Opinion. L’ assemblée unique et l’autonomie en question à l’heure de la théorie du cheval mort ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Guadeloupe et la Martinique se trouvent à un carrefour historique, un moment où les choix politiques et économiques détermineront leur avenir pour les décennies à venir.

Depuis leur départementalisation en 1946, ces territoires ont bâti un modèle basé sur une forte dépendance aux aides publiques françaises et européennes. Mais cette dynamique est aujourd’hui menacée par plusieurs facteurs : une économie en perte de vitesse, une raréfaction des financements publics, des mutations technologiques rapides et un dérèglement climatique de plus en plus brutal.

Dans ce contexte, la question de l’assemblée unique et de l’autonomie revient sur le devant de la scène, avec une acuité renouvelée. Pourtant, l’expérience de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), mise en place en 2015, soulève de sérieux doutes quant à l’efficacité d’un tel modèle, notamment en raison des coûts élevés qu’il engendre sans bénéfices évidents.

La Martinique, qui a fusionné son département et sa région en une collectivité unique, a rapidement été confrontée à un paradoxe troublant : alors que cette réforme était censée améliorer la gouvernance et générer des économies, elle a abouti à un gouffre financier. L’harmonisation des salaires des fonctionnaires issus des anciennes structures, les coûts de transition et la baisse des dotations de l’État ont mis la CTM dans une situation budgétaire critique.

Ce manque de moyens a entraîné des choix douloureux : soit augmenter la fiscalité locale, au détriment du pouvoir d’achat des Martiniquais, soit réduire les services publics, avec des conséquences sociales potentiellement explosives. En l’espace de cinq ans, la fusion institutionnelle aurait causé un manque à gagner de près de 350 millions d’euros. Loin de résoudre les problèmes, elle semble les avoir aggravés, illustrant ainsi l’écueil majeur d’un changement institutionnel non accompagné de ressources financières adéquates.

Ce constat pose une question centrale pour la Guadeloupe, qui pourrait être tentée de suivre la même voie : un statut politique plus autonome est-il viable sans une refonte économique profonde ? L’histoire récente tend à prouver que sans un accompagnement financier conséquent, un tel choix risquerait d’entraîner un effondrement budgétaire et social. Mais, au-delà des considérations financières, les territoires ultramarins sont confrontés à des mutations globales qui rendent toute transition encore plus périlleuse.

Le dérèglement climatique, qui frappe régulièrement les Antilles avec des cyclones et des sécheresses de plus en plus destructeurs, fragilise les infrastructures et l’économie agricole, déjà éprouvée par la pollution au chlordécone et la concurrence internationale. Parallèlement, la révolution technologique accélère l’automatisation et la robotisation, menaçant l’emploi dans des secteurs clés comme l’administration et le commerce . Face à ces bouleversements, une autonomie mal préparée risquerait de priver la Guadeloupe et la Martinique des amortisseurs financiers dont elles disposent encore grâce à leur statut actuel.

La situation actuelle peut être analysée à travers la métaphore de la théorie du cheval mort, une idée satirique venue d’un conte amérindien : lorsque l’on chevauche un cheval mort, il vaut mieux en descendre. Autrement dit, lorsqu’un modèle ne fonctionne plus, il est vain d’insister en tentant de le maintenir artificiellement en vie. Appliquée aux Antilles, cette théorie soulève un dilemme : faut-il considérer que le modèle départemental est à bout de souffle et en changer, ou bien faut-il l’adapter et le réformer pour éviter un saut dans l’inconnu ? 

Les constats que nous avons précédemment développés invitent à s’interroger sur l’efficacité du modèle départemental. Dans une lecture critique, on pourrait considérer que le statut de DOM de la Guadeloupe est devenu un « cheval mort », incapable de porter la Guadeloupe vers un développement économique durable et autonome. Certains avancent en Guadeloupe qu’il serait temps d’adopter un nouveau cadre institutionnel, plus adapté aux réalités locales et permettant une plus grande marge de manœuvre politique et économique. L’indépendance idéalisée à partir d’une idéologie tiers mondiste, l’autonomie renforcée, à l’image de la Polynésie française, ou le passage à une collectivité unique avec plus de pouvoirs, comme en Martinique et en Guyane, sont des pistes souvent évoquées.

Toutefois, cette vision ne fait pas l’unanimité. Si le statut de DOM présente des limites, il reste porteur d’avantages indéniables.  Pourtant , certains considèrent que la Guadeloupe évolue dans un cadre institutionnel obsolète, incapable de répondre aux enjeux économiques et sociaux contemporains. Chômage massif, crise de l’eau, émigration des jeunes, manque de perspectives : ces problèmes récurrents nourrissent l’idée que le statut de département d’outre-mer (DOM) est devenu un fardeau plutôt qu’un levier de développement.

Cependant, abandonner ce statut sans alternative solide serait une prise de risque considérable. La Guadeloupe et la Martinique bénéficient d’avantages non négligeables grâce à leur statut de DOM : protection sociale, accès aux aides nationales et européennes, infrastructures financées par l’État, cadre juridique stable. Une rupture brutale avec ce modèle pourrait avoir des conséquences désastreuses, à l’image de certains pays de la Caraïbe indépendants mais confrontés à des difficultés économiques chroniques.

Il ne s’agit donc pas tant de descendre du cheval que de le soigner et de lui redonner une direction plus claire. En d’autres termes, plutôt que de s’engager dans une réforme institutionnelle précipitée, ces territoires devraient envisager une transformation progressive, reposant sur des ajustements pragmatiques et un renforcement de leur autonomie économique.

Cela passe notamment par une meilleure exploitation des outils déjà disponibles dans le cadre de l’article 73 de la Constitution, qui permet aux DOM d’adapter certaines lois à leurs réalités locales. Une gestion plus efficace des ressources publiques, une diversification économique pour réduire la dépendance aux importations, un soutien accru à l’entrepreneuriat local et une meilleure valorisation des compétences des jeunes sont autant de pistes à privilégier. L’idée d’une fusion des articles 73 et 74 pour offrir un cadre plus souple aux collectivités ultramarines mérite également d’être étudiée.

La réforme du modèle économique doit être la priorité, avant toute réflexion sur un changement institutionnel. Car sans une base économique solide, toute tentative d’autonomie risquerait d’aboutir à une impasse. Dans cet esprit, la célèbre expression créole « Vyé canari ka fè bon soup » (« Les vieilles casseroles font de la bonne soupe ») prend tout son sens. Le statut de DOM, malgré ses imperfections, a permis des avancées considérables. Il ne s’agit pas de le jeter aux oubliettes, mais de l’adapter aux défis du XXIᵉ siècle. La Guadeloupe et la Martinique doivent s’engager dans un processus de réformes audacieuses mais maîtrisées, évitant ainsi les pièges d’une transition mal préparée. 

L’avenir de la Guadeloupe et de la Martinique dépendra de leur capacité à repenser leur modèle de développement sans céder à des solutions institutionnelles précipitées qui pourraient aggraver leur situation. La nécessité d’une refonte en profondeur de leur gouvernance et de leur économie est indéniable, mais elle ne pourra se faire sans une planification rigoureuse et un accompagnement financier suffisant. À défaut, ces îles risquent de plonger dans une très probable crise durable dont elles auront le plus grand mal à se relever .C’est en trouvant un équilibre entre héritage et innovation, entre continuité et évolution, que ces territoires pourront construire un avenir plus stable et plus prospère.

*Economiste 

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