Opinion. Guadeloupe, quo vadis ?

PAR STEPHAN MARTENS*


Se Grenn diri ka fè sak diri, c’est pourquoi j’ai voulu ajouter ma voix à toutes celles et à tous ceux qui se sont déjà très justement et clairement exprimés sur cette crise de novembre 2021 qui couvait depuis l’adoption de la loi du 5 août 2021 sur l’obligation vaccinale, car il est vrai que cette obligation, combinée à la mise en œuvre du passe sanitaire, ne pouvait être traitée d’en haut comme dans l’Hexagone pour convaincre une population de plus en plus méfiante vis-à-vis d’un État qui s’est parfois montré condescendant, surtout depuis le scandale de la chlordécone et de ses effets dévastateurs sur la santé des Guadeloupéens, et dans un contexte de crise sanitaire à l’origine d’une explosion des inégalités, exacerbées par un CHU inadapté. 

Ancien recteur de l’académie de la Guadeloupe (2011/14), et de celle de Mayotte (2018/19), marié à une Guadeloupéenne, elle aussi rodée au pilotage dans son pays, réinstallé dans ce pays de manière principale et définitive, je pense avoir acquis une certaine connaissance des enjeux qui pourraient légitimer mon propos. Des experts comme Georges Calixte, Pierre-Yves Chicot ou encore Patrick Karam, et tant d’autres, ont, aux côtés des parlementaires et des élus locaux, décliné leurs analyses et leurs pistes de solution.

On a tous entendu que cette crise était prévisible, qu’elle a été mal gérée, que cette crise, contrairement à celle de 2009, populaire et fédératrice sur la vie chère, s’est construite sur des revendications catégorielles autour du refus de l’application en Outre-mer d’une loi de la République. Cette crise a tenté de rejouer la même partition qu’en 2009, mais dans une France autre, bien plus décentralisée et tournée vers un libéralisme économique inéluctable.

Cette crise remet sur la table la question de l’autonomie en matière de compétences locales dans un contexte de défiance par rapport aux élus, elle remet en exergue le chômage, l’exclusion, l’absence de formation et de débouchés pour les jeunes, cette crise, tout le monde en est d’accord, est celle d’une désespérance dans un contexte environnemental mis en difficulté par la chlordécone et, désormais, par la présence des sargasses.

Je voudrais revenir sur certaines méthodes qui me paraissaient dépassées ou qui ne sont plus acceptables dans un État de droit, quel qu’il soit. Il en va ainsi de la méthode qui a présidé à la rédaction de la plateforme de revendications du Collectif de syndicats et d’organisations citoyennes, avec deux préalables qui ne pouvaient que bloquer toute négociation : l’abrogation de la loi sur l’obligation vaccinale pour tous les soignants en France hexagonale et en Outre-mer, ainsi que la libération des personnes arrêtées en flagrant délit et en phase de jugement. D’autre part, aucune ligne directrice, à tout le moins fédératrice, n’a su être trouvée pour une plateforme en 30 points, d’autant que le Collectif, au lieu de s’inscrire dans une démarche consensuelle, s’entête à exiger et à mener ses troupes droit dans le mur : l’usage systématique de la langue créole qui, dans le cas de négociations officielles, divise plus qu’elle ne rassemble, et l’habitude de faire fi de la liberté des autres non pas en montrant la puissance de la mobilisation, mais en érigeant des barrages qui paralysent le pays, comme dans un pays en guerre civile. Il est vrai aussi qu’il revient aux élus, qui ont repris la main à marche forcée pour répondre à des revendications qui étaient largement de leurs compétences, de faire comprendre à leurs électeurs que l’État providence est fini, que le temps de la pénurie est arrivé, et que la France s’inscrit dans un espace contractuel européen aux règles spécifiques. Et c’est bien cette inscription dans un espace mondial impitoyable qui exige à la fois un changement de méthode et un changement de posture de part et d’autre pour sortir durablement de cette crise.

L’objectif premier est de dépasser l’émotionnel pour façonner des discours cohérents et responsables, qui puissent prendre en compte l’impact de toute décision : il s’agit bien de  rapprocher l’État, les pouvoirs publics, les élus et le Collectif, de remettre les élus au centre du débat et de renouer avec la confiance, de se mettre au travail ensemble, de prendre le temps de la réflexion d’abord, de la construction ensuite, d’accepter enfin que la loi et le droit s’appliquent à l’ensemble du territoire de la République. Les élus ont tout intérêt, selon moi, à parfaire un accord de méthode avec des procédures de concertation et des règles utilisables en temps de paix et remobilisables en période de conflit. C’est bien ainsi qu’en Allemagne on parvient à régler la plupart des conflits : par le dialogue, la quête de compromis, le respect de l’accord trouvé. Les trois partis membres de la nouvelle coalition ont passé près de 3 mois à discuter, et ils viennent de parvenir à un « contrat de gouvernement » pour les 4 années à venir – tout comme les partis membres la grande coalition précédente avaient passé, en 2017, près de 6 mois à discuter, dans le calme, pour trouver des compromis (qui ne riment pas avec compromissions) avant de signer un pacte de coalition.    

Ce blocage actuel en Guadeloupe, bien trop long et violent, juste après les contraintes que la population a dû subir en raison de la pandémie de la Covid-19, laissera des traces à tous les niveaux, politique et économique, mais aussi et surtout au niveau social et éducatif : pour l’ancien recteur que je suis, je ne peux que déplorer que les jeunes Guadeloupéens soient depuis plus de 3 ans privés des cours auxquels ils ont droit, en raison du contexte sanitaire certes, mais aussi des multiples grèves, du blocage de l’île ou d’injonctions nationales et académiques contradictoires.

La prolongation du couvre-feu jusqu’au 7 décembre 2021 par le préfet de la Guadeloupe pour juguler les exactions nocturnes est la preuve que quand on ouvre la boîte de Pandore des violences urbaines il est très difficile de la refermer. Quand un leader, tel le porte-parole du Collectif, Elie Domota, exige une ouverture des négociations avec pour objectif l’indépendance comme seul salut, en déclarant que « [nous] subissons le mépris raciste et colonialiste de l’État français » (MO News, 01.12.2021), il creuse un fossé entre lui et le reste de la population en se référant à un paradigme, me semble-t-il, largement dépassé. Le temps est venu, bien au contraire, de restaurer l’estime de soi, tant égratignée par l’histoire, d’arrêter de s’autocritiquer, d’être fier de sa condition de Guadeloupéen ou d’Antillais, pour bâtir en confiance un projet collectif.  En ce sens, il faut d’abord penser à la jeunesse, un enjeu clé dans cette crise, associer rapidement au tryptique « État/Élus/Collectif », des représentants socio-professionnels pour trouver de pistes innovantes, car ce sont bien eux qui connaissent le mieux les besoins de formation pour les 20 à 30 années à venir.  Les élus et les organisations professionnelles doivent apprendre à mieux travailler ensemble au niveau local, comme c’est le cas dans d’autres régions de France, afin d’explorer tous les possibles.

Ni l’indépendance, ni l’autonomie ne sont actuellement au cœur du malaise social. C’est la question d’une autre forme de gouvernance où les élus seraient plus autonomes qui se pose avec acuité – dans un département situé à 7 000 km de l’hexagone, où un passé douloureux, non assumé et insuffisamment traité, entrave toute réconciliation positive. Le maître mot doit être respect et considération de la part de l’État français, auquel il faut associer responsabilisation et rigueur de la part des Guadeloupéens. Il faudrait aussi qu’une nouvelle génération de femmes et d’hommes compétents et crédibles émergent de la société guadeloupéenne pour faire avancer le pays.

Il est urgent de dépasser les conflits passés, de retrouver la cohésion sociale autour d’actions fortes, transparentes et partagées, de s’inscrire dans une démarche de franchise, d’honnêteté et de performance entre tous les acteurs, élus et population en premier lieu.

*Professeur des Universités
Ancien recteur de l’académie de la Guadeloupe

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​