Opinion. La classe moyenne guadeloupéenne désormais coincée entre déclassement économique, désillusions sociales et insécurité croissante

PAR JEAN-MARIE NOL*

Autrefois pilier de la société antillaise moderne, héritière des « Trente glorieuses » et de la départementalisation, la classe moyenne guadeloupéenne vacille sous l’effet conjugué de la crise économique et la poussée de la violence juvénile . 

La société antillaise telle qu’on la connaissait aurait-t-elle disparue ?

Bien qu’aucune statistique ne confirme clairement sa lente décomposition et son inexorable paupérisation, le sentiment de déclassement y est de plus en plus prégnant, tout comme l’angoisse liée au pouvoir d’achat, à la perte de repères sociaux et à l’insécurité grandissante. Ce malaise s’apparente à une érosion lente mais continue, qui bouleverse les équilibres d’une société guadeloupéenne en mutation.

Selon une étude récente de l’INSEE, plus d’un tiers des Guadeloupéens appartient à cette catégorie dite « moyenne », coincée entre les 45 % les plus modestes et les 15 % les plus aisés. Une situation qui leur confère une position singulière, presque ironique : ils contribuent pleinement à la solidarité nationale via l’impôt sur le revenu et surtout les impôts locaux, mais sans bénéficier pour autant des aides sociales.

Une double peine qui les pousse à s’interroger sur leur rôle et leur avenir. La classe moyenne de Guadeloupe est ainsi devenue, à bien des égards, l’otage silencieuse d’un système qu’elle alimente mais dont elle ne tire plus véritablement profit.

Plus encore, cette classe, longtemps perçue comme le moteur de la mobilité sociale, semble aujourd’hui désenchantée. La promesse d’un progrès continu, d’une ascension grâce à l’éducation et au mérite, un leg du passé de la départementalisation paraît désormais hors de portée.

Les revenus stagnent, les dépenses augmentent, et les repères s’effritent. La pression fiscale est lourde, les prix s’envolent, et les rares marges de manœuvre financières sont absorbées par des dépenses incompressibles : courses alimentaires, transports, santé, logement, éducation.

L’épargne, autrefois considérée comme un levier de sécurité, perd de sa valeur. Les faibles taux d’intérêt sur les produits classiques, comme le Livret A, ne compensent pas l’inflation. Quant au patrimoine, il est souvent immobilisé dans la résidence principale et d’une ou plusieurs résidences secondaires , symbole d’ascension sociale mais piège de liquidité.

Les ménages ne peuvent plus se contenter de « bien faire les choses » – travailler, épargner, acheter un bien, préparer la retraite – pour s’assurer une vie confortable. Le rêve d’une stabilité basée sur ces fondations vacille face aux réalités de l’économie mondialisée en crise aiguë.

Le malaise est d’autant plus profond que le coût de la vie en Guadeloupe reste nettement plus élevé que dans l’Hexagone, alors que les revenus y sont globalement plus faibles. Les classes moyennes doivent supporter seules cette contradiction, sans bénéficier de mesures de compensation adaptées.

Le logement devient un gouffre financier, les études supérieures – bien que certaines globalement gratuites – engendrent des frais périphériques non négligeables, et les dépenses de santé ou de mobilité pèsent lourd dans les budgets familiaux.

À cela s’ajoute un facteur encore plus préoccupant : le sentiment croissant d’insécurité. Ce n’est plus seulement une question de statistiques, mais bien de vécu. Le quotidien est marqué par la prudence, la peur, voire la méfiance. Là où autrefois les portes restaient ouvertes le soir, l’extrême vigilance est désormais de rigueur.

L’agression récente d’un avocat à Pointe-à-Pitre, attaqué en pleine journée pour un motif futile, illustre cette dégradation du climat social. L’acte, bien que n’étant pas un fait divers isolé, cristallise une angoisse collective qui pèse lourd dans l’esprit des classes moyennes, pour qui la stabilité et la sécurité sont des repères essentiels.

Ce climat anxiogène favorise la montée des sentiments de repli, de frustration et de désillusion. Il alimente également la défiance envers les institutions et les élus, incapables de répondre à l’ampleur du malaise. L’OCDE l’a souligné dans un rapport édifiant : la mobilité sociale se grippe.

Il faut désormais six générations en France pour qu’un enfant issu d’un foyer modeste atteigne le revenu moyen national. Un record européen, qui traduit la persistance des inégalités et le sentiment d’impasse.

Les jeunes guadeloupéens sont les premières victimes de ce déclassement rampant. Confrontés à un marché du travail instable, peu attractif, ils peinent à se hisser dans les rangs de la classe moyenne. Beaucoup choisissent l’exil, en quête d’opportunités en métropole ou à l’étranger. Ceux qui restent affrontent une compétition accrue pour des emplois de qualité, souvent accaparés par les générations précédentes, mieux protégées par le système de fonctionnariat hérité de la départementalisation.

Et même lorsque ces jeunes réussissent à décrocher un emploi, cela ne garantit plus l’ascension sociale. Les compétences attendues pour appartenir à la classe moyenne ont évolué. Les qualifications « intermédiaires », hier suffisantes, sont aujourd’hui devenues obsolètes. La menace de l’automatisation et de l’intelligence artificielle plane sur de nombreux métiers, accentuant encore l’incertitude.

Le mode de vie des classes moyennes – fait de stabilité, d’accession à la propriété, d’investissement dans l’éducation, de prévoyance – devient de plus en plus coûteux et difficile à maintenir. Selon l’OCDE, un ménage sur cinq dans cette catégorie dépense plus qu’il ne gagne. Un sur deux peine à finir le mois. Près de 40 % se déclarent vulnérables à une perte soudaine de revenu ou à une dépense imprévue.

Un sentiment de fragilité devenu chronique, qui s’accompagne d’un pessimisme généralisé : plus de 80 % des Guadeloupéens de la classe moyenne essentiellement constituée de fonctionnaires et assimilés,de professions libérales, de commerçants et artisans pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux.

Ainsi, ce n’est pas seulement une érosion économique qui est à l’œuvre, mais bien une crise existentielle de la classe moyenne de Guadeloupe. Elle se sent trahie par les promesses du progrès, sacrifiée sur l’autel de la révolution technologique et de la mondialisation financière , abandonnée par les politiques publiques. Elle n’est ni assez pauvre pour qu’on l’aide, ni assez riche pour s’en sortir seule. Elle est en voie de marginalisation silencieuse, éclipsée par des discours qui ne lui sont plus adressés et par des réformes comme le changement statutaire qui ne la concernent plus.

Le déclin de la classe moyenne guadeloupéenne est peut-être la plus grande transformation sociétale en cours dans l’archipel. Invisible pour certains, silencieuse pour d’autres, elle agit pourtant comme une onde de choc qui redéfinit l’avenir de l’île. Car si le cœur de la société se délite, que restera-t-il du progrès économique, du lien social, du rêve d’égalité, de l’espoir d’un futur meilleur ? La réponse est encore en suspens, mais elle mérite d’être posée.

 » Solèy kouché, malè pa ka kouché  » 

Traduction littérale : Le soleil se couche, le malheur ne se couche pas.

Moralité : Contrairement au rythme des journées qui se terminent une fois la nuit tombée, le malheur n’a pas de limite dans le temps.

*Economiste 

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