Opinion. La crise de la vie chère en Martinique est le symptôme révélateur d’un modèle économique inefficace et obsolète

PAR JEAN-MARIE NOL*

Depuis plusieurs semaines, la Martinique est en proie à un climat social électrique, alimenté par des frustrations anciennes et des revendications exacerbées.

Nous sommes bien aujourd’hui confronté à une impasse, car les annonces du ministre des Outre-mer, François-Noël Buffet, lors de sa visite récente, n’ont pas suffi à apaiser les esprits. Au contraire, l’arrestation du leader du mouvement contre la vie chère, Rodrigue Petitot, a attisé une colère latente qui a remis le feu aux poudres. Entre inégalités économiques historiques, méthodes de gestion contestée de la vie chère et manque de dialogue, la situation met en lumière les défis profonds que doit affronter l’île.

Parmi ces défis, il y a la volonté de mettre fin à l’exclusif colonial avec la refonte du modèle économique actuel héritage de la departementalisation. La récente visite du ministre des Outre-mer, François-Noël Buffet, n’a pas permis de calmer les tensions. Les annonces faites, notamment sur la baisse des prix de certains produits de consommation courante, ont été jugées insuffisantes, voire déconnectées des réalités locales, ce qui illustre la profondeur du malaise sociétal qui agite la Martinique.

Les problématiques auxquelles l’île est confrontée trouvent leurs racines dans des héritages historiques complexes. La départementalisation, instaurée en 1946, a certes permis certains progrès sociaux importants, mais elle a également figé un modèle économique dépendant et inadapté aux spécificités contemporaines locales. Ce système, qualifié par certains d' »exclusif colonial modernisé », repose sur des relations de dépendance économique avec la métropole française.

Les grands groupes familiaux, qui dominent le marché local, concentrent l’essentiel des richesses et exercent un quasi-monopole sur des secteurs stratégiques tels que l’agriculture d’exportation, la grande distribution, l’hôtellerie, le secteur de l’immobilier, l’automobile, le BTP ou les télécommunications. Cette situation nourrit un sentiment d’injustice et un rejet larvé de l’ordre économique actuel par une grande partie de la population.

La question de la vie chère, au centre des revendications actuelles, illustre parfaitement ces dysfonctionnements. L’annonce d’une baisse de 20 % sur 6 000 produits de consommation courante, financée par des exonérations fiscales et par un budget de six millions d’euros pour la continuité territoriale, se veut une réponse immédiate à la crise. Pourtant, cette mesure est largement critiquée pour son caractère limité et son incapacité à s’attaquer aux causes profondes de la vie chère.

De nombreux analystes soulignent que le problème dépasse largement la seule question alimentaire. Si la baisse des prix des produits de première nécessité représente un soulagement pour les ménages, elle ne constitue qu’un pan marginal des dépenses. La majorité des coûts reste concentrée dans d’autres secteurs, tels que les pièces détachées automobiles, les matériaux de construction, les billets d’avion ou les services, qui restent hors du champ des mesures annoncées.

Le manque de transparence et de contrôle sur les marges réalisées par les grands groupes renforce la défiance , et ce d’autant que la baisse de la TVA et de l’octroi de mer n’aurait qu’un effet marginal de l’ordre de 8% sur les prix . 

Les structures en charge de surveiller les pratiques commerciales, comme les observatoires des prix, des marges et des revenus, disposent de moyens dérisoires, rendant leur mission quasi impossible. Cette situation alimentera de nouveau un sentiment d’impuissance et de colère, tant envers les acteurs politiques et économiques locaux qu’envers l’État, perçu comme complice des élites économiques par son inaction ou son incapacité à agir en profondeur.

Certaines collectivités locales envisagent même de financer leurs propres dispositifs de contrôle, une démarche symptomatique du désengagement financier de l’État.

Au-delà des enjeux économiques immédiats, la crise actuelle met en lumière la nécessité d’une refonte complète du modèle de développement martiniquais. La fin de l’exclusif colonial, c’est-à-dire la rupture avec une organisation économique dépendante de la métropole, est un impératif pour répondre à moyen – long terme aux aspirations de la population. Cette transformation ne pourra se faire sans une révision des relations commerciales entre la Martinique et la France, ni sans une redéfinition des priorités économiques, en faveur d’une autonomie économique accrue et d’un développement durable adapté aux spécificités locales.

Cela implique de diversifier les sources d’approvisionnement des marchandises, de réformer les filières agricoles et secteurs économiques, de valoriser les productions locales et de réduire la dépendance excessive aux importations. Cependant les tensions persistent  autour de la question de la vie chère, régulièrement mise en avant par les médias et les acteurs sociaux.

Pourtant, réduire cette problématique à une simple question de coût de la vie revient à occulter les véritables causes profondes d’un malaise bien plus complexe. La vie chère, loin d’être une crise en elle-même, constitue avant tout le symptôme d’une inefficience systémique du modèle économique martiniquais. Analyser cette problématique nécessite une plongée dans les rouages sociaux, économiques et culturels de l’île.

Le premier facteur explicatif réside dans la structure économique de la Martinique, héritée d’un passé colonial encore omniprésent dans les mentalités et les pratiques. L’île, bien que dotée d’un potentiel agricole et touristique non négligeable, reste fortement dépendante des importations pour répondre à ses besoins essentiels.

Plus de 80 % des biens de consommation courante proviennent de l’extérieur, principalement de la France hexagonale, avec des coûts additionnels liés aux frais de transport, aux taxes spécifiques et aux marges des intermédiaires. Cette situation, fruit d’un manque de diversification économique et d’une valorisation insuffisante des ressources locales, contribue directement à l’augmentation des prix.

Mais, cette dépendance est elle-même le résultat d’une politique économique qui a longtemps ignoré la nécessité de renforcer l’autonomie et la résilience du territoire.

La question du foncier et de l’aménagement du territoire constitue une autre faille majeure du modèle martiniquais. Alors que l’agriculture pourrait jouer un rôle central dans la réduction des importations et l’amélioration de la souveraineté alimentaire, elle reste sous-exploitée.

Les terres agricoles, souvent accaparées par une minorité, sont laissées en friche ou détournées vers des usages non productifs tel que la spéculation immobilière. Parallèlement, les jeunes agriculteurs peinent à accéder au foncier, découragés par des contraintes administratives et des coûts élevés. Ce paradoxe illustre l’absence de vision stratégique dans la gestion des ressources naturelles et le manque de volonté politique pour encourager un développement durable et inclusif.

Sur le plan sociétal, la crise de la vie chère traduit également une fracture sociale grandissante. Une partie significative de la population martiniquaise vit sous le seuil de pauvreté, avec des revenus insuffisants pour faire face à des prix souvent équivalents, voire supérieurs, à ceux de la métropole. Cette inégalité est exacerbée par un marché du travail atone, marqué par un chômage chronique, notamment chez les jeunes.

Les opportunités d’emploi, limitées et concentrées dans les secteurs des services peu porteurs, ne permettent pas de générer une dynamique économique capable d’entraîner une amélioration du niveau de vie général. À cela s’ajoute une faible valorisation des compétences locales, avec une fuite des cerveaux persistante vers l’Hexagone ou d’autres horizons, privant l’île de son capital humain le plus prometteur.

Il est également crucial d’interroger le rôle des grandes enseignes de distribution et des monopoles commerciaux qui dominent l’économie martiniquaise. Ces acteurs, souvent issus de groupes intérieurs et extérieurs au territoire, imposent des pratiques commerciales peu favorables aux consommateurs locaux.

Les marges pratiquées, en dépit de contrôles sporadiques, reflètent une dynamique de profit qui ne tient pas compte des réalités économiques des ménages martiniquais. Cette situation est symptomatique d’un manque de régulation et d’une absence de réelle concurrence, qui maintiennent les prix à un niveau artificiellement élevé. 

En outre, la dépendance vis-à-vis de l’État français, bien que garantissant un certain niveau de vie grâce aux transferts sociaux et aux subventions, constitue un frein à l’autonomisation économique de l’île. Ce modèle de dépendance perpétue une relation asymétrique où la Martinique reste un réceptacle des politiques décidées ailleurs, sans véritable prise en compte des spécificités locales.

Une réorientation vers une autonomie économique réelle, bien qu’elle semble difficile à court terme, pourrait être une voie pour sortir de cette impasse.

Enfin, il convient de souligner l’importance des mentalités et des comportements individuels dans cette dynamique. L’omniprésence de produits importés dans les habitudes de consommation témoigne d’une forme de désaffection pour les produits locaux. Cela traduit une absence de fierté et de valorisation du « fait en Martinique », mais également un manque d’éducation à la consommation responsable. Renverser cette tendance nécessite des efforts collectifs pour sensibiliser la population et encourager une production locale diversifiée et accessible.

En somme , ce que l’on qualifie de « crise de la vie chère » en Martinique n’est qu’une manifestation d’une crise sociétale bien plus profonde. L’inefficacité du modèle économique, marqué par une dépendance structurelle, une mauvaise gestion des ressources locales, des inégalités sociales criantes et une absence de vision stratégique, en est la cause principale.

Plutôt que de se limiter à des solutions superficielles visant à contenir les prix, il est impératif d’engager une réflexion globale sur les bases mêmes du développement économique de la Martinique. Seule une transformation en profondeur du système actuel permettra de répondre durablement aux aspirations légitimes de la population et de construire un avenir plus juste et prospère pour tous.

Pour parvenir à une sortie de crise, un dialogue sincère et exempt de violence dans les rapports de force est indispensable. Les autorités nationales et locales, les acteurs économiques, les syndicats et les citoyens devraient non seulement s’asseoir à la même table pour co-construire des solutions durables , mais les experts doivent d’abord s’attaquer à la réflexion du changement de modèle économique.

Il ne s’agit pas seulement de répondre aux revendications immédiates, mais d’engager une réflexion de fond sur le devenir économique, social et identitaire de l’île. La prise en compte des revendications historiques, notamment celles liées aux inégalités persistantes issues de la colonisation, est essentielle pour restaurer la confiance et apaiser les tensions.

La Martinique se trouve à un tournant décisif de l’ère de l’intelligence artificielle avec la perte potentielle à horizon 2030 de milliers d’emplois dans les services . La crise actuelle, bien que douloureuse, pourrait se prolonger dans le temps si l’on ne saisi pas l’occasion d’engager une transformation en profondeur de l’économie, à condition que les responsables politiques et économiques soient à la hauteur des enjeux. Si rien n’est fait, le risque est grand de voir l’île s’enfoncer dans une spirale de violences et de désillusion.

En revanche, si les frustrations actuelles sont entendues et transformées en moteur de changement, la Martinique pourrait tracer la voie d’un avenir plus juste et plus autonome, en rupture avec les modèles imposés par son passé. La balle est désormais dans le camp des décideurs, mais aussi de l’ensemble des Martiniquais, dont la mobilisation sur des bases rationnelles et non émotionnelles peut être un puissant levier pour briser l’exclusif colonial et ainsi bâtir un futur plus visible et plus équitable.

« Konba dèyè pôkô manyié »

Traduction littérale : la lutte est loin d’être finie.

Moralité : « remettre l’ouvrage sur le métier », avec l’idée de prendre les choses à bras le corps et revoyons les choses dans l’optique de corriger ce qui doit l’être » ou « remettons-nous au travail  pour une réflexion prospective ».

*Economiste 

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