Le président de la République est en déplacement dans la zone indopacifique pour participer au Ve sommet de la Commission de l’Océan Indien à Madagascar. Il était ce lundi à Mayotte , mardi à l’île de la Réunion et est attendu mercredi à Madagascar pour la COI.
La réorientation stratégique de la France vers l’espace indopacifique constitue un virage géopolitique majeur, aux conséquences profondes, notamment pour les régions et collectivités d’Outre-mer historiquement ancrées dans l’espace caraïbéen, telles que la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Martin ou Saint-Barthélemy. Oui, n’en déplaise à certains, les régions d’outre-mer de la zone Antilles risquent un déclassement économique et financier au profit des collectivités du Pacifique et de l’océan Indien.
Ce recentrage stratégique de la France vers l’axe indopacifique, motivé par des enjeux de souveraineté, de rivalités internationales et d’accès aux ressources, entraîne une redistribution des priorités politiques, diplomatiques et budgétaires.
Les Antilles, moins exposées aux tensions géostratégiques, pourraient voir diminuer l’attention et les investissements de l’État, au bénéfice de territoires considérés comme plus sensibles ou stratégiques. Cela pourrait accentuer les fragilités économiques déjà présentes aux Antilles et alimenter un sentiment de relégation, voire de rupture, avec le centre décisionnel hexagonal.
Si la France affiche désormais une ambition claire de puissance régionale dans l’océan Indien, en réponse à la montée des rivalités internationales, cette nouvelle priorité semble reléguer les Antilles françaises à la périphérie des préoccupations de l’État, au profit d’un arc géostratégique s’étendant de Mayotte à La Réunion, en passant par la Nouvelle Calédonie et la Polynésie.
La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française revêtent une importance géopolitique et géostratégique majeure pour la France dans l’espace indopacifique. Ces deux territoires lui permettent d’affirmer sa souveraineté dans une zone convoitée par les grandes puissances mondiales, notamment la Chine, les États-Unis et l’Australie. Leur position géographique offre à la France une présence militaire avancée et un accès direct aux grandes routes maritimes du Pacifique, essentielles pour le commerce mondial et le déploiement naval.
Grâce à ces territoires, la France détient une vaste zone économique exclusive, contribuant largement à son statut de deuxième puissance maritime mondiale. Sur le plan diplomatique, ils permettent également à la France d’être membre actif du Forum des îles du Pacifique et d’exercer une influence sur les enjeux environnementaux et sécuritaires de la région.
Enfin, ces territoires sont des postes d’observation et de surveillance clés dans une région où les tensions stratégiques s’intensifient, ce qui en fait des atouts indispensables dans la projection de puissance et la préservation des intérêts français à l’échelle globale.
Cette réorganisation de la géopolitique française répond d’abord à des nécessités de souveraineté. Dans l’océan Indien, la France est contestée. Les revendications sur les îles Éparses par Madagascar, sur Tromelin par Maurice, et sur Mayotte par les Comores révèlent des lignes de fracture postcoloniales jamais refermées. L’émergence de puissances alternatives, notamment la Chine et la Russie, qui cherchent à s’implanter durablement dans cette zone névralgique des routes maritimes, pousse Paris à défendre plus activement ses positions.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la tournée d’Emmanuel Macron dans la région, et sa participation au sommet de la Commission de l’océan Indien (COI). Il s’agit clairement pour la France de verrouiller ses alliances et d’éviter que ses voisins n’ouvrent la porte à d’autres puissances. Selon Outre Mer la première, le ministre des Outremers Manuel Valls a confirmé cette semaine l‘installation d’une deuxième base navale militaire à Mayotte.
La loi de programmation militaire 2024-2030, adoptée le 13 juillet, a précisé les ambitions de l’État : 13 milliards d’euros, sur une enveloppe de 413,3 milliards seront alloués à la souveraineté des Outre-mer. Le texte prévoit qu’à Mayotte un « effort particulier sera consacré à réaménagement des infrastructures la base navale » La loi dispose également que 100 militaires supplémentaires seront déployés et « appuyés par un nouveau moyen de transport amphibie.»
Un bâtiment de haute mer aura une présence dans la zone entre 150 à 200 jours d’ici 2027. Emmanuel Macron a également fait l’annonce de l’arrivée de 200 militaires supplémentaires dans l’île de la Réunion dans le cadre de la stratégie indopacifique. A l’horizon 2030, « la couverture permanente d’A400M dans l’océan Indien » permettra d’effectuer du transport de troupes. Il est également annoncé un renforcement de la base navale de l’île de la réunion. La base navale de la Réunion est le 3e port militaire français et concentre l’essentiel des moyens militaires de la zone indopacifique.
Le choix de concentrer les efforts diplomatiques, militaires et économiques sur cette zone n’est pas anodin. Le canal du Mozambique, au cœur des intérêts français dans la région, recèle d’importantes réserves énergétiques et halieutiques. Qualifié parfois de nouvelle mer du Nord, il attire une compétition féroce. Dans un monde où les ressources deviennent stratégiques, la France se voit contrainte d’assurer sa présence et d’investir dans des partenariats solides pour défendre ses droits et ses intérêts.
Mais cette stratégie a un coût politique et symbolique : celui d’un désengagement progressif de l’arc antillais. Alors que les Antilles ont longtemps constitué l’un des pôles majeurs de la présence française dans les outre-mers, elles apparaissent désormais en marge d’un projet géopolitique dominé par la logique indopacifique.
Cette marginalisation est d’autant plus frappante que les Antilles ne sont plus perçues comme une zone d’enjeux internationaux prioritaires : ni revendications territoriales majeures, ni menace stratégique identifiée, ni pression géopolitique significative de la part de puissances concurrentes. Pourtant, c’est oublier un pan entier de la réalité caribéenne. La doctrine Monroe de 1823 fait de cette zone une « chasse gardée » américaine.
En effet, les Antilles françaises souffrent d’une crise économique chronique, d’un chômage endémique et d’une défiance croissante envers l’État. Le sentiment d’abandon pourrait se renforcer si les dynamiques d’investissement public et d’attention politique se concentraient de plus en plus à l’est de l’Afrique.
Sur le plan financier, cela pourrait se traduire par une redistribution des crédits d’État au détriment des politiques de développement aux Antilles, notamment dans les secteurs cruciaux que sont l’emploi, la jeunesse, la santé ou la transition énergétique.
Ce redéploiement stratégique pourrait aussi ralentir les projets de coopération régionale caribéenne pourtant indispensables à l’insertion économique des territoires ultramarins dans leur environnement géographique immédiat.
L’autre conséquence, plus insidieuse, réside dans la perte d’un levier d’influence dans la région des Caraïbes. En délaissant partiellement ce bassin, la France risque de laisser le champ libre à d’autres acteurs comme les États-Unis ou les puissances latino-américaines, qui pourraient renforcer leur présence diplomatique, économique et culturelle. La France renoncerait ainsi à un pilier important de sa diplomatie pluricontinentale, au profit d’un recentrage certes stratégique, mais potentiellement déséquilibré.
Ce changement de cap géopolitique soulève enfin une question de cohérence républicaine : peut-on accepter qu’une partie du territoire national soit dépriorisée dans les politiques d’État, au nom d’une stratégie tournée vers l’extérieur ? Le cas de Mayotte, que la France tente d’intégrer progressivement à la COI malgré l’hostilité des Comores, montre à quel point la stratégie actuelle repose sur un équilibre fragile. Si l’océan Indien devient le nouveau cœur battant de la France ultramarine, alors les Antilles pourraient en devenir l’ombre, sauf à repenser leur rôle, leur utilité géostratégique et leur ancrage dans une nouvelle vision de l’outre-mer. Dans un proche avenir, il restera à surveiller le fléchage des différents crédits de la mission outre-mer pour constater ou non un désagrément financier au détriment des Antilles.
En somme, la stratégie indopacifique de la France, dictée par la nécessité de défendre ses possessions, ses ressources et sa souveraineté face à de nouvelles menaces, redessine les contours de son influence mondiale. Mais ce recentrage ne doit pas se faire au prix d’un effacement progressif des Antilles françaises. À défaut, c’est une fracture de plus qui s’ouvrira entre la France hexagonale et ses territoires d’outre-mer, avec des conséquences politiques, économiques et symboliques potentiellement durables.
*Economiste