PAR JEAN-MARIE NOL
La Guadeloupe, département français d’Outre-mer dont l’économie est déjà en régression, est à l’aube d’une transformation majeure tout comme son île sœur, la Martinique.
La mutation économique, induite par la révolution technologique de l’intelligence artificielle (IA), n’épargnera aucune région du monde, et la Guadeloupe et la Martinique devront s’adapter pour faire face aux défis et opportunités qui en découlent. Avec les grandes difficultés des finances publiques de la France et la possibilité d’une réduction drastique de la dépense publique, l’actuel modèle économique de la Guadeloupe montre ses limites et ne répond plus aux exigences de demain.
Cette situation exige une transformation profonde et rapide pour assurer la résilience et la prospérité de l’île dans un contexte de raréfaction des transferts financiers. Sans nul doute, les contraintes budgétaires françaises auront leurs répercussions en Guadeloupe. La France hexagonale fait face à des défis budgétaires significatifs. La dette publique élevée (3200 milliards d’euros) et le déficit budgétaire (153 milliards d’euros) exercent une pression considérable sur les finances de l’État. Dans ce contexte, une réduction des dépenses publiques est inévitable. Les transferts financiers vers les régions d’outre-mer, y compris la Guadeloupe, pourraient être réduits, ce qui aurait des répercussions directes sur l’économie locale.Les limites du modèle économique actuel sont indéniables.
Le modèle économique actuel de la Guadeloupe repose en grande partie sur des transferts financiers de l’État français, ainsi que sur une économie de consommation largement dépendante de l’importation de biens et de services. Ce modèle présente plusieurs faiblesses :
La dépendance excessive aux subventions : la Guadeloupe bénéficie de subventions et d’aides significatives de l’État français, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, des infrastructures et des aides sociales. Une réduction de ces transferts mettrait en péril de nombreux services essentiels et fragiliserait l’économie locale.
L’économie de consommation : l’économie de la Guadeloupe est majoritairement basée sur la consommation de produits importés, ce qui crée une balance commerciale déficitaire. Cette dépendance aux importations limite la capacité de l’île à développer des secteurs productifs et à créer des emplois locaux.
La faible diversification économique : le tissu économique guadeloupéen manque de diversification, avec une forte concentration dans quelques secteurs, tels que le tourisme, l’agriculture de rente coloniale (comme la banane et la canne à sucre) et le commerce. Cette concentration rend l’économie vulnérable aux chocs externes en provenance de la France hexagonale en proie actuellement à l’instabilité politique et au marasme économique .
Pour résister aux futurs dommages collatéraux, il est impératif de repenser rapidement le modèle de développement économique des îles des Antilles françaises.
Cette transition pose la problématique de passer d’un modèle économique basé sur la consommation à un nouveau modèle productif, plus résilient et adapté aux exigences du 21e siècle. Aimé Césaire, écrivain martiniquais de renom, avait déjà anticipé ces enjeux lors d’une rencontre avec le président François Mitterrand en 1985.
Dans son discours, Césaire soulignait l’importance de sortir de la condition d’éternelle protégée et de perpétuel assisté par le travail productif et créateur. Il appelait à une réforme économique accompagnant au préalable la réforme institutionnelle, insistant d’une part sur la nécessité d’un moratoire sur l’autonomie, mais également d’autre part sur la nécessité de rénover les rapports commerciaux encore imprégnés des séquelles du passé colonial.
Dans le monde d’aujourd’hui, radicalement différent de celui de Césaire, la question de l’intelligence artificielle devient centrale. Les campagnes électorales n’abordent guère l’impact de l’IA sur l’emploi dans les services en Guadeloupe, mais c’est pourtant un sujet crucial, non pas pour demain, mais déjà pour aujourd’hui.
Lorsque l’IA générative est apparue, beaucoup ont pensé que son impact se limiterait aux cols blancs, c’est à dire les cadres. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles, où l’automatisation touchait principalement les emplois manuels et répétitifs, cette fois, ce sont les tâches nécessitant jugement humain, créativité, et même empathie qui sont automatisées.
Comme le souligne Daniel Susskind dans son livre Un monde sans travail, les diplômes ne protègent plus contre cette vague d’automatisation. Cette réalité impose de repenser l’orientation des jeunes Guadeloupéens. Il est crucial de les diriger vers des métiers résistants à l’automatisation, ceux qui combinent tête, cœur et main.
Par exemple, dans le secteur de la santé particulièrement exposé à l’intelligence artificielle, si le radiologue est susceptible de disparaître avant le généraliste, et le généraliste avant l’infirmière, les progrès de la robotique complexifient encore cette équation. Des entreprises fabriquent désormais des robots capables de réaliser des tâches sensorimotrices complexes, dépassant ainsi le paradoxe de Moravec.
Les nouvelles générations de robots, dotés d’IA génératives ultraperformantes, sont capables de remplacer les humains dans les tâches manuelles et intellectuelles. Cette évolution pourrait conduire à l’émergence d’usines comme l’unité sucrière de Gardel sans salariés et une poignée de gros planteurs, des entreprises de construction voire commerciales et de services sans aucun travailleur humain.
Face à cette transformation, le discours dominant tente souvent de rassurer en affirmant que l’IA ne créera pas de chômage de masse, en partie parce que les emplois entièrement automatisables sont rares et que de nouvelles professions apparaissent, comme celle de data scientist. Toutefois, cette argumentation néglige le fait que les robots de nouvelle génération ne se limitent pas aux tâches répétitives et peuvent réaliser des tâches de toute nature.
La comparaison avec les révolutions industrielles passées est donc trompeuse, car l’IA ne se contentera pas d’attaquer un secteur particulier de l’économie guadeloupéenne. La création d’emplois pourrait ne pas compenser les suppressions, surtout si ces emplois requièrent une formation de très haut niveau souvent inaccessible à la majorité. Si l’IA supprime en Guadeloupe des milliers d’emplois bac-3 et en créé des centaines bac+10, le compte n’y sera pas pour les Guadeloupéens mais pour des travailleurs exogènes au pays.
Il est urgent de s’interroger sur le monde qui vient, à dix ou vingt ans, un monde dans lequel une grande partie du travail salarié tel que nous le connaissons pourrait disparaître. Que deviendront alors les jeunes Guadeloupéens, même diplômés, déjà confrontés à un chômage massif ?
Pour répondre à ces défis, la Guadeloupe doit engager une transition vers un nouveau modèle productif. Cela implique d’investir massivement dans l’éducation et la formation pour préparer les jeunes aux métiers de demain. Il est également essentiel de développer des secteurs économiques capables de résister à l’automatisation, en misant sur les compétences humaines irréductibles à la machine : créativité, empathie, et intelligence émotionnelle. Les autorités locales et nationales doivent également promouvoir l’innovation et l’entrepreneuriat, en créant un écosystème avec la création d’une nouvelle société financière de développement octroyant des prêts de 50 000 à 100 000 euros à taux zéro favorable uniquement aux start-ups et aux entreprises locales innovantes dans le secteur de l’agroalimentaire.
Cela peut passer par des incitations fiscales, des programmes de soutien à l’innovation, et des partenariats avec des institutions de recherche et des entreprises technologiques.
Enfin, il est crucial de mener une réflexion approfondie sur les politiques sociales et économiques pour garantir une transition juste et équitable. Cela pourrait inclure des mesures de protection sociale renforcées, des programmes de reconversion professionnelle et des initiatives visant à réduire les inégalités.
La Guadeloupe se trouvera très bientôt à un tournant de son développement économique. Face aux contraintes budgétaires de la France hexagonale et à la possibilité de réduction des transferts financiers, l’actuel modèle économique ne répond plus aux exigences de demain. Il est impératif d’adopter un nouveau modèle plus productif, innovant et résilient. En investissant dans la production locale, l’innovation, le tourisme durable, les infrastructures et l’entrepreneuriat, la Guadeloupe peut construire une économie plus autonome et prospère, capable de résister aux futurs chocs économiques de la révolution technologique de l’intelligence artificielle qui posera des défis majeurs.
Pour s’adapter et prospérer dans ce nouveau paradigme, l’île doit repenser son modèle de développement économique, investir dans l’éducation et la formation, et promouvoir l’innovation. Ce n’est qu’en embrassant ces transformations sans une idéologie institutionnelle qui enferme, mais avec courage et détermination de mener un projet économique ambitieux que la Guadeloupe pourra résister aux futurs dommages collatéraux et offrir un avenir serein à ses habitants.
Comme Aimé Césaire l’avait pressenti, il s’agit d’une question de dignité et de survie économique.
« Apatoudikouri, sé kaché i mèt »
Traduction littérale : Rien ne sert de courir si on ne sait où se cacher.
Moralité : Il faut savoir prévoir et pouvoir prendre les devants…
*Economiste