Opinion. La déchéance des îles

Luc Lamin et Henri Hazaël-Massieux, auteurs d’origine antillaise, partagent leur analyse de la crise sociale que traversent la Guadeloupe et la Martinique.

Nous assistons avec tristesse et inquiétude aux événements qui terrorisent nos compatriotes de Guadeloupe et de Martinique, et qui nous conduisent à nous interroger, d’autant plus que l’impuissance semble avoir frappé nos responsables locaux.

La Guadeloupe et la Martinique sont en effet entrés dans une phase de désordres liés initialement à l’obligation vaccinale contre le Covid-19.

Des images exposées avec complaisance

Cependant, les troubles violents, qui sévissent notamment en Guadeloupe et qui ont été exposés avec complaisance en France hexagonale par les médias, ne tiennent pas essentiellement au refus d’une partie des populations locales de se faire vacciner et de manifester son mécontentement.

Nous avons pu assister ainsi au spectacle de voyous profitant de l’occasion pour brûler les biens de leurs compatriotes, à celui de malheureux affolés quittant leur domicile, ou fuyant leur quartier en attendant que le calme revienne, tandis que des observateursprenaient des photos dans l’intention de les publier sur les réseaux sociaux…, comme pour imiter ce qui se fait en permanence dans l’Hexagone.

Des colonies de productions à des colonies de consommation

Les principes adoptés lors de l’abolition de l’esclavages, fondés sur l’entraide, le respect et la tolérance, la volonté, en vivant ensemble, de faire triompher les valeurs universelles, n’ont donc pas été respectés.

Il y a lieu par conséquent de s’interroger sur les raisons de la susceptibilité de la jeunesse et de sa hargne à l’encontre du système instauré dans ce qu’il est convenu d’appeler les « départements d’outre-mer ».

En réalité, tout a été fait pour permettre de passer d’un statut de colonies de production à celui de colonies de consommation. Le retrait, dès l’après-Seconde guerre mondiale, des grandes entreprises européennes de production (notamment de sucre de canne), ayant entrainé un chômage important, il convenait d’y trouver des solutions.

Un exode massif

La première mesure fut d’organiser un exode massif de la population vers l’Hexagone, ce qui a eu pour conséquence de priver les territoires concernés de leurs forces vives*.

Pour la population restée sur place, la principale préoccupation a été de lui donner les moyens de consommer : cela explique pourquoi les aides diverses, les produits de taxes comme l’octroi de mer, les allocations familiales, les aides aux communes firent flores.

Face à la voracité des grandes entreprises

En fait, l’argent redistribué par l’intermédiaire des communes (les agents de ces dernières sont en moyenne en nombre deux fois supérieurs à ceux des communes de l’Hexagone) autorise les populations locales à consommer massivement les produits (souvent de qualité médiocre) importés de France hexagonale. Le solde de la balance entre la Guadeloupe par exemple et la France, est toujours largement à l’avantage de cette dernière…

Cependant, depuis 1945, la situation des prétendus « départements d’outre-mer », soumis à la voracité des grandes entreprises européennes, n’a cessé de se dégrader :

  1. Les excès de planteurs de bananes ont atteint un degré de perversité inégalé

En toute connaissance de cause, ils n’ont pas hésité à utiliser en Guadeloupe et en Martinique, jusqu’en 1993, la chlordécone, un insecticide utilisé massivement pour lutter contre le charançon du bananier, et qui a contaminé les sols, les eaux souterraines, les rivières et le littoral marin ainsi que les animaux d’élevage via leur alimentation Par exemple, une large partie de la population masculine en Guadeloupe souffre de ce fait de cancers de la prostate. Les pouvoirs publics observent sur ce point un étonnant silence. La chlordécone a une durée de vie dans les sols de 500 ans environ…

2. Le refus d’assurer les investissements de base nécessaire à une vie normale

En Guadeloupe par exemple dans de nombreuse communes les habitants n’ont l’eau courante au robinet qu’une ou deux heures par jour, faute que les canalisations aient été normalement entretenues depuis plusieurs dizaines d’années…

3. La corruption, touche à peu près toutes les couches de la société, et particulièrement la classe politique

Tout devient acceptable dès lors qu’il y a pots de vins et dessous de table.

Aucun des problèmes dont souffre une large partie de la population n’a fait l’objet d’une réelle attention des pouvoirs publics, quand on sait qu’en Guadeloupe notamment, selon l’INSEE, 34 % de la population, vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Dans de telles conditions, peut-on vraiment s’étonner qu’une partie des habitants des îles soit encline à se révolter à la première occasion ?

Luc Lamin (La France en perdition, 2019. Les Ratés de la démocratie, 2021) et Henri Hazaël-Massieux (Chabine miroir, 2006. Zombi a Chabine, 2009)

*En 1945, la Guadeloupe et la Martinique étaient les régions les plus jeunes de France. En 2040, elles en seront les plus vieilles…
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