Par Michel N. Christophe
-Je m’attendais à plus venant de vous tous. Vos phrases sont mal construites. Elles comportent trop de fautes d’orthographe. Pas une seule personne dans cette classe n’a obtenu une bonne note aujourd’hui. Nous avons du pain sur la planche.
-Monsieur, nous avons bûché sur ce papier. Vous nous détestez à ce point ?
– Faudra vous appliquer. Je veux voir des améliorations la prochaine fois.
-Moi, je ne mérite pas cette note-là, professeur. Elle va faire baisser ma moyenne et je vais perdre ma bourse.
-Travailler davantage, jeune homme. Vous ne lisez pas assez. C’est ça le problème, je me trompe ? L’écrivain Mongo Beti disait : « La lecture est le plus grand ferment de l’intelligence. » Cogitez là-dessus.
« Les livres m’ouvraient le monde »
Enfant, je croyais que l’éducation serait l’instrument de ma libération, et que la lecture était la clef de l’instruction. Après tout, mes lectures m’ont appris bien plus encore que mes cours. Mes proches m’offraient des livres de toutes sortes pour mon anniversaire. Ils m’ouvraient le monde et me faisaient rêver quand je daignais les consulter. Parce que je lisais, j’avais toujours des choses intéressantes à raconter. Je comprenais mieux ce dont les grandes personnes parlaient entre elles. Encore une fois, je lisais.
Certains ouvrages étaient opaques, trop denses pour moi, comme autant de forteresses que je savais devoir un jour prendre. Le fossé s’élargissait entre ceux qui lisaient et ceux qui ne savaient pas le faire. Ils ne parlaient pas le même langage, excepté lorsque, par nécessité, ils devaient faire l’effort de se parler. Ceux qui lisaient paraissaient tellement plus agiles. Je voulais être comme eux.
« Tant de misère autour de nous… »
J’étais un otage. Enfant, je croyais qu’être libre, affranchi de la pauvreté, de l’ignorance et de la peur, était tout ce qui importait. C’est ce qu’on m’avait enseigné. Il y avait tant de misère autour de nous. J’ai cherché à apprendre à lire aussi vite que possible dans l’école publique du quartier que je fréquentais, mais pas comme mes cousins qui bien que plus jeunes que moi, lisaient déjà parce qu’ils fréquentaient l’école de notre grand-mère. Ma mère, en froid avec la sienne, m’interdisait d’y suivre des cours. Pourtant, celle-ci obtenait des résultats probants. Les parents qui en avaient les moyens rivalisaient de gentillesse pour obtenir une place dans son école à leur enfant. Ma grand-mère a appris à lire à presque tous les notables de la ville. Je le sais, car ils lui ont rendu un vibrant hommage à ses obsèques.
Tant que je pouvais explorer, j’éprouvais un vif plaisir à lire. Très rapidement, j’ai commencé à m’ennuyer car on cherchait à m’imposer des ouvrages. Pourquoi ne pouvais-je pas faire comme les gens libres et choisir ? J’ai commencé à détester les livres. Ils devenaient autant de symboles de mon oppression. Je ne me retrouvais pas dans ces lectures forcées. Le monde contraignant qu’on m’imposait ne faisait aucune place à mon imagination, les problématiques abordées ne m’interpellaient pas. J’étais frustré et ne me retrouvais plus dans rien.
Le bon livre, à la bonne personne, au bon moment
Je ne sais pas pourquoi, un jour ça a fait tilt. J’ai souri, j’ai ri, j’ai trépidé d’indignation, j’ai eu peur, et de mes larmes de joie, j’ai taché les pages qui me bouleversaient tant. La lecture transforme quand le bon livre est lu par la bonne personne, au bon moment. Les personnages sortaient du papier et me rendaient visite. Ils me hantaient parfois, me prenaient par la main, et me faisaient sentir leur souffle. Je les cherche encore de temps en temps. Ils me parlent encore, et chaque fois, me renvoient à moi-même. Ils me révèlent. Voilà leur force ! La lecture est un miroir grandissant.
Sauvé par la lecture
Je ne saurai jamais si lire m’a libéré de la peur, de l’ignorance, et de la pauvreté. De façon certaine, je sais que ça m’a sauvé de l’ennui, de la suffisance, et de la rudesse. Ça m’a ouvert des mondes auxquels, autrement, je n’aurais jamais eu accès, et m’a permis de vibrer avec une palette d’émotions, un vocable plus riche, et un regard plus perspicace.
Ah, avant que j’oublie, le reste de la conversation avec un de mes chers élèves :
-Nous sommes des c…, c’est ça ? Vous nous insultez, si je comprends bien. Mes potes et moi, on va venir vous casser la gueule. Vous allez voir.
Trois gaillards envahissent mon espace
De retour au bureau, quinze minutes plus tard, assis dans mon fauteuil, je me prépare à corriger des copies quand trois gaillards, la mine patibulaire, le buste dilaté et les épaules carrées, envahissent mon espace. Mes carottes sont cuites. Si je ne dis rien et lève les mains en l’air, peut-être m’en sortirai-je indemne. Je m’avoue vaincu et fixe du regard mes assaillants l’un après l’autre. L’élève de tantôt baisse les yeux, jette tour à tour un œil à ses amis, puis à voix basse, l’air contrit, il leur dit : « Ça ira, les gars. »
Les armoires à glace s’en vont. Pff, je respire enfin. Nonchalamment, je tire une chaise et l’invite à s’asseoir. Il enchaîne :
-Monsieur, vous nous avez humiliés en classe, vous savez.
-Ce n’était nullement mon intention. Vous m’en voyez désolé, jeune homme.
-Mais, vous aviez raison. Je n’aime pas lire. C’est fastidieux pour moi. À Harlem, dans mon ancien établissement, les profs nous laissaient passer si on se pointait en classe.
-Je ne peux pas faire ça. C’est important que vous appreniez quelque chose dans ma classe.
-Je sais. Vous avez montré que vous ne nous ferez aucun cadeau. Nous avons très peur. Je ne veux pas échouer, Monsieur. Aucun d’entre nous ne veut échouer.
« On a connu les mêmes galères. »
Je tire un livre de mon tiroir.
-Tenez, c’est pour vous.
-C’est quoi ?
–Makes Me Wanna Holler, de Nathan McCall. Lisez-le et venez me voir dans deux semaines pour qu’on en discute.
Deux semaines plus tard :
-Comment saviez-vous que j’allais aimer cette histoire ? Il est comme moi ce type-là. C’est comme s’il me parlait. On a connu les mêmes galères. Il comprend ma réalité. J’ai accroché tout de suite. Je me suis complètement retrouvé dedans. Vous en avez d’autres comme ça ?