JEAN-MARIE NOL*
La crise sociale qui secoue actuellement la Martinique n’est pas seulement une révolte contre la vie chère. Les violences, pillages et destructions d’entreprises qui ont éclaté sur l’île ne peuvent être réduits à de simples « dégâts collatéraux » comme l’analyse le professeur en psychiatrie Armand Charles Nicolas.
Nous sommes bien en présence d’une psychose collective de nature identitaire et d’une crise systémique qui ne se terminera certainement pas avec la signature d’un protocole d’accord sur les moyens envisagés par les acteurs politiques et économiques pour lutter contre la vie chère. La crise sociale en Martinique, centrée autour de la vie chère, risque en effet plutôt à court et moyen terme de précipiter une crise économique et financière aujourd’hui latente aux conséquences potentiellement dévastatrices pour l’île. Cette crise à venir serait le fruit de la conjonction de plusieurs facteurs structurels, hérités du modèle politique et économique de la départementalisation, et des dynamiques idéologiques actuelles de radicalisation sociale et politique. Voici selon notre analyse basée sur la prospective les principales modalités de cette crise à venir, ainsi que son impact sur le modèle économique actuel martiniquais hérité de la départementalisation.
1- Il faut s’attendre à une réduction des transferts financiers de l’État .
La Martinique dépend lourdement des transferts publics de l’État français, une caractéristique centrale du modèle économique issu de la départementalisation de 1946. Ces transferts, qui prennent la forme de subventions, d’aides sociales et d’investissements publics, permettent à l’île de compenser ses faiblesses économiques structurelles, notamment son manque de compétitivité, sa faible diversification et sa dépendance aux importations. Cependant, dans un contexte où la France hexagonale fait face à des contraintes budgétaires croissantes, la persistance des tensions politiques et sociales en Martinique pourrait inciter le gouvernement central à revoir à la baisse son soutien financier aux Outre-mer.
En effet, le budget 2025 de la France prévoit déjà des coupes budgétaires importantes dans plusieurs secteurs, y compris pour la mission Outre-mer, avec une réduction drastique de 300 millions d’euros. Si ces réductions venaient à se confirmer, la Martinique pourrait voir ses infrastructures publiques se dégrader, en raison d’une diminution des financements pour l’entretien et la modernisation des routes, hôpitaux, écoles, et autres services essentiels. Cela affecterait directement le quotidien de la population, entraînant une baisse de la qualité des services publics, une dégradation des conditions de vie et un approfondissement de la précarité, notamment dans les zones rurales et les quartiers les plus défavorisés.
2- Un choc financier interviendra sur les finances locales.
Le modèle économique de la Martinique repose aussi sur une forte intervention des collectivités locales, dont la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), qui joue un rôle central dans la gestion des infrastructures, des services publics et du développement économique local. Toutefois, si les dotations et transferts financiers de l’État venaient à être réduits, la CTM se retrouverait avec des marges de manœuvre budgétaires encore plus restreintes (à noter qu’il manque déjà 200 millions d’euros dans la trésorerie de la CTM) Déjà confrontée à des difficultés financières, elle pourrait être contrainte d’augmenter les impôts locaux pour compenser la baisse des transferts, ce qui aurait pour effet d’alourdir encore le fardeau fiscal des entreprises et des ménages martiniquais.
Un autre risque serait que la CTM doive réduire ses dépenses, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’aide sociale et des infrastructures. Une telle réduction des services publics pourrait exacerber la crise sociale, augmenter le mécontentement populaire, et conduire à de nouvelles vagues de manifestations. Sur le plan économique, la réduction des investissements publics affaiblirait encore davantage la capacité de la Martinique à attirer des capitaux privés et à stimuler son économie, accentuant son isolement.
3- On va vers un affaiblissement du secteur privé et une montée du chômage.
Le secteur privé martiniquais, en grande partie constitué de petites et moyennes entreprises (PME) dans le commerce, les services et le BTP, est déjà fragile, notamment en raison de la dépendance de l’île à la consommation et aux importations, de ses coûts élevés de production et d’un accès limité aux marchés internationaux. Une réduction des subventions publiques et des investissements de l’État affaiblirait encore davantage ce tissu économique. Les entreprises locales, déjà touchées par les violences et les destructions liées aux manifestations, risqueraient de faire faillite, incapables de résister à la contraction de la consommation un des piliers de l’activité économique.
De plus, la réduction des aides publiques et des investissements aurait un effet immédiat sur l’emploi. Le secteur public étant le principal employeur en Martinique, une réduction des effectifs publics ou des projets financés par l’État entraînerait une hausse significative du chômage, qui est déjà plus élevé que dans l’hexagone. Ce chômage accru, couplé à une précarisation des emplois existants, risquerait d’amplifier les tensions sociales et d’accentuer la polarisation politique sur l’île.
4- On risque de se diriger vers une fuite des investisseurs et donc une perte de confiance dans les élus locaux .
La violence des manifestations et l’instabilité politique engendrée par la montée des mouvements autonomistes et anti-colonialistes pourraient provoquer une fuite des investisseurs, tant nationaux qu’étrangers notamment dans le secteur des hautes technologies. Le climat de défiance à l’égard de l’autorité de l’État, combiné à l’incertitude sur la trajectoire politique de l’île, découragerait les entreprises de s’implanter ou de rester en Martinique. Déjà, certains investisseurs hésitent à placer des capitaux dans un territoire perçu comme risqué en raison de sa dépendance aux aides publiques et de la volatilité de son contexte social.
Le modèle économique hérité de la départementalisation, basé sur la continuité des liens économiques et financiers avec la « métropole », serait directement affecté par cette perte de confiance. Sans un flux constant de capitaux extérieurs et d’investissements publics, l’économie locale, peu diversifiée et largement dépendante du commerce et des services, pourrait entrer très bientôt dans une spirale de récession. La baisse des investissements affecterait particulièrement les secteurs du tourisme, de l’immobilier, de la construction et des infrastructures, qui sont des moteurs essentiels de l’économie martiniquaise.
5- On peut également assister à un possible renforcement des inégalités sociales et à la montée de la précarité dès la fin de l’année.
La réduction des transferts publics et des investissements, associée à la fuite des capitaux privés, pourrait conduire à un creusement des inégalités sociales en Martinique. Les zones les plus défavorisées, où le taux de chômage est déjà élevé et où les conditions de vie sont précaires, seraient les plus durement touchées par la contraction de l’activité économique. Les ménages les plus pauvres, qui dépendent en grande partie des aides sociales pour subvenir à leurs besoins, seraient particulièrement affectés par une réduction des allocations publiques et des subventions.
Cette montée de la précarité risquerait d’alimenter encore davantage la contestation sociale, renforçant un cercle vicieux où la crise économique alimente les tensions sociales, et où ces tensions aggravent la crise économique en décourageant les investissements et en affaiblissant les institutions publiques.
6- Quel sera l’impact sur le modèle économique hérité de la départementalisation ?
Le modèle économique de la Martinique, issu de la départementalisation, repose sur une intégration forte avec la France métropolitaine. Cette intégration se manifeste par des transferts publics et financiers importants, un alignement sur les normes et les politiques françaises, et une dépendance économique à l’égard de la métropole pour l’importation de biens et services. Si les tensions actuelles se traduisent par un affaiblissement de ces liens, la Martinique pourrait être confrontée à un bouleversement de son modèle économique.
À moyen – long terme, la crise économique et financière pourrait pousser l’île à reconsidérer son modèle de développement. Face à la baisse des financements publics, la Martinique serait contrainte de diversifier davantage son économie pour réduire sa dépendance à l’État français. Cela pourrait passer par le développement de secteurs comme l’agriculture durable, les énergies renouvelables, et le tourisme responsable, mais cela nécessiterait des réformes profondes accompagnées de financement très importants et un climat de stabilité politique et sociale, qui font actuellement défaut.
En résumé, la crise sociale de la vie chère actuelle en Martinique risque de déboucher sur une crise économique et financière majeure, marquée par une réduction des transferts publics, un affaiblissement du secteur privé, une montée du chômage, et une fuite des investisseurs. Ces dynamiques pourraient bouleverser le modèle économique hérité de la départementalisation, poussant l’île vers une période de récession économique et de précarité sociale accrue, avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour sa population
En effet, les actes de déstabilisation sont devenus aujourd’hui un élément central des manifestations, les alimentant et renforçant la pression sur l’État. Derrière cette agitation, se cache une réalité plus complexe, où la frustration face à la vie chère sert de toile de fond à une profonde crise identitaire et à une remise en cause plus profonde de l’autorité de l’État français.
Loin d’être un simple mouvement social, la crise en Martinique reflète une radicalisation qui s’est nourrie de décennies de tensions identitaires et d’un ressentiment envers les symboles du pouvoir. Les forces de l’ordre, représentées par les CRS envoyés pour rétablir l’ordre, sont devenues des boucs émissaires, tout comme les békés, descendants des colons et perçus comme détenant une part disproportionnée du pouvoir économique. Cette mise en cause des représentants de l’État et des élites économiques est ancrée dans un mécanisme de projection où l’autre, souvent blanc, est tenu pour responsable des maux qui frappent l’île.
La situation actuelle est aussi le symptôme d’un recul de l’autorité publique en Martinique. Les événements récents, marqués par l’éviction progressive du préfet dans la gestion des négociations et son humiliation publique lors de la troisième table ronde à la CTM , montrent à quel point l’État a perdu de son influence. Le fait que le préfet ait été remplacé dans les discussions par le président du conseil exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique, Serge Letchimy, symbolise ce transfert subliminale de pouvoir.
Les négociations, qui auraient dû se tenir à la préfecture, ont été déplacées au siège de la collectivité, ce qui illustre clairement un affaiblissement du pouvoir central. De plus, la décision de la CTM de voter une motion demandant le départ des CRS, bien qu’elle sorte de son cadre de compétences, a amplifié ce sentiment de défiance envers l’État.
Cette crise n’est pas nouvelle en Martinique, où la question identitaire et les aspirations autonomistes voire indépendantistes ont nourri les discours politiques depuis des décennies. Cependant, la violence qui accompagne désormais ces revendications, symbolisée antérieurement par la destruction de statues ou la remise en cause récurrente de la présence des forces de l’ordre, marque une escalade.
Les actes de violence et les manifestations deviennent ainsi autant de moyens d’exprimer un rejet non seulement de la vie chère, mais aussi d’un ordre établi jugé trop lié à l’héritage colonial français.
Mais cette contestation a un prix, et les conséquences de cette défiance pourraient être lourdes, notamment sur le plan économique. La Martinique, comme d’autres territoires ultramarins, dépend largement des transferts financiers de la France hexagonale pour maintenir son économie à flot. Or, dans un contexte budgétaire difficile pour la France, où l’austérité est à l’ordre du jour, la radicalisation des mouvements en Martinique risque de jouer en défaveur de l’île. L’ austérité budgétaire en marche actuellement en France est un signe avant-coureur de ce que pourrait devenir l’avenir économique de la Martinique si la situation continue à se détériorer.
Le gouvernement français pourrait être tenté de réduire son soutien financier aux territoires perçus comme réfractaires à l’autorité publique. Une telle réduction des aides aurait des conséquences dramatiques pour une île où l’économie est déjà fragilisée par une dépendance aux importations et un taux de chômage élevé. Si les entreprises locales, déjà touchées par les violences et les destructions, ne reçoivent plus le soutien public nécessaire, de nombreux secteurs économiques risquent de s’effondrer à brève échéance. La baisse des investissements publics dans les infrastructures, essentielle pour maintenir un minimum de dynamisme économique, ne ferait qu’aggraver une situation déjà très précaire.
Sur le plan politique, l’affaiblissement de l’autorité de l’État pourrait renforcer les mouvements autonomistes et indépendantistes, qui voient dans cette crise une opportunité pour avancer leur agenda. La remise en cause du pouvoir préfectoral et le rôle accru de la CTM dans la gestion de la crise reflètent une montée en puissance de ces courants politiques.
Si la Martinique continue sur cette voie, elle pourrait se retrouver dans une impasse, tiraillée paradoxalement entre des aspirations autonomistes et indépendantistes de plus en plus fortes et une dépendance structurelle à l’égard de la France pour son développement économique.
En outre, l’instabilité politique et la violence qui en découlent risquent de décourager les investissements privés. Les entreprises extérieures, déjà hésitantes face à une conjoncture mondiale incertaine, pourraient percevoir la Martinique comme un territoire trop risqué. Cela priverait l’île de ressources indispensables à son développement économique, notamment dans des secteurs comme le tourisme, le transport, l’agriculture ou les nouvelles technologies.
À cela s’ajoute la menace d’une récession durable, alimentée par la contraction de la dépense publique et l’absence de perspectives économiques claires. Cette crise est donc bien plus qu’une simple lutte contre la vie chère. Elle incarne un tournant dans les relations entre Paris et Fort-de-France, avec des enjeux politiques, économiques et identitaires profondément imbriqués. L’humiliation subie par l’État français à travers la gestion de crise d’efficiente et la gestion chaotique des relations État/CTM pourraient marquer le début d’une période d’incertitude pour la Martinique.
Si des solutions ne sont pas rapidement trouvées, les mois à venir pourraient voir l’île plonger dans une spirale de récession, d’isolement politique et de radicalisation identitaire. La Martinique se trouve ainsi à la croisée des chemins, entre un bras de fer avec l’État français et une réalité économique qui la rend toujours plus dépendante de la France hexagonale.
L’avenir de l’île dépendra en grande partie de la capacité des acteurs politiques locaux et nationaux à trouver un équilibre entre ces différentes forces. Les mois à venir seront déterminants pour l’avenir de l’île, et le moindre faux pas pourrait plonger la Martinique dans une crise encore plus profonde, à la fois politique, sociale, économique, et surtout financière.
* » Zot ka chèché Diab’ tren » .
Ce proverbe créole traduit bien l’état d’esprit d’une partie de l’opinion publique martiniquaise qui selon le professeur Armand Charles Nicolas se livre une compétition à celui qui sera le plus identitaire, le plus ethnique , le plus nationaliste. Notre époque est dominée par le pathos, terme grec pour désigner les émotions et les passions dans la philosophie d’Aristote notamment. En gros, il s’agit d’agir, de réagir, d’interpréter le monde et les événements selon le critère des passions vécues. Il n’est pas question de faire preuve de discernement, de prudence ou encore de réflexion sur les faits vécus. Non, pas besoin, car le ressenti et l’émotion permettent de dire le vrai. De nombreux exemples des dernières années peuvent démontrer la domination de ce pathos sur la raison.
Le pire dans cette façon d’appréhender la crise sociale de la vie chère est cette prédominance de l’émotionnel , c’est que l’on ne va pas rationnellement au fond des choses puisque l’on se contente d’effleurer les sujets cruciaux de l’heure sans jamais apporter des solutions adaptées et concrètes pour transformer le modèle économique et social. Aux Antilles, la raison s’efface, l’émotion domine. En Guadeloupe et Martinique, le débat économique et financier semble être prisonnier d’une dictature émotionnelle qui déforme la réalité et empêche toute réforme constructive. L’Histoire abonde de fausses bonnes idées, de propositions de solutions simples, trop simples, pour régler des problèmes complexes perçus comme urgents et qui ont abouti à des désastres. Alors, pour sûr que dans quelques années, ce sera crise bis répétita puissance 2 …!
*Economiste