Opinion. L’apparence du pouvoir politique local en Martinique mais sans aucune réalité effective de pouvoir économique et financier

PAR JEAN-MARIE NOL*

D’aucuns considèrent que la sixième table ronde sur la vie chère se soldera au final par un semi échec de nature à remettre de l’huile sur le feu. Aux yeux de certains politologues, l’État français est actuellement en porte à faux en Martinique à cause de la gestion chaotique volontaire ou non du dossier de la vie chère. Alors peut-on craindre une politique de désengagement et une stratégie camouflée de l’État qui va finir tôt ou tard par forcément réagir avec un retour de bâton financier ?

La Martinique traverse actuellement une crise profonde, marquée par la question de la vie chère, la montée des tensions ethniques et une remise en cause de l’autorité de l’État français. La gestion de cette crise, ponctuée de violences, de manifestations et de blocages économiques, révèle une situation complexe où l’apparence d’un pouvoir local depuis la création de la collectivité unique (CTM) se heurte à une réalité financière étouffante.

L’État français qui est sans conteste le principal contributeur financier à même de dénouer les blocages sur les points sensibles en négociation, et pourtant à travers la représentation du préfet, semble s’être effacé volontairement dans la gestion des négociations, cédant la place à la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), dirigée par Serge Letchimy. Ce transfert de responsabilité, qui pourrait être perçu par les martiniquais comme une avancée vers une plus grande responsabilité locale , soulève pourtant la question centrale de l’équilibre entre un pouvoir local renforcé et une volonté d’autonomie des élus locaux qui reste, dans les faits, largement fictive en raison d’une absence criante de moyens financiers.

La mise en retrait du préfet dans la gestion de la crise a été interprétée par certains comme un signe d’humiliation pour l’État , mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la véracité d’une telle affirmation. Car, à mon sens, cette apparente marginalisation pourrait bien correspondre à une stratégie politique pernicieuse de l’État, qui laisserait volontairement la CTM assumer la gestion des négociations, et par extension, des problèmes structurels qui gangrènent l’île depuis des décennies.

Ainsi, en déplaçant les tables rondes de la préfecture au siège de la CTM, en donnant l’apparence d’un pouvoir local plus grand, l’État pourrait chercher à pousser l’île vers une autonomie plus affirmée tout en limitant son propre engagement. Cependant, cette autonomie pourrait s’avérer illusoire si elle n’est pas accompagnée de moyens financiers et économiques substantiels pour soutenir la population et les entreprises martiniquaises. C’est dans ce contexte que se pose la question lancinante de l’octroi de mer et plus largement de la fiscalité locale. S’agit-il alors d’octroyer plus de marge de manœuvre budgétaire et financière, ou bien en l’espèce moins de pouvoir de décision en matière de fiscalité ?

Cette question essentielle pour le futur du développement économique de la Martinique reste sans réponse à ce jour. 

Mais pour l’instant c’est le cas du vote par la CTM d’une motion demandant le départ des CRS venus en renfort pour rétablir l’ordre et la critique acerbe en public de Serge Letchimy des récents propos du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau, qui nous semble  emblématique de l’ambiguïté ambiante en Martinique. En sortant de son champ de compétences en matière de sécurité, la CTM a pris une position symboliquement forte, cherchant à affirmer son autorité face à l’État.

Toutefois, derrière ce geste, se cache une réalité plus inquiétante : celle de l’apparence d’un pouvoir local qui, malgré sa posture politique, reste largement dépendant des finances publiques françaises pour assurer le fonctionnement de l’île. La Martinique, avec une économie fragilisée par une dépendance aux importations et un chômage élevé, reste sous perfusion des transferts publics de l’État français. Si l’on ajoute à cela les violences et destructions récentes qui ont paralysé l’économie, il devient clair que la Martinique ne dispose pas des ressources financières nécessaires pour maintenir un développement durable sans le soutien de l’État.

Le contexte budgétaire français, marqué par des restrictions et des coupes sévères, ne fait qu’aggraver la situation. Le budget de la mission outre-mer, déjà réduit de 250 millions d’euros, est un signe clair que les transferts financiers vers les territoires d’outre-mer, dont la Martinique, sont appelés à diminuer. Par ailleurs, la réforme des exonérations sociales prévue dans le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) 2025 représente une menace pour l’économie des territoires ultramarins.

La suppression ou réduction des exonérations pourrait entraîner des augmentations de prix, notamment dans les services publics comme l’eau, et affecter fortement les petites entreprises, notamment celles de moins de 11 salariés. Cette mesure risque de renforcer l’économie informelle et d’aggraver la difficulté à créer des emplois durables et formels. Dans un tel scénario, les tensions politiques et identitaires sur l’île risquent de se heurter à une réalité économique de plus en plus contraignante avec la diminution en cours de la masse monétaire.

La réduction des aides publiques et des subventions pourrait fragiliser encore davantage une économie déjà en voie de fléchissement selon l’IEDOM , alimentant un cycle de récession économique durable.

Si l’État français décide de poursuivre cette politique d’autonomie de façade, il est probable que la Martinique soit placée dans une situation intenable. L’apparence d’un pouvoir local renforcé depuis la création de la collectivité unique, incarné par la CTM, risque de se confronter à une incapacité structurelle à financer les services publics essentiels et à soutenir l’économie locale.

Dépendante des transferts de l’État pour faire fonctionner ses infrastructures, l’île pourrait se retrouver dans une impasse, où les aspirations politiques d’autonomie se heurteront à une réalité financière qui l’empêche de subsister de manière indépendante et d’impulser un quelconque développement.

La perspective de voir la Martinique entrer en récession n’est plus une hypothèse d’école éloignée. Le blocage de l’économie lors des récentes manifestations, accompagné de la destruction d’entreprises et de la paralysie des transports, a déjà fragilisé le tissu économique local. Si les transferts financiers de l’État se réduisent, certaines entreprises martiniquaises, qui dépendent en grande partie du secteur public, risquent de ne pas survivre.

La baisse des subventions pourrait également affecter les investissements dans les infrastructures publiques, rendant encore plus difficile l’accès aux services de base pour la population. Dans un tel contexte, l’apparence d’autonomie dont jouit la CTM pourrait rapidement se transformer en une source de frustration pour une population confrontée à une détérioration rapide de ses conditions de vie.

Les conséquences politiques de cette crise ne sont pas à sous-estimer. La montée en puissance des courants autonomistes et indépendantistes, déjà bien présents, pourrait se renforcer à mesure que l’État recule sur la scène publique. Le retrait de l’État dans la gestion de la crise de la vie chère, perçu comme une forme de désengagement, pourrait être utilisé par ces courants pour justifier leurs revendications d’autonomie. S’agit-il du but recherché par une stratégie du coup de billard à trois bandes, si l’on considère que le président Emmanuel Macron qui demeure le véritable maître des horloges pour l’Outre-mer a repoussé dans le passé sine die toute réforme institutionnelle ? 

Cependant, nonobstant les causes de ce refus, si l’État décide de réduire ses transferts financiers tout en accélérant aujourd’hui le processus d’autonomie voulu par l’écrasante majorité des élus locaux, cela pourrait précipiter l’île dans une situation de crise profonde, où les aspirations politiques ne seraient plus en phase avec une réalité économique marquée par une dépendance financière structurelle à la « métropole ».

L’humiliation publique du préfet, la remise en cause de l’autorité de l’État et la gestion catastrophique de la crise de la vie chère révèlent donc un malaise profond sur l’île. Ce malaise, qui trouve ses racines dans une idéologie anti-colonialiste et identitaire, pourrait bien marquer un tournant dans les relations entre la Martinique et la France.

Toutefois, sans un véritable soutien économique de l’État, et en l’absence de moyens financiers pour assumer pleinement une éventuelle autonomie politique, la Martinique pourrait se retrouver dans une impasse. Face à un pouvoir local pour l’instant limité et à une population de plus en plus frustrée, les prochains mois seront déterminants pour l’avenir politique et économique de l’île.

Si un équilibre entre pouvoir local et soutien de l’État n’est pas rapidement trouvé, la Martinique risque de basculer à court-terme dans une crise encore plus profonde, à la fois politique, sociale, économique et surtout financière.

 » Chak bougo ka halé zékal a-y,  « 

Traduction littérale :Que chaque burgot tire sa coquille. 

Moralité : chacun pour soi…!

Economiste 

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