Opinion. La philosophie du déboulé

PAR PIERRE SAINTE-LUCE*

Le carnaval s’est imposé aux Antilles françaises comme un temps fort du calendrier tant dans sa dimension festive que dans sa dimension économique.

Le carnaval en Guadeloupe se déroule du 1er dimanche de janvier au mercredi des Cendres, le 14 février plus le jour de la mi-carême. Ce qui totalise 46 jours dédiés au carnaval.

D’autres iles de la caraïbe ont fait le choix de durées bien plus courtes pour le même événement : Sint-Maarten fête son carnaval du 2 au 7 mai, Bahamas du 16 au 20 mai, aux Bermudes le carnaval est programmé du 13 au 17 juin. Saint-Vincent et les Grenadines organisent son Vincy Mas du 3 au 10 juillet…

Il est colporté que les esclaves s’adonnaient au carnaval comme moyen d’exorciser leurs souffrances et de libération du corps par cette forme de transe en groupe.

Voilà donc une présentation du carnaval qui va bien à la population. Un discours qui fait écho à la douleur épigénique des descendants d’esclavagisés.

Que nenni.

Le carnaval trouve ses racines dans les traditions religieuses et festives préchrétiennes. Les Bacchanales grecques et romaines étaient des périodes de l’époque pendant lesquelles on faisait fête.

Les colloques se multiplient sous la férule de professeurs d’Université bien de chez nous. Les sociologues et autres spécialistes planchent sur le carnaval. On y apprend que le carnaval symbolisait le renversement de l’ordre établi. Les esclaves se déguisaient en maitres. Que dans les années 70 le carnaval était moribond..

Les musées se mettent à la page, les habitants s’extasient devant des costumes prêtés par les groupes carnavalesques. Il sont tous au rendez-vous pour présenter leurs masques, totems et leurs plus beaux apparats.

Les raisons de cet engouement des musées :  proposer une culture populaire ; la culture ne doit être confisquée par une petit groupe, par une élite qui ne comprendrait pas le peuple.

Tous les week-ends, les villes sont bloquées par des milliers de carnavaliers qui entravent la circulation. Ils contraignent les plus âgés à rester enfermés. Nos ainés se  retrouvent coincés, craintifs qu’un malaise se déclare sans crier gare et que l’on ne saurait apaiser. Les pompiers étant trop occupés à l’essentiel.

Voilà donc que les hommes politiques surfent sur la vague populiste, aidés en cela par la science relayée par nos universitaires.  Le but n’est-il pas de contenter les masses ?

Cependant, l’alcool coule à flot, la drogue se diffuse, les agressions sexuelles se multiplient sans qu’une véritable réflexion sur le sens de ces excès ne soit proposée.

Et pendant ce temps béni du carnaval, nos enfants « courent », nos enfants « déboulent » parfois presque nus derrière les intellectuels du groupe VIM, ceux qui sont déjà « arrivés ».

VIM qui devient une référence pour nos enfants.

Des gestes obscènes se multiplient dans les rues sans qu’aucune autorité morale n’intervienne. Car critiquer les débordements du déboulé, c’est se mettre la population à dos.

Un nouveau nom apparait : les groupes à « po », reconnaissables par le goudron porté à même le corps avec les risques sanitaires pour l’individu que l’on peut facilement imaginer.

Et ce n’est pas un secret que de mentionner les « guerres » que se livrent les groupes..

Et les colloques sur la fonction du carnaval pleuvent, omettant l’essentiel : la critique constructive.

Il est vrai qu’il est plus aisé pour nos professeurs d’Université de « parader » à propos du carnaval devant un public  acquis à leur cause que de présenter une communication scientifique devant un parterre de chercheurs avertis.

C’est la philosophie du déboulé qui a envahi nos esprits en cette période et qui se diffuse l’année entière.

C’est donc la philosophie de l’insouciance qui marque notre époque.

Les réalités sont pourtant criantes : les résultats scolaires de nos élèves sont catastrophiques, un chômage endémique sans solution sous nos latitudes.

Savez-vous que nos enfants doivent s’inscrire à Parcoursup pour entamer des études supérieures ? Parcoursup est une plateforme Web destinée à recueillir et gérer les vœux d’affectation des futurs étudiants de l’enseignement supérieur français.

Nos enfants, s’ils ne sont pas brillants, s’ils ne présentent pas des bulletins de lycée honorables , ne seront pas retenus pour les formations de leur choix ou dans les établissements prestigieux.

Savez-vous qu’ils sont confrontés à la concurrence nationale, qu’ils sont en concurrence avec ceux qui ne déboulent pas ?

Nous aurons les miettes…

Nous sommes à une époque où les classements aux concours nationaux déterminent votre affectation.

Oui, on le voit déjà, très peu de postes à responsabilité sont tenus par des guadeloupéens. On préfère débouler..

Combien de médecins, de professionnels de santé guadeloupéens occupent des postes dans mes établissements ? Combien d’ingénieurs, de techniciens guadeloupéens  sont embauchés  pour la construction de ma nouvelle clinique à Saint Martin ??

Combien de magistrats de chez nous exercent cette fonction centrale pour notre île que de juger en accord avec notre culture holistique ?

Déboulons…

Déboulons…

Oui au carnaval, organisé dans des stades, pendant une durée limitée.

Quelle énergie dispersée aux quatre vents à apprendre des danses pendant des mois plutôt qu’utilisée à maitriser une langue étrangère !

Nous pourrions mettre à profit notre plasmacité, notre génie naturel, le fruit de nos  cultures métissées , notre créolité et planter les graines pour une  société en mouvement qui  transmettrait des valeurs de fraternité.

Je pense à nos illustres enseignants qui ont mon entière gratitude car ils se sont tant investis pour notre éducation.

Ceux que j’ai connus et qui sont devenus des amis, déboulaient à travers les livres.

Ils n’étaient pas des adeptes de la philosophie de l’insouciance.

Déboulons…

Déboulons…

*Docteur en Médecine
Docteur en Sociologie

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