PAR JEAN-MARIE NOL*
Face à la problématique de la vie chère, la collectivité territoriale de la Martinique a récemment décidé d’exonérer totalement l’octroi de mer sur 6 000 à 7 000 produits alimentaires tout en maintenant ce prélèvement pour les produits non alimentaires, souvent considérés comme « de luxe » : électroménager, téléphonie, habillement, ordinateurs, etc.
Cette initiative, qui a pour but de baisser les prix des produits alimentaires, suscite des interrogations pour la Guadeloupe. Faut-il que l’île suive cette voie ?
Nous allons voir pourquoi une telle mesure pourrait ne pas être adaptée pour la Guadeloupe et pourrait même exacerber certaines des problématiques actuelles et rendre encore la vie plus chère comme ce qui s’est produit après 2009, et apporter de l’eau au moulin du gouvernement qui veut réformer l’ensemble du dispositif de l’octroi de mer considéré comme un facteur de vie chère.
Les Guadeloupéens ne peuvent pas prendre le risque d’une exonération de l’octroi de mer sur 7 000 produits même dans l’hypothèse hasardeuse d’une péréquation au moment où l’État réduit ses dotations aux collectivités locales et se désengage financièrement.
L’exonération de l’octroi de mer pour certains produits vise à réduire les prix à la consommation. Cependant, rien ne garantit que les grandes enseignes de distribution, qui jouent un rôle clé dans la structure des prix, répercuteront cette exonération de manière transparente.
En effet, les grandes surfaces réalisent une part importante de leurs bénéfices sur l’alimentaire, domaine où la concurrence avec des magasins spécialisés est moins forte. Laisser un champ libre sur ces produits pourrait encourager les marges à demeurer élevées même aux prix de contrôles renforcés .
Avec l’octroi de mer conservé sur les produits non alimentaires, la mesure pourrait entraîner une hausse des prix sur l’électronique, l’habillement, et autres produits manufacturés. En déchargeant certains produits alimentaires de cette taxe, la perte de recettes publiques doit être compensée, ce qui conduit à la péréquation à savoir une augmentation de l’octroi de mer sur les produits non alimentaires.
De fait, cela risque de déplacer le fardeau de la vie chère d’un secteur à un autre, sans pour autant résoudre l’ensemble du problème de la cherté de la vie. La perception de produits de consommation comme « de luxe » peut aussi poser question, car beaucoup de ces articles sont devenus indispensables pour l’ensemble des foyers , surtout dans les domaines de la téléphonie et des ordinateurs, voitures, etc. nécessaires aux études et au travail.
La crise inflationniste actuelle n’épargne aucun territoire, y compris les DROM. Les prix de nombreux produits alimentaires ont subi une hausse continue en raison des coûts de transport et d’importation. En parallèle, les salaires n’augmentent pas au même rythme, ce qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat.
Exonérer temporairement certains produits alimentaires de l’octroi de mer ne suffira probablement pas à inverser cette tendance, car les causes de l’inflation sont structurelles et dépassent la simple question de la fiscalité locale.
L’État a déjà acté une baisse de la TVA sur 69 familles de produits alimentaires dans tous les DROM. Cette réduction de la TVA permet une baisse généralisée des prix pour ces produits mais en introduisant aussi une péréquation avec une distinction entre « produits de première nécessité » et « produits de luxe ».
En privilégiant cette voie, l’État ne permettrait pas une baisse plus harmonieuse des prix et prend le risque de fragiliser les secteurs non alimentaires. De plus, cette préférence à une baisse générale indifférenciée est une approche qui n’impacte pas les recettes des collectivités locales, qui restent cruciales pour le financement des services publics.
Enfin, exonérer de l’octroi de mer certains produits tout en augmentant son taux sur d’autres pourrait accentuer les inégalités sociales en Guadeloupe. En effet, les produits qualifiés de « premium » sont parfois perçus comme des biens de consommation pour des catégories aisées.
Cependant, la téléphonie, l’informatique ou l’électroménager sont aujourd’hui des produits quasi-indispensables pour l’ensemble des Guadeloupéens. Le risque est donc de pénaliser les ménages moins favorisés, qui verraient leurs dépenses augmenter pour accéder à ces biens essentiels.
Plutôt que de suivre le modèle martiniquais, la Guadeloupe pourrait se tourner uniquement vers des mesures de réduction de TVA , d’une aide financière au fret et de financement de la continuité territoriale qui profiteraient à une baisse sur une plus large gamme de produits.
Une réflexion approfondie sur les mécanismes de contrôle des marges de la grande distribution semble également essentielle. C’est la grande distribution qui doit supporter l’essentiel de l’effort du fait de ses marges abusives. Ces mesures permettraient de réduire l’impact de la vie chère sans alourdir le coût des biens manufacturés, tout en maintenant les recettes locales essentielles au fonctionnement des collectivités et au développement économique de l’île.
Mais, l’essentiel ne réside pas à ce niveau de baisse conjoncturelle des prix sachant que le dispositif envisagé pour la Martinique est expérimental pour une période de trois ans. Pour réduire véritablement la cherté de la vie, une réforme du modèle économique hérité de la départementalisation est plus que nécessaire.
La création d’une économie plus autosuffisante, en favorisant la production locale et en diminuant la dépendance aux importations, offrirait non seulement une meilleure résilience face aux fluctuations mondiales, mais permettrait également d’offrir aux habitants des produits à des prix plus abordables et de renforcer l’économie locale en faisant baisser les prix de manière durable.
En effet, la question de la vie chère dans les départements d’outre-mer (DOM) comme la Guadeloupe et la Martinique trouve sa source dans des fondements économiques issus de la départementalisation. Ce modèle économique a amplifié la dépendance à l’importation et fragilisé la production locale, rendant difficile toute tentative de maîtrise des coûts de la vie.
Voici pourquoi s’attaquer à ce modèle avec en sus une réforme de la problématique des revenus est crucial pour réduire la cherté de la vie : le modèle économique de la départementalisation a instauré une dépendance structurelle aux importations avec l’aide de la surrémunération des 40% de vie chère des fonctionnaires et assimilés pour la plupart des biens de consommation.
Les territoires ultra-marins, bien qu’éloignés de la France hexagonale , appliquent en grande partie des normes et habitudes de consommation calquées sur celles de l’Hexagone. Cette dépendance est un facteur majeur de cherté, car les produits importés subissent des coûts additionnels liés aux marges abusives, au transport, aux taxes douanières et aux fluctuations des prix mondiaux.
Cette situation place les consommateurs ultra-marins dans une position de dépendance, où ils sont souvent contraints de payer des prix élevés pour des produits de première nécessité. Réduire cette dépendance en favorisant les productions locales avec à la clé une meilleure structuration préalable des filières agricoles notamment du maraichage pourrait permettre de diminuer ces coûts.
C’est dans cette optique qu’il faut tenter de stopper la déliquescence de la production locale qui souffre d’une absence de compétitivité. Le modèle économique de départementalisation a été mis en place avec l’idée de compenser les contraintes géographiques et économiques de ces territoires via des transferts sociaux et économiques.
Or, en négligeant de soutenir efficacement la production locale (agriculture, industrie agroalimentaire), le modèle a peu à peu affaibli le tissu agricole productif local.
La production locale de biens, notamment alimentaires, est aujourd’hui largement insuffisante et bien trop chère pour répondre aux besoins actuels de la population.
En soutenant judicieusement la production locale, il serait possible d’accroître l’autonomie alimentaire et économique des territoires, tout en limitant l’impact des fluctuations des prix mondiaux.
Par exemple, développer des filières de production agricole ou de transformation industrielle adaptées aux besoins locaux à partir de l’importation de matières premières primaires ( blé, fruits, légumes, aliments pour animaux etc..) en provenance de l’Amérique du Nord et du Sud pourrait alléger les coûts d’importation et offrir des produits transformés sur place à des prix plus accessibles.
Une réforme économique orientée vers une plus grande résilience permettrait ainsi à la Guadeloupe de mieux se protéger des fluctuations économiques internationales en développant des filières locales plus solides et moins soumises aux variations .
La départementalisation a permis d’intégrer les DOM au modèle républicain français, mais souvent sans tenir compte des réalités économiques et géographiques locales. Un modèle économique réformé permettrait de repenser les aides et subventions ( POSEI)pour qu’elles favorisent la diversification de la production locale plutôt que de se concentrer sur l’importation de produits à moindre coût en provenance de l’Hexagone et qui signerait la mort de la production locale.
Par exemple, des aides pourraient être orientées vers la modernisation des infrastructures agricoles, le soutien aux circuits courts, et la formation d’une main-d’œuvre qualifiée pour renforcer les capacités de production sur place avec du matériel agricole innovant et qui intègre l’intelligence artificielle.
Favoriser la production locale serait également une occasion de créer des emplois, d’accroître les compétences locales, et de dynamiser l’économie au niveau régional. Une transition vers une économie plus autonome pourrait donner naissance à de nouvelles filières économiques et réduire la dépendance aux transferts financiers de l’État.
Mais, pour ce faire, il faudrait anticiper dès maintenant sur les mesures structurelles nécessaires à la refonte du modèle économique de la Guadeloupe.
« Sé Bèf douvan ki ka bouè dlo klè « .
Traduction littérale : ce sont les boeufs devant -à la rivière- qui boivent de l’eau claire.
Moralité : Les premiers à anticiper sont les mieux servis et ce sont eux qui récoltent en définitive la mise.
*Economiste