Opinion. L’atavisme, un concept utile pour comprendre l’évolution graduelle de la société antillaise ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

L’histoire de la Guadeloupe et de la Martinique est profondément marquée par la période esclavagiste et coloniale, qui a façonné non seulement leurs structures économiques, mais aussi leurs dynamiques sociétales, sociales, politiques et culturelles.

Ces îles, autrefois des bastions de l’économie sucrière, ont été les théâtres d’une exploitation humaine systématique, où des générations d’hommes et de femmes réduits en esclavage ont été utilisés comme main-d’œuvre pour enrichir les puissances coloniales. Aujourd’hui encore, cet héritage historique pèse lourdement sur le présent, donnant naissance à un concept fascinant, mais souvent controversé : l’atavisme.

Aujourd’hui encore les principales problématiques comme le mal développement, la vie chère et l’évolution institutionnelle qui occupent le devant de la scène en Guadeloupe et Martinique relèvent de l’atavisme, voire d’une étroite proximité avec la notion récente de neuropsychologie-généalogie que nous avions déjà explicitée dans une tribune précédente qui demeure plus que jamais lourde de sens et d’actualité .

L’atavisme, au sens strict, désigne la réapparition de traits anciens ou archaïques dans un organisme, un comportement ou une société. Dans le contexte des Antilles, il s’agit de l’idée selon laquelle des caractéristiques économiques, sociales et culturelles héritées de la période coloniale continuent d’influencer les dynamiques sociologiques  actuelles. Ce concept est essentiel pour comprendre pourquoi certaines problématiques semblent inextricablement liées à ce passé douloureux, et pourquoi des solutions durables tardent souvent à émerger.

Sur le plan économique, l’atavisme se manifeste par la persistance d’une structure fondée sur la dépendance héritage de l’exclusif colonial. Durant la période coloniale, la Guadeloupe et la Martinique ont été intégrées dans une économie de plantation, où les monocultures de café, cacao,tabac , mais principalement de canne à sucre, étaient destinées à l’exportation vers la métropole. Cette logique économique a marginalisé les productions vivrières locales, créant une dépendance structurelle qui perdure.

Aujourd’hui, les économies des Antilles restent fortement dépendantes des transferts publics et subventions de l’État français, des importations alimentaires et des flux touristiques métropolitains, reflétant ainsi une continuité frappante avec l’organisation coloniale. Cette dépendance chronique alimente des inégalités criantes et renforce la vulnérabilité des populations locales face aux crises économiques et climatiques.

Sur le plan social, l’atavisme se traduit par la persistance d’une stratification héritée de l’ordre esclavagiste. Les sociétés antillaises restent marquées par des inégalités de classe et de couleur, qui trouvent leurs origines dans la hiérarchisation raciale imposée sous l’esclavage. Les békés , actuellement sous le feu de l’actualité en Martinique, descendants des colons esclavagistes, contrôlent encore une part disproportionnée des richesses et des terres, tandis que la majorité afro-descendante et métissée lutte encore en dépit des progrès de la départementalisation pour l’accès à une véritable justice sociale et économique.

Cette continuité des rapports de pouvoir nourrit un sentiment d’injustice et de révolte, souvent exacerbé par des réactions de rejets identitaires de nature ethniques et des mouvements sociaux récurrents. Mais prenons garde à ne pas tout jeter aux orties et il n’est pas question de vouer aux gémonies les békés martiniquais et leur promettre le même sort funeste que Victor Hugues le terrible a réservé en son temps de la convention aux blancs créoles de la Guadeloupe.

Nous devons faire preuve de jugement éclairé car ayons toujours à l’esprit que quelque soit l’évolution ultérieure politique et statutaire de la Martinique et de la Guadeloupe, ces îles auront besoin d’une bourgeoisie nationale détenant une partie du capital au sens marxiste du terme. Nous devons donc faire pièce à la violence et apprendre à tisser les liens du vivre ensemble pour ne pas sombrer dans un nihilisme et un ressentiment mortifère.

Sur le plan culturel, l’atavisme se manifeste par une ambivalence identitaire, résultat des fractures engendrées par la colonisation. D’un côté, l’assimilation à la culture française, encouragée depuis des siècles, a conduit à une dévalorisation de la langue, des traditions et des pratiques locales. De l’autre, un renouveau culturel, porté par des mouvements tels que la créolité, la négritude et autres mouvances anticolonialistes, tente de réhabiliter ces héritages et d’affirmer une identité propre, distincte de celle imposée par la métropole. Ce conflit identitaire est à la fois le reflet et le produit de l’atavisme, un héritage colonial qui oppose continuellement l’autonomie culturelle à la domination extérieure.

Sur le plan politique, l’atavisme se traduit par une centralisation jacobine persistante, qui limite les marges de manœuvre des collectivités locales. Bien que la départementalisation ait été présentée à juste titre comme une avancée vers l’égalité, elle a également renforcé une dépendance institutionnelle, empêchant l’émergence de véritables projets politiques locaux adaptées aux spécificités des territoires antillais. Cette centralisation, héritée du modèle colonial, freine le développement d’un sentiment d’autonomie et d’indépendance voire limite la capacité des populations locales à répondre efficacement à leurs propres besoins à travers un nouveau modèle économique et social.

Mais c’est surtout la relation entre l’atavisme, concept clé dans l’analyse des dynamiques historiques et contemporaines, et la nouvelle géostratégie mondiale qui offre une grille de lecture précieuse pour comprendre l’évolution sociologique de la société antillaise et le danger des rivalités croissantes entre puissances mondiales autour de l’appropriation des ressources naturelles.

Ce phénomène, qui trouve ses racines dans des comportements et structures hérités des époques coloniales passées, met en lumière la manière dont des traits anciens et récurrents continuent de modeler les relations économiques et politiques à l’échelle internationale. L’histoire des Antilles, marquée par une exploitation systématique des richesses naturelles et humaines au profit des puissances coloniales, illustre les effets durables de cette logique atavique. Ce schéma, loin de s’éteindre, se répète aujourd’hui de façon sournoise dans des formes plus complexes et mondialisées.

Dans le contexte actuel, ce retour de comportements anciens est exacerbé par le sentiment croissant d’un monde « fini », où les ressources naturelles apparaissent comme limitées notamment du fait du changement climatique et donc hautement convoitées. Cette prise de conscience alimente ce que l’historien Arnaud Orain nomme le « capitalisme de la finitude », une nouvelle dynamique économique et politique axée sur la rivalité pour l’appropriation des ressources stratégiques.

A l’instar du capitalisme colonial des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, cette forme moderne de domination s’appuie sur la militarisation, la privatisation et la monopolisation des espaces stratégiques, notamment les océans, les terres arables et les ressources minières. Les grandes puissances économiques et les multinationales jouent ici un rôle central, consolidant leur contrôle par des mécanismes de droit international et des rapports de force.

L’atavisme se manifeste dans cette dynamique par la réactivation de pratiques profondément ancrées dans l’histoire des rapports de domination. À l’époque coloniale, les puissances européennes justifiaient leur exploitation des territoires ultramarins par une idéologie de supériorité culturelle et économique.

Aujourd’hui, cette logique se réinvente à travers des discours sur la croissance économique et le développement durable, qui masquent souvent des stratégies agressives d’appropriation à l’aide d’une suprématie incontestable de l’occident et de la Chine sur les nouvelles technologies notamment l’intelligence artificielle et la robotisation. Par exemple, la militarisation des mers et la privatisation des ressources marines rappellent les grandes compagnies coloniales qui, sous couvert de commerce, exerçaient un pouvoir quasi-souverain sur des territoires entiers.

De même, l’exploitation des terres agricoles dans les pays du Sud par des multinationales ou des États étrangers perpétue une asymétrie héritée de l’économie de plantation, où les profits sont accaparés par quelques-uns au détriment des populations locales.

Les conflits autour des ressources naturelles ne se limitent pas à une simple compétition économique. Ils traduisent également une lutte idéologique, où l’appropriation est présentée comme une nécessité stratégique face à l’épuisement des richesses. Ce retour de la rivalité entre puissants acteurs, qu’ils soient États ou entreprises, s’inscrit dans une continuité historique déjà bien ancrée aux Antilles qui valorise la force et la domination comme moteurs du progrès.

L’ère contemporaine, avec ses technologies avancées et ses structures financières mondialisées, ne fait qu’amplifier cette tendance, en rendant possible une exploitation plus rapide et plus intensive des ressources limitées de la planète.

Cette dynamique atavique est profondément liée aux crises sociales et environnementales actuelles. En exploitant les ressources de manière prédatrice, les puissants acteurs exacerbent les inégalités et accélèrent la dégradation des écosystèmes. Les populations marginalisées, souvent situées dans les régions les plus riches en ressources, en sont les premières victimes.

Ce schéma rappelle les injustices de l’ère esclavagiste et coloniale, où l’accumulation de richesses par quelques-uns se faisait au prix de la souffrance de la majorité. Aujourd’hui, ces inégalités prennent une dimension globale, opposant le Nord et le Sud, l’occident et les BRICS, les élites transnationales et les populations locales.

Cependant, l’atavisme n’est pas seulement un processus destructeur. Il peut aussi offrir des leçons pour l’avenir, en révélant les mécanismes historiques qui ont conduit aux crises actuelles. En reconnaissant ces dynamiques, il devient pourquoi pas possible de repenser les relations internationales et les modèles économiques pour construire un système plus équitable et durable.

Cela exige de rompre avec la logique de domination et de monopole, en privilégiant des approches basées sur la coopération, la justice sociale et la gestion collective des ressources. Mais tout cela serait affaire de longue haleine !

Le concept d’atavisme, appliqué aux rivalités contemporaines, souligne donc l’urgence pour la Guadeloupe et la Martinique de reconsidérer les fondements de leur système économique et d’éclairer leur positionnement idéologique à un bloc. En identifiant les schémas récurrents qui perpétuent les inégalités et l’exploitation, il invite à une transformation radicale, à la fois du modèle économique, social et écologique.

Cette transformation, bien que difficile, est essentielle pour éviter que le passé ne continue de dicter l’avenir, dans un monde où les ressources sont de plus en plus rares et les tensions géopolitiques de plus en plus vives pour la domination des richesses minières marines qui se trouvent dans les zones économiques exclusives (ZEE).

Pour bien comprendre pleinement le concept d’atavisme dans le contexte antillais, il est crucial de reconnaître qu’il ne s’agit pas simplement d’une fatalité historique , mais la conséquence de l’action du moteur de l’histoire . Il s’agit d’un cadre d’analyse qui devrait faire appel à la prospective et qui permet d’explorer les mécanismes complexes par lesquels le passé continue de structurer le présent. Cet héritage, bien que lourd, n’est pas immuable. Cependant, il serait réducteur de voir l’atavisme uniquement comme un fardeau.

Il peut aussi être interprété comme une forme de résilience, une manière pour les sociétés antillaises de préserver certaines pratiques, valeurs et solidarités malgré les siècles de domination et d’exploitation. L’atavisme, dans ce sens, reflète la capacité des individus à s’adapter à un environnement hostile, à penser l’avenir de manière prospective tout en maintenant un lien profond avec leur passé, leur histoire et leurs racines. En prenant conscience de ces dynamiques, les Antilles peuvent amorcer une transformation profonde, en réinventant leurs modèles économiques, en rééquilibrant les rapports sociaux et en valorisant leurs identités culturelles.

L’atavisme, en somme, est une clé pour comprendre les défis actuels des Antilles, mais aussi une invitation à les surmonter. En confrontant cet héritage historique avec lucidité et détermination, et en ne sous-estimant surtout pas les risques géopolitiques d’une réapparition du colonialisme, les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise peuvent espérer bâtir un avenir plus juste, plus équitable et plus en phase avec leurs aspirations profondes de quête de souveraineté économique locale , et ce dans l’attente de la clarification au niveau politique .

 » Oubliez les échecs , les déboires et le ressentiment, mais gardez en mémoire les leçons de l’histoire. « 

Citation du Dalaï Lama 

Chef spirituel, Religieux Tibétain

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