PAR JEAN-MARIE NOL*
La commande publique est en panne à cause de l’incapacité financière des donneurs d’ordres et de la réduction de la dépense publique. C’est une tempête silencieuse qui va secouer les Antilles françaises. En Guadeloupe comme en Martinique, le secteur du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP) traverse une crise sans précédent, dont les répercussions ne se limitent pas aux seuls professionnels du secteur, mais s’étendent à l’ensemble du tissu économique et social.
Dans ces territoires insulaires, où la commande publique constitue traditionnellement le moteur principal de l’activité, la réduction drastique des dépenses publiques agit comme une coupure brutale d’oxygène. Le ralentissement s’est transformé en effondrement.
En Guadeloupe, les signaux d’alerte sont au rouge depuis plusieurs années. Pourtant, malgré les nombreuses réunions, les cris d’alarme et les propositions concrètes, les autorités continuent de piétiner. La fermeture de la carrière de Deshaies, essentielle à l’approvisionnement en matériaux de construction, a symbolisé la paralysie d’un système déjà fragilisé.
Si un nouvel arrêté est en préparation pour permettre sa réouverture, le flou persiste quant aux modalités de sécurisation, de stabilisation topographique ou encore d’accès routiers. Ces questions sont laissées à l’appréciation des experts, mais pendant ce temps, les chantiers s’arrêtent, les entreprises s’étranglent, et les emplois disparaissent.
Les donneurs d’ordre publics, en premier lieu l’État, actent leur retrait progressif. Les grands projets financés par Paris sont achevés ou en phase finale, et il est désormais clair que l’État ne jouera plus le rôle de banquier des collectivités locales. Le préfet l’a dit sans ambages : il ne se substituera plus aux institutions régionales et communales, qui ont demandé à exercer leurs compétences.
Or, ces mêmes collectivités, asphyxiées par les charges de fonctionnement et les dettes impayées, sont dans l’incapacité chronique d’assurer la continuité des investissements. Certaines d’entre elles accumulent des retards de paiement de plusieurs mois, voire de plusieurs années, empêchant les entreprises prestataires de régler à leur tour leurs charges sociales et fiscales.
La Région, confrontée à la baisse des dotations, à l’évolution défavorable des dispositifs de financement (TVA, LBU, FEDER), se replie sur des projets à envergure strictement régionale. Elle justifie la diminution de son budget d’investissement par l’incapacité des communes à apporter les cofinancements nécessaires.
Le Département, quant à lui, reste confiant et promet un budget de 200 millions d’euros pour 2025 dans le cadre de son plan pluriannuel d’investissement, mais sans garanties tangibles sur sa mise en œuvre réelle.
Du côté des communes, le constat est encore plus préoccupant. Le président de l’Association des Maires évoque des délais de paiement autour de 70 jours, bien loin de la réalité vécue par les entreprises, qui cumulent créances et impayés sur plusieurs exercices. Le refus des communes de transmettre leurs données budgétaires au CERC, pourtant tenues d’être publiques, illustre un manque de transparence inquiétant.
Pire encore, à l’approche des élections municipales de 2026, le spectre des petits travaux électoralistes non budgétés plane sur les territoires, annonçant de futures complications administratives et financières.
La production de logements sociaux, autrefois levier d’activité pour le BTP, connaît également un net repli. La priorité donnée à la réhabilitation des logements vacants a bouleversé les habitudes des bailleurs sociaux, mal préparés à ces nouvelles exigences techniques et réglementaires.
Certaines entités, comme la SIG, favorisent désormais les multinationales, au détriment des entreprises locales, souvent écartées sans recours dans des procédures jugées opaques.
La commande privée ne sauve pas davantage la situation. Hormis quelques projets portés par des promoteurs sur les zones littorales les plus attractives, les initiatives privées s’effondrent face à la hausse des coûts, aux taux d’intérêt prohibitifs, à la rareté du foncier et à la solvabilité déclinante des ménages.
Dans ce contexte, les professionnels du secteur , dénoncent un environnement impitoyable : appels d’offre aux conditions drastiques, préfinancement obligatoire des travaux, ordres de service sans exécution, difficultés à obtenir les paiements, intérêts moratoires non réglés… autant d’obstacles qui rendent la survie des entreprises locales de plus en plus incertaine.
En Martinique, le scénario est identique, sinon plus dramatique. Dix organisations majeures du secteur – du MEDEF à la CAPEB en passant par la CCI et les transporteurs – dressent un tableau apocalyptique : une crise d’ampleur inédite, qui menace directement l’économie, l’emploi et le cadre de vie.
Ce n’est plus un ralentissement conjoncturel mais une régression historique, comparable aux années 1970, époque où les infrastructures de l’île étaient encore rudimentaires. L’effondrement du BTP martiniquais entraîne une désindustrialisation accélérée et une perte d’autonomie inquiétante pour le territoire.
Les conséquences humaines sont tout aussi alarmantes. En dix ans, la Martinique a perdu près de 3 500 emplois dans le secteur, soit une chute de 40 %. Les petites entreprises paient le prix fort. Le chômage explose, les jeunes s’exilent faute de perspectives, les familles s’enfoncent dans la précarité.
Face à cette urgence sociale, économique et territoriale, les collectivités et les EPCI doivent impérativement jouer leur rôle de catalyseur. Il ne s’agit plus de tergiverser : il faut réinvestir dans les infrastructures, relancer les projets structurants, injecter de la confiance et des liquidités dans le système.
Cela passe par une planification rigoureuse, un respect absolu des délais de paiement, et une mobilisation ambitieuse autour de la formation professionnelle. Car demain, il faudra reconstruire : adapter les logements au changement climatique, rénover le bâti existant, développer les mobilités douces, verdir les territoires. Autant de chantiers à venir, pour lesquels une main-d’œuvre qualifiée sera indispensable.
Le BTP n’est pas un simple secteur économique parmi d’autres. Il est l’épine dorsale du développement, le pilier de l’aménagement du territoire, le garant d’un cadre de vie digne et durable. Laisser le BTP s’effondrer, c’est laisser nos territoires s’enliser dans le déclin. Il est encore temps d’agir.
Mais, l’action doit être rapide, concertée, et déterminée. Les Antilles françaises ne peuvent plus se permettre de perdre temps et argent dans la quête d’une illusoire autonomie sensée être la panacée aux difficultés, mais doivent réagir pour susciter l’investissement privé qui doit prendre le relais avec une nouvelle capacité à bâtir.
« Dlo tombé pas ka ranmasé » !
– traduction littérale : L’eau tombée ne se ramasse pas !
– moralité : Ce qui est fait est fait, on ne revient pas en arrière sans tirer quelques leçons du passé.
*Economiste