-François Gravier avait un temps parlé de « désert français ». Il y a lieu d’espérer que nous n’aurons pas droit a des « déserts guadeloupéens » !
« A l’échelle de l’Histoire d’un territoire, trente ans ce n’est rien, à l’échelle d’une communauté de destin c’est tout une vie. »
En effet, plus qu’un coup de pouce c’est d’un véritable changement de paradigme qualitatif qui leur conviendrait. « Ars longa, vita brevis », « l’Art est long, la vie est brève » disait Hippocrate. A l’échelle de l’Histoire d’un territoire, trente ans ce n’est rien, à l’échelle d’une communauté de destin c’est tout une vie.
Il est vrai que le sujet est loin d’être simple. Il transcende les questions ad hominem et ad personam. Celui-ci est trop important et trop sérieux pour ne se résumer qu’à cela. Il ne s’agit pas non plus d’une question attenante à un courant ou à un groupe d’individus. Il s’agit bien d’une question de fond, d’essence et de nature guadeloupéenne devant trouver une réponse et des solutions guadeloupéennes.
D’ailleurs, derrière un certain nombre de questions prégnantes se profile en filigrane cette problématique lancinante. Si les idées sont présentes et que les propositions ne manquent pas, les modalités de mise en œuvre dépassent ce simple article ainsi que la volonté d’un seul.
Charly SAHAÏ
23 novembre 2020