Opinion. Haïti : la double dette de l’indépendance et nous

PAR ERICQ PIERRE*  

Je doute fort que les nombreux économistes, historiens et journalistes qui ont calculé pour le New York Times les montants faramineux payés par la République d’Haïti au titre de la dette dite de l’Indépendance n’aient jamais entendu le nom de Richard Baptiste.

Autrement, ils n’auraient pas écrit qu’avant la diffusion du dossier du Times sur cette dette, il n’existait aucun compte détaillé des montants payés par Haïti (No detailed accounting of how much the Haitians actually paid has ever been done). Ils n’ont probablement pas été informés qu’en 2002, M. Richard Baptiste, directeur du Département des Affaires internationales à la Banque de la République d’Haïti (BRH) avait calculé au centime près, capital et intérêts compris, les montants relatifs au remboursement de cette dette.

Grâce aux travaux de ce jeune économiste haïtien, l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, dans le cadre du mouvement « Réparation/Restitution » avait pu réclamer de la France une somme équivalant en dollars américains à 21 685 155 571. 48 dollars américain (vingt et un milliards six cent quatre-vingt-cinq millions cent cinquante-cinq mille cinq cent soixante-onze dollars et quarante-huit centimes).

Vingt ans plus tard, au début de l’actuelle année 2022, ce montant a été validé par les journalistes du New York Times après des recherches/analyses exhaustives et en consultation avec des économistes  de renom d’Europe, d’Amérique ainsi que par  des chercheurs et historiens haïtiens, mettant ainsi à jour l’ampleur de l’escroquerie organisée au détriment du peuple haïtien. Ils ont calculé que les montants payés par la République d’Haïti, au titre de la double dette, se situent dans une fourchette allant de 21 à 118 milliards de dollars. Richard Baptiste avait fait pratiquement la même démarche.

Il avait passé des jours et des nuits à éplucher les livres et les archives de la BRH, les journaux, les documents ainsi que les collections du journal officiel Le Moniteur de la Bibliothèque nationale et de l’Institution St-Louis de Gonzague. Grâce à ce travail de bénédictin, il avait pu faire le calcul et l’actualisation des montants payés pour le remboursement au forceps de la double dette imposée par la France pour la reconnaissance de notre indépendance que nous avions pourtant conquise par le fer, le feu et le sang après trois siècles d’esclavage.  

Je suis persuadé que si M. Richard Baptiste était encore vivant, les journalistes et investigateurs du New York Times n’auraient pas manqué de l’interviewer sur ses recherches. Il aurait partagé avec eux la méthodologie et les extrapolations qu’il a faites pour arriver à ce chiffre de 21 milliards. Mais M. Baptiste est mort en 2004, emporté par un cancer. Il n’avait que 40 ans. J’avais eu l’occasion de le rencontrer en 2003 à Washington DC. Il était membre de la délégation de la BRH qui participait à l’Assemblée annuelle de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Il avait la conversation facile, mais était d’un naturel discret et très réservé. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai appris que c’est lui qui avait remis à l’ex-président Aristide les estimations des montants payés à la France.   

Je n’ai pas pu obtenir des informations détaillées sur la vie de M. Richard Baptiste qui n’était pas de ma génération. Ses anciens collègues de la BRH m’ont appris qu’il était originaire de Jacmel, qu’il avait fait ses études classiques à St-Louis de Gonzague, à Port-au-Prince, qu’il avait fait aussi Sciences Po à l’Université Paris-Dauphine, Institut d’Etudes Politiques, (IEP) de Paris, filière Economie/Finances, qu’il aimait jouer aux échecs et qu’il se passionnait pour la littérature. Il avait aussi commencé des études de doctorat. Ce serait bien que ceux-là qui ont pratiqué Richard Baptiste acceptent, dans la mesure du possible, de le faire mieux connaitre. Je pense à ses condisciples, ses collègues, ses amis et même à ses professeurs. Je suis d’opinion que ce jeune économiste, parti trop tôt, mérite d’être mieux connu du grand public.

À travers Richard Baptiste, je voudrais rendre hommage à ces nombreux professionnels haïtiens qui choisissent de rester dans l’anonymat et qui se dépensent chaque jour pour permettre à l’Administration haïtienne de ne pas sombrer totalement. Le pays leur doit non seulement du respect mais aussi un peu de reconnaissance.

Quant au remboursement de la double dette, nous ne finirons pas de sitôt d’en payer les conséquences. Ces remboursements s’apparentent à une espèce de péché originel qui nous poursuit et qui explique largement la situation de sous-développement chronique à laquelle est sujet notre pays. Les analystes du Times ont trouvé que de 1826 à 1957, dix-neuf pour cent du PNB du pays étaient affectés au service de la dette. Une autre portion importante allait aux militaires. Il ne restait donc pas grand-chose pour les travaux d’infrastructures physiques et sociales (routes, ponts, hôpitaux, écoles) dont le pays avait tant besoin. Presque rien non plus pour l’éducation et la santé.

D’autre part, la recherche permanente de ressources fraîches pour le paiement de la double dette a donné lieu à des combines de toutes sortes. Les courtiers haïtiens et étrangers, les intermédiaires de tout poil qui réclamaient des commissions exorbitantes, tous ceux-là qui estiment que « voler l’Etat n’est pas voler » ont laissé en héritage à plusieurs de nos compatriotes une mentalité de flibustier qui a empoisonné la gouvernance du pays. Cette mentalité de rapine et de prébende perdure encore de nos jours.

Pire, l’ultimatum de la France pour nous soutirer de l’argent avait fait des émules parmi les autres puissances de l’époque  qui sont à peu près  les mêmes que celles d’aujourd’hui. L’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, les Etats-Unis ont plus d’une fois utilisé « la diplomatie de la canonnière » pour nous manquer de respect, nous humilier et nous soutirer de l’argent. Au moindre conflit avec un de leurs ressortissants, à la moindre plainte de l’un d’entre eux, ces Etats envoyaient leurs navires de guerre à Port-au-Prince, menaçant de bombarder si leur ultimatum n’était pas respecté. Outre l’argent, ils exigeaient des saluts de vingt et un coups de canon à leur drapeau et des excuses du gouvernement de la République. Mélange d’insultes et d’injures ! Quel écolier haïtien ne se souvient pas avec indignation de la fameuse Affaire Luders, par exemple, sous le gouvernement de Tirésias Simon Sam ?   

Avec les Etats-Unis, outre les 19 ans de la première occupation, la plus flagrante manifestation de la diplomatie de la canonnière se rapporte à l’annexion de  la petite île de la Navase qui   fait partie du territoire d’Haïti et qui figure comme telle dans toutes les constitutions du pays. Or, les Etats-Unis l’ont occupée depuis 1857 pour l’exploitation du guano, et, en 1916, pendant l’occupation, ils ont profité pour l’annexer purement et simplement.  

Ce rappel est fait pour illustrer les différentes facettes de la diplomatie de la canonnière qui nous rappelle chaque jour que « la force prime le droit ». Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas continuer à réclamer ce qui nous est dû.  Au contraire ! Haïti ne doit renoncer à aucun de ses droits et privilèges. Elle doit continuer à demander réparation pour les dommages causés par l’imposition de la double dette. Dans ce sens, nous devons reconnaitre que l’ex-président Aristide a ouvert la voie. Avec, entre autres, l’apport de Richard Baptiste. Mais nous devons savoir que si nos réclamations sont justes, cela ne veut pas dire que nous obtiendrons satisfaction rapidement. Il faudra de la patience et de la persévérance. Il faudra aussi engager des cabinets d’avocats nationaux et internationaux.

En dernier lieu, malgré le rapport excellent du New York Times, tous ceux qui y ont contribué n’éprouvent pas pour autant de la sympathie pour Haïti, pour des raisons diverses. J’ai bien noté que Matts Lundhal, un économiste norvégien qui a séjourné en Haïti plusieurs fois dans les années 70 et qui a aussi écrit plusieurs livres très prisés sur l’économie haïtienne figure parmi ceux-là qui considèrent les Haïtiens beaucoup plus responsables du sous-développement de leur pays que toutes les indemnités payées à la France. Il y a au moins matière à débattre de cette affirmation. Bien entendu, Lundhal est libre de son opinion et n’a jamais hésité à porter des jugements de valeur sur Haïti. Il donne l’impression qu’à l’exception de sa collection de peintures primitives, il n’a pas conservé de bons souvenirs de ses séjours dans le pays.

*Ericq Pierre est un économiste haïtien travaillant pour la Banque interaméricaine de développement.

Dans Le Nouveliste 28 juin 2022                                                                

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​