Opinion. Incertitude sociale, risques économiques et spirale de violence des jeunes : peut-on éviter une décennie de chaos aux Antilles ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Guadeloupe et la Martinique se trouvent à un tournant critique de leur histoire économique et sociale. N’en déplaise aux nombreux thuriféraires du système, nous nous dirigeons droit vers une crise de grande ampleur.

Aujourd’hui plus personne ne veut payer pour redresser les finances publiques de la France et réduire les déficits et la dette. Et pourtant en filigrane c’est le modèle social français qui est sur la sellette. Depuis des décennies, le modèle Outre-mer repose sur une forte dépendance à l’égard de l’État français et des grandes entreprises extérieures.

Cette orientation héritage de la départementalisation a certes apporté une certaine stabilité sociale, mais elle a aussi entravé l’émergence d’un tissu entrepreneurial local robuste et autonome. Aujourd’hui, cette fragilité structurelle constitue un défi majeur, rendu encore plus pressant par les mutations profondes que connaît l’économie mondiale sous l’effet de la quatrième révolution technologique.

L’un des aspects les plus préoccupants de cette situation est l’absence de contrôle réel des Guadeloupéens et Martiniquais sur leur propre économie. Les grandes décisions stratégiques, les investissements structurants et les centres de pouvoir économique sont souvent entre les mains de groupes extérieurs, qu’il s’agisse d’entreprises hexagonales ou d’acteurs financiers nationaux. En parallèle, l’administration publique joue un rôle prédominant, servant de principal pourvoyeur d’emplois et de moteur économique par le biais des subventions et des aides publiques.

Si cette configuration a pu amortir certaines crises et éviter un effondrement social, elle a aussi engendré une forme de léthargie économique où l’initiative privée peine à s’imposer.

Les inégalités socio-économiques en Guadeloupe et Martinique restent profondes et s’expliquent en grande partie par cette dépendance structurelle. Les opportunités économiques sont souvent captées par une minorité, tandis que la majorité de la population reste cantonnée dans des emplois précaires ou dépendant des transferts sociaux.

Cette situation est d’autant plus alarmante que les transformations économiques à l’échelle mondiale risquent de bouleverser en profondeur les structures actuelles. La digitalisation, l’intelligence artificielle, la robotisation et l’automatisation reconfigurent déjà les rapports de production et de consommation, mettant en péril les modèles économiques traditionnels. Or, si la Guadeloupe et la Martinique ne s’adaptent pas à ces mutations, elles risquent d’être encore plus marginalisées dans le système économique global.

L’économiste Joseph Schumpeter a théorisé le concept de destruction créatrice, selon lequel toute innovation majeure entraîne la disparition des modèles économiques obsolètes pour en faire émerger de nouveaux. Appliqué à la Guadeloupe et à la Martinique, ce principe signifie que les secteurs aujourd’hui dominants à l’exemple du tertiaire, pourraient être balayés par les forces du marché, laissant place à de nouvelles dynamiques économiques.

Toutefois, si cette transition s’opère sans anticipation et sans accompagnement, elle pourrait être synonyme d’une précarisation accrue pour de larges pans de la population. C’est pourquoi il est urgent d’engager une réflexion sur les structures économiques de nos îles et de mettre en place des politiques publiques favorisant l’émergence d’un entrepreneuriat local compétitif et innovant, et nullement prédateur. Cette transition ne pourra pas reposer uniquement sur une évolution institutionnelle ou sur la création d’une assemblée unique, qui ne suffirait pas, en l’état actuel des choses, à inverser la tendance.

Le véritable levier du changement réside dans la transformation du tissu économique local. La Guadeloupe et la Martinique se trouvent aujourd’hui à la croisée des chemins, prises dans un tourbillon d’incertitudes économiques, d’inégalités sociales profondes et d’une montée inquiétante de la violence juvénile. Ces territoires ultramarins, longtemps façonnés par une dépendance structurelle à l’État français et aux grandes entreprises extérieures, semblent être au bord d’une crise d’une ampleur inédite.

Alors que le modèle social français vacille sous le poids des contraintes budgétaires, ces îles, déjà fragilisées par leur manque d’autonomie économique, doivent affronter des défis colossaux. Si rien n’est fait, une décennie de chaos pourrait s’ouvrir, marquée par une déstabilisation sociale accrue et une marginalisation toujours plus grande dans l’économie mondiale.

L’un des principaux enjeux repose sur la structure même de l’économie locale. Depuis la départementalisation, l’État a joué un rôle prépondérant dans l’amortissement des crises et la garantie d’un certain équilibre social. Mais cette omniprésence publique a également conduit à une sclérose du tissu entrepreneurial local, empêchant l’émergence d’acteurs économiques locaux compétitifs. Aujourd’hui encore, les grandes décisions stratégiques, les investissements structurants et les secteurs clés comme la grande distribution, le commerce, l’énergie, les télécommunications ou la finance restent dominés par des groupes extérieurs, laissant les populations locales en position de dépendance économique.

La conséquence directe de cette situation est un marché du travail polarisé, où une minorité capte les opportunités tandis qu’une majorité se retrouve dans des emplois précaires ou dans une forme d’assistanat entretenu par les transferts sociaux. Dans un monde en mutation rapide, où la digitalisation, l’intelligence artificielle et l’automatisation redessinent les rapports de production, cette inertie économique pourrait se révéler catastrophique.

Pour autant, je réitère mon propos selon lequel l’économiste Joseph Schumpeter parlait de « destruction créatrice », un processus par lequel l’innovation entraîne la disparition des modèles économiques obsolètes pour en faire émerger de nouveaux. Appliqué à la Guadeloupe et à la Martinique, ce principe signifie que les secteurs aujourd’hui dominants, notamment le tertiaire et l’administration, pourraient être balayés si ces îles ne parviennent pas à s’adapter aux nouvelles dynamiques technologiques. 

Or, sans anticipation et sans accompagnement, cette transition pourrait plonger de larges pans de la population dans une précarité accrue. Il est donc urgent de repenser le modèle économique local, de favoriser l’essor d’un entrepreneuriat endogène et de transformer en profondeur les mécanismes de développement. Mais cette refonte ne pourra être purement institutionnelle : la création d’une assemblée unique ou la modification du statut politique de ces territoires ne suffira pas à inverser la tendance si la question économique n’est pas prise à bras-le-corps.

Au cœur de cette problématique se trouve également un héritage historique lourd. L’économie antillaise porte encore les stigmates de l’esclavage et de la colonisation, qui ont façonné des mentalités où l’entrepreneuriat local a longtemps été dévalorisé au profit de l’emploi public et des postes subalternes. Cette situation s’est renforcée avec la départementalisation, instaurant une culture de la dépendance aux subventions et à la fonction publique. Contrairement à d’autres territoires où les élites locales ont su prendre le contrôle des secteurs stratégiques, la Guadeloupe peine encore à voir émerger des capitaines d’industrie capables de structurer une économie locale robuste.

En Martinique, l’histoire diffère légèrement en raison du maintien de certaines dynasties économiques locales, mais le constat global reste similaire : un manque d’autonomie financière et une fragilité face aux chocs extérieurs. Cette situation se traduit par une marginalisation des Guadeloupéens et Martiniquais dans les secteurs clés. Les grandes surfaces, les banques, la construction et les importations restent sous contrôle extérieur, tandis que l’initiative locale peine à émerger. Ce déséquilibre économique crée des tensions sociales de plus en plus vives, notamment chez les jeunes, qui peinent à se projeter dans un avenir professionnel stable.

Le phénomène de violence juvénile en plein essor en Guadeloupe en est l’une des manifestations les plus préoccupantes. Ce fléau, loin d’être un simple problème de délinquance, traduit un mal-être profond nourri par le manque de perspectives, l’échec du système éducatif à offrir des débouchés viables et l’absence d’opportunités économiques pour une large partie de la jeunesse. Plus alarmant encore, certaines recherches en neurosciences et en épigénétique montrent que les traumatismes historiques, tels que ceux issus de l’esclavage et de la colonisation, peuvent se transmettre de génération en génération. Cette transmission inconsciente influe sur le rapport au travail, à la réussite et à la prise de risque, nourrissant un climat de défiance vis-à-vis des institutions et des structures économiques dominantes.

Cette dimension psychologique et sociologique ajoute un niveau de complexité supplémentaire à la crise en gestation, car elle implique que le blocage économique ne repose pas seulement sur des facteurs structurels, mais aussi sur une mémoire collective qui freine l’émancipation économique. Mais cette situation n’est pas une fatalité. Des solutions existent pour éviter que la Guadeloupe et la Martinique ne sombrent dans une spirale de chaos. L’un des leviers essentiels repose sur une refonte complète des politiques économiques et éducatives. Il est impératif de stimuler l’esprit d’entreprise dès le plus jeune âge, en intégrant des formations adaptées aux réalités économiques contemporaines.

La mise en place de dispositifs de financement spécifiques, favorisant l’accès des entrepreneurs locaux au crédit et au capital, est également cruciale. La dépendance aux banques traditionnelles, souvent frileuses face aux projets innovants, doit être compensée par des outils de microcrédit, des fonds d’investissement ultramarins et des plateformes de financement participatif adaptées aux réalités du territoire. L’insertion des Antilles dans les circuits économiques régionaux est un autre axe stratégique. Trop tournées vers la France hexagonale, la Guadeloupe et la Martinique doivent explorer les opportunités offertes par les marchés caribéens, nord-américains et sud-américains.

La proximité géographique avec des économies dynamiques comme celles de la République dominicaine, du Canada ou des États-Unis représente un atout considérable, encore trop peu exploité. L’accent doit être mis sur des secteurs porteurs comme l’économie numérique, les énergies renouvelables et l’agro-industrie, qui pourraient permettre aux îles de diversifier leur modèle économique et de gagner en autonomie. 

Enfin, il est indispensable d’adopter une approche globale intégrant la question de la violence juvénile dans cette réflexion économique. Loin d’être un problème isolé, cette explosion de violence est le symptôme d’un mal-être plus profond, ancré dans le manque de perspectives et la frustration sociale. Des politiques de prévention ambitieuses, alliant insertion professionnelle, éducation et accès à des structures sportives et culturelles, doivent être mises en place pour éviter que cette jeunesse désœuvrée ne bascule définitivement dans la délinquance et le traffic de la drogue.

La décennie à venir sera décisive pour la Guadeloupe et la Martinique. Soit ces territoires amorcent une transformation audacieuse de leur modèle économique et social, soit ils s’enfoncent dans une crise aux conséquences imprévisibles. L’enjeu est de taille : il s’agit non seulement d’assurer la prospérité future de ces îles, mais aussi de préserver leur cohésion sociale et d’éviter qu’une génération entière ne soit sacrifiée sur l’autel de l’inaction. L’histoire a montré que les Antilles ont toujours su faire face au chaos des évènements passés de l’histoire et surtout faire preuve de résilience face aux défis économiques et sociaux.

Il est temps, aujourd’hui, de mobiliser cette force pour penser et construire un avenir où ces territoires ne subissent plus leur destin, mais en deviennent les véritables maîtres à travers une réflexion prospective stratégique de leur modèle économique et non plus comme dans le passé à partir d’une illusoire tentative de développement s’appuyant sur une évolution statutaire.

*Economiste 

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