PAR JEAN-MARIE NOL*
La suppression annoncée de 89 postes d’enseignants en Guadeloupe pour la rentrée 2025, justifiée par une baisse des effectifs scolaires, pourrait avoir des répercussions économiques bien plus profondes qu’une simple réduction budgétaire.
Si cette décision semble répondre à une logique d’adaptation aux effectifs, elle masque une problématique plus structurelle : celle de la formation et de l’adéquation de la main-d’œuvre aux exigences du marché de demain. L’accélération du progrès technologique mondial agit comme un puissant moteur d’inégalités économiques entre les nations.
Les pays les plus avancés, dotés d’infrastructures éducatives solides et d’un accès privilégié aux investissements, profitent pleinement des bénéfices de l’intelligence artificielle, de la robotique et de la numérisation. À l’inverse, les économies en développement peinent à suivre le rythme, entravées par un manque de capitaux, des systèmes éducatifs sous-dimensionnés et une dépendance à des modèles économiques en déclin.
Ce phénomène s’accentue à mesure que les technologies évoluent, creusant un fossé entre les nations capables d’innover et celles qui subissent ces transformations sans pouvoir en tirer parti. La Guadeloupe, territoire insulaire dépendant de la France, se trouve à la croisée des chemins. Face à la menace d’une marginalisation technologique, son avenir repose sur le maintien voire surtout un renforcement de liens solides avec une politique éducative avec la France et l’Europe plutôt que sur une contrainte budgétaire qui risquerait d’aggraver ses fragilités économiques et sociales.
En effet, dans un contexte de transformation rapide des économies sous l’effet de la révolution technologique, la réduction du nombre d’enseignants risque d’amplifier des inégalités déjà marquées et de fragiliser davantage l’économie guadeloupéenne.
L’impact immédiat d’une telle mesure sera une pression accrue sur les conditions d’apprentissage. Moins d’enseignants signifie des classes plus chargées, un suivi individualisé plus difficile et potentiellement une dégradation de la qualité de l’enseignement. À court terme, cela affectera le taux de réussite scolaire et aggravera le décrochage, déjà préoccupant sur l’archipel. À plus long terme, la diminution du niveau de qualification des jeunes Guadeloupéens limitera leur accès aux emplois qualifiés, qui seront de plus en plus dominants dans l’économie de demain.
Or, cette dynamique entre en contradiction avec les mutations en cours sur le marché du travail. L’intelligence artificielle, l’automatisation et la transition numérique reconfigurent les besoins en compétences. Les emplois les plus exposés à l’automatisation sont précisément ceux qui exigent peu de qualification, tandis que la demande pour des travailleurs formés aux nouvelles technologies explose.
En réduisant les investissements dans l’éducation, la Guadeloupe risque de se priver d’une main-d’œuvre apte à répondre aux exigences du marché du travail de 2030, creusant ainsi un fossé entre son économie et celles des territoires mieux préparés à cette transition.
Cette situation exacerbe une autre problématique : l’exode des talents. Déjà aujourd’hui, de nombreux jeunes Guadeloupéens qualifiés partent vers la métropole ou l’étranger en quête de meilleures opportunités professionnelles. Une formation insuffisante ne fera qu’accentuer ce phénomène en limitant encore davantage les perspectives locales.
Ce déficit de compétences nuira directement aux entreprises de l’archipel, qui peineront à recruter des profils adaptés, freinant ainsi leur modernisation et leur compétitivité. A terme, cela pourrait conduire à une stagnation économique et à une dépendance accrue à l’égard des aides publiques, enfermant la Guadeloupe dans un cercle vicieux de sous-développement relatif.
Un autre effet préoccupant de cette politique éducative restrictive est l’augmentation des inégalités sociales. Dans un territoire où le chômage est structurellement élevé et où l’ascenseur social repose en grande partie sur l’éducation, restreindre l’accès à un enseignement de qualité revient à renforcer les fractures sociales. Les familles les plus aisées auront toujours la possibilité d’offrir un soutien scolaire privé à leurs enfants, voire d’envisager des études en France hexagonale ou à l’étranger.
En revanche, les ménages les plus précaires, qui dépendent de l’école publique pour offrir à leurs enfants une opportunité de réussite, seront les premières victimes de ces suppressions de postes. Cela risque de creuser encore plus les écarts entre une élite éduquée et une majorité de jeunes sous-qualifiés, avec des conséquences dramatiques sur la cohésion sociale.
L’éducation étant un levier essentiel pour la diversification économique, affaiblir le système scolaire revient également à compromettre les efforts de développement de nouveaux secteurs. La Guadeloupe doit impérativement s’inscrire dans des dynamiques d’innovation pour ne pas rester dépendante d’une économie basée sur la fonction publique, le tourisme et l’agriculture, secteurs vulnérables à l’automatisation, aux crises climatiques et aux fluctuations des marchés.
Pour cela, il est nécessaire de former des spécialistes en ingénierie, en numérique, en intelligence artificielle, en écologie ou encore en biotechnologie. Réduire les investissements dans l’éducation compromet cette transition et enferme la Guadeloupe dans un modèle économique dépassé et peu résilient.
En parallèle, la suppression de postes d’enseignants intervient dans un contexte où les collectivités locales subissent des restrictions budgétaires sévères, réduisant encore les marges de manœuvre pour compenser cette perte par des initiatives locales. Dans une région où les infrastructures éducatives nécessitent déjà des rénovations et où l’accès aux ressources pédagogiques numériques est limité, cette contraction budgétaire accentuera encore le retard pris par l’archipel en matière d’éducation et d’innovation.
Enfin, cette politique de réduction des moyens éducatifs place la Guadeloupe en décalage avec les stratégies des économies les plus dynamiques. Partout dans le monde, les gouvernements investissent massivement dans la formation pour anticiper les bouleversements économiques liés à la révolution technologique.
En Europe, en Amérique du Nord et en Asie, l’accent est mis sur l’apprentissage des compétences numériques, la formation continue et la mise en place d’écosystèmes favorisant l’entrepreneuriat et l’innovation. La Guadeloupe, en diminuant son effort éducatif, risque de se retrouver en périphérie de cette dynamique mondiale et d’accuser un retard difficilement rattrapable.
Face à ces enjeux, la question qui se pose n’est pas seulement celle de la gestion des effectifs scolaires, mais bien celle de l’avenir économique de l’archipel. Plutôt que de réduire les postes d’enseignants, il serait nécessaire de repenser l’éducation comme un investissement stratégique, capable de préparer la Guadeloupe aux défis du XXIe siècle.
Un moratoire sur ces suppressions, accompagné d’un plan ambitieux de modernisation du système éducatif, pourrait permettre de transformer ce défi en opportunité. L’enjeu est de taille : il ne s’agit pas seulement de préserver des emplois dans l’éducation, mais de garantir aux générations futures les outils nécessaires pour prospérer dans une économie en pleine mutation.
*Economiste