PAR TEDDY BERNADOTTE
Depuis une trentaine d’années, l’aquaculture est en croissance dans le monde. Elle est en mesure, désormais, de satisfaire la demande en produits de la mer pour la consommation humaine. En cela, elle contribue à réduire fortement la pression qui pèse sur les ressources halieutiques. Si la région Caraïbe présente de forts potentiels, elle accuse cependant un certain retard sur ce mouvement planétaire.
En Guadeloupe, notre dimension archipélagique et notre biodiversité, parmi les plus riches de la planète, nous laissent entrevoir l’aquaculture comme un axe de croissance digne d’intérêt pour avancer vers notre souveraineté alimentaire. Celle-ci, dans notre archipel, s’appuie sur trois productions animales, dont deux d’eau douce : les ouassous, les tilapias et les loups des Caraïbes ou ombrines tropicales. Cela dit, d’autres produits peuvent venir en soutien à ce secteur, permettant ainsi de tracer des perspectives nouvelles. Citons entre autres, les algues pour la fabrication de compléments alimentaires et la production de principes actifs pour la cosmétologie.
L’aquaculture guadeloupéenne — faut-il le souligner — s’inscrit dans une logique de développement durable conforme aux directives européennes. L’éthique de production qui prévaut dans nos régions est guidée par un souci permanent de respect de l’environnement et du consommateur. Des fermes artisanales aux volumes de production restreints et respectueux du bien-être animal, aucun traitement médicamenteux, aucun rejet de polluant dans la nature, une bonne intégration des structures au paysage, un impact environnemental limité à son strict minimum, et une prime donnée à la qualité, telles sont les principales caractéristiques de la filière aquacole. Ces caractéristiques sont impérieuses car les produits aquacoles de Guadeloupe sont exclusivement destinés au marché local et écoulés en circuits courts. En ce sens, ceux-ci privilégient la fraicheur, nécessaire gage de qualité. En réponse à la crise du COVID-19, les productions ont dû être orientées directement vers les consommateurs, moyennant une adaptation des modalités de vente, et une communication plus spécifique. C’était un pari, nous pouvons le considérer comme gagné.
Comment développer
notre aquaculture ?
Les voies de développement possibles se situent à plusieurs niveaux. Elles sont européennes, nationales et régionales. Celles portées par l’Union Européenne tout d’abord, promeuvent une aquaculture durable et incitent à son développement comme complément indispensable pour faire face à la raréfaction des ressources halieutiques. D’emblée, nous pouvons noter qu’une part significative des mesures et enveloppes du FEAMP (Fonds européen pour les affaires maritimes et la Pêche) est dédiée à l’aquaculture. La volonté d’inscrire l’aquaculture comme un élément d’avenir est, sans nul doute, dans ce choix volontariste et non équivoque.
La déclinaison du FEAMP doit comporter, en annexe, des plans d’action pour chacune des régions ultrapériphériques françaises (RUP). Ce programme d’actions est en cours d’élaboration et celui-ci comportera les volets et dispositifs spécifiques à l’aquaculture. Il conviendra d’être très attentifs aux grands choix européens et être pointilleux quant à l’élaboration de la prochaine programmation des fonds européens actuellement à l’étude.
Sur le plan national, le développement de ce secteur repose sur le Plan national stratégique pour le développement de l’aquaculture (PNSPDA). Ce dernier est actuellement en cours de révision. La Région Guadeloupe est associée aux travaux en cours, à travers le réseau des Régions de France, et aussi au travers d’un pilotage spécifique du ministère de l’Outre-mer et de la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA) pour la contribution des régions ultrapériphériques.
Au niveau régional, le développement de l’aquaculture s’appuie sur un Schéma régional de développement de l’aquaculture marine (SRDAM), réalisé et adopté en 2013 par le Conseil Régional. Cet outil est rendu obligatoire par la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010. Le SRDAM répertorie les sites propices et propose une planification spatiale du déploiement des activités d’aquacultures marines. Il émet des recommandations pour accompagner et structurer le développement de l’activité aquacole marine. Il est clair que les outils existent pour atteindre des objectifs élevés et donner à notre archipel une chance de croissance bleue plus riche en emplois.
Les sources
de financement possibles
L’accompagnement public des opérateurs ou des porteurs de projets en aquaculture est indispensable, vu les niveaux d’investissements à mobiliser pour démarrer une production. Il l’est d’autant plus que la réticence des investisseurs privés reste élevée.
Le FEAMP 2014-2020 a offert diverses mesures dédiées au développement de l’aquaculture cofinancées par la Région Guadeloupe. Au total 1,5 M€ ont été alloués à l’aquaculture dont 1,3 M€ aux investissements productifs. Le taux de financement public de ces mesures est plafonné à 75 %. Afin de dynamiser le développement et de faire émerger les initiatives à accompagner par le FEAMP, le Conseil régional a organisé un appel à projets en 2015-2016. Celui-ci a permis de retenir les porteurs de projets. Les aquaculteurs sont également éligibles au plan de compensation des surcoûts (PCS) du FEAMP destiné à atténuer les différentiels de coûts de production entre la Guadeloupe et le continent européen. Les compensations peuvent atteindre 3 500 € la tonne produite pour la pisciculture, et 5 800 € la tonne pour les ouassous. Si les producteurs sont également transformateurs et assurent directement la commercialisation,ils sont aussi éligibles aux PCS portant sur la transformation et la commercialisation. Ces compensations sont généralement vitales pour des productions qui doivent affronter une concurrence sur leur marché.
En complément des financements européens, la Région Guadeloupe intervient avec ses propres dispositifs cadres. La délibération CR-16-276 relative à l’aide régionale au développement de l’aquaculture, permet d’apporter jusqu’à 75 % de financement public dans la limite de 30 000 € pour certains investissements matériels ou immatériels des producteurs. Les aquaculteurs peuvent également bénéficier des dispositifs d’aide à la structuration des entreprises de pêche et d’aquaculture (CR-19 779 portant sur la tenue de comptabilité) et, le cas échéant, du dispositif d’aide à la transformation et à la commercialisation des produits de la pêche et de l’aquaculture (CR-16-275).
Perspectives
et conditions
de développement
L’aquaculture d’eau douce a probablement peu de possibilités de se redéployer en Guadeloupe, compte tenu des difficultés d’accès au foncier, amplifiées par le problème prégnant de la chlordécone. Actuellement, l’effort porte sur la relance des trois fermes existantes à Sainte-Rose et à Lamentin, à l’arrêt depuis plusieurs années (10 ha de bassin potentiellement ré-exploitables dans ces deux communes).
L’association Verte Vallée de Vieux-Habitants souhaite se lancer dans l’activité par le biais d’un chantier d’insertion. La prospection pour le foncier et la disponibilité en eaux de qualité est en cours. Afin de s’affranchir du problème de la contamination des sols et des eaux problématiques, le potentiel de développement repose, avant tout, sur l’aquaponie ou l’algoculture de spiruline. L’aquaponie est prometteuse, en diversification des productions agricoles, mais nécessitera des outils de démonstration afin de valider les prévisionnels technico-économiques avant transfert vers la profession, ainsi que la formation des producteurs. Un premier dossier avait été présenté par le Syndicat des producteurs aquacoles de Guadeloupe (SYPAGUA) en 2015, dans le cadre d’un appel à projets lancé par la Région Guadeloupe. Ce dossier doit être réactualisé et devrait de nouveau être déposé pour une demande FEAMP.
La filière de pisciculture marine peut poursuivre sa croissance, en s’appuyant sur l’élevage de l’ombrine ocellée, dont le cycle d’élevage est aujourd’hui bien maitrisé. L’installation de deux nouvelles cages a permis d’accroître les capacités de production et, surtout, de déboucher sur la production de poissons de plus gros calibres, compatibles avec la transformation. Pour aller plus loin, la société OCEAN prévoit d’ailleurs d’engager une demande d’autorisation, au regard de la réglementation relative à l’Installation Classée pour la Protection de l’Environnement (ICPE), pour atteindre une production de 35 tonnes annuelles. La ferme DIPAGUA de Baie-Mahault est venue dynamiser la production d’ombrines. On doit aussi noter, avec satisfaction, le projet d’installation de fermes d’ombrines à la Côte-sous-le-vent, ainsi que le démarrage des études technico-économiques et environnementales dans le cadre d’un projet d’installation d’une unité de pisciculture marine à Marie-Galante.
Développement maîtrisé
et protection de l’environnement
Comme nous pouvons le noter, le développement de l’aquaculture guadeloupéenne peut parvenir à atteindre un meilleur niveau de production tout en préservant l’environnement. Là est le vrai pari sur l’avenir ! Cependant, un point de fragilité de nos productions marines demeure. Les cages offrent-elles la résistance nécessaire dans un archipel confronté à une houle cyclonique forte ? Là est une question primordiale ! De nombreuses améliorations ont déjà permis de corriger la faiblesse
des matériaux utilisés. La société OCEAN a ainsi pu modifier ses structures d’élevage pour gagner en capacités de résistance aux conditions extrêmes, après le retour d’expérience de l’ouragan Maria. Le chantier a été réalisé en juillet 2018.
Depuis quelques mois, le SYPAGUA et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) de Brest collaborent dans un projet d’instrumentation des cages marines, dans le cadre de l’appel à projets innovation en aquaculture lancé par la Direction des Pêches Maritimes et de l’Aquaculture (DPMA).
L’objectif visé ici est la modélisation et l’évaluation des contraintes auxquelles sont soumises les structures en conditions cycloniques, afin d’améliorer leur conception pour en augmenter leur résistance. Pour poursuivre le développement de la production d’ombrines, l’un des objectifs majeurs pour la filière antillaise sera d’obtenir la garantie de maintien d’un stock de géniteurs et la fourniture de larves d’ombrines par l’IFREMER, jusqu’à ce que le transfert de la gestion des géniteurs vers un centre technique approprié soit effectif. Ce dernier devra être mutualisé à l’échelle de la Guadeloupe et de la Martinique. Ce projet de centre technique est mené par la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM). Tous ces travaux innovants vont dans le sens d’une maîtrise des outils de production dans un environnement parfois hostile, et c’est tant mieux.
Autre piste de production innovante : la conchyliculture (élevage du lambi). Le Mexique, avec le CINVESTAV, constitue certainement la meilleure référence en termes de connaissance sur l’élevage du lambi. Même si la reproduction est encore loin d’être maitrisée, la technique de production de naissain à partir de masses d’oeufs récoltées dans le milieu naturel semble être acquise. Notre archipel devrait pouvoir avancer dans cette direction. D’ailleurs, une étude de faisabilité technique sur les possibilités d’un transfert de savoir-faire sur la larviculture du lambi est portée par le SYPAGUA, en collaboration avec l’équipe de recherche spécialisée du CINVESTAV à Merida au Mexique. Un projet d’élevage d’huîtres triploides est porté dans le Sud Basse-Terre. La vigilance pour ce projet porte sur les conditions réglementaires d’introduction de ces espèces dans les eaux de la Guadeloupe. Un autre projet d’élevage de coquillages en bassins à Marie-Galante est porté par une autre société privée. Comme on peut le constater les projets ne manquent pas.
Les emplois directs générés
par l’aquaculture sur les cinq
prochaines années
Actuellement, à l’échelle artisanale, il existe deux emplois supportés pour 10 tonnes de production. La société OCEAN emploie 8 salariés (incluant l’écloserie) et passerait à 10 salariés avec une production de 35 tonnes annuelles. Celle-ci, avec les investissements en cours, souhaiterait accroître progressivement sa production jusqu’à 100 tonnes annuelles, et ce d’ici à 5 ans. La DIPAGUA avec une production de 20 tonnes annuelles pourrait créer 4 emplois et envisager sa montée en puissance. Le projet situé à Bouillante pourrait suivre la même trajectoire. Celui de Marie-Galante vise une production de plusieurs centaines de tonnes annuelles, à terme. Une première phase du projet centrée sur la production d’ombrines vise une capacité annuelle de 100 tonnes, moyennant des études de faisabilité à réaliser.
Un point de blocage de la croissance des unités de production reste lié aux seuils ICPE fixés à 20 tonnes annuelles. Une procédure d’assouplissement émanant du Comité interministériel de la mer (CIMER) devrait faire l’objet d’un décret et
permettrait des procédures assouplies pouvant aller jusqu’à 100 tonnes annuelles, ce qui devrait faciliter la capacité de nos producteurs. Sur cette base, les objectifs réalistes sont de 200 tonnes annuelles dans cinq ans. Cela pourrait constituer un apport significatif au marché guadeloupéen des produits de la mer, en plus de l’offre halieutique. Les masses critiques seraient également atteintes pour optimiser les coûts des intrants (aliments et matériels), de la transformation, de la commercialisation et des services supports. Il faut pour cela faire monter en puissance l’écloserie mais également gérer un stock de géniteurs d’ombrines. Ces fonctions sont également pourvoyeuses d’emplois qualifiés. Cet objectif nécessite de mobiliser pleinement la fin du FEAMP puis le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture (FEAMPA), mais également les dispositifs des plans de relance. Ainsi, les emplois directs générés par une production de l’ordre de 200 tonnes annuelles peuvent être fixés à une trentaine.
Raccourcir les délais d’instruction
des dossiers et assister
techniquement les producteurs
Pour ces projets d’aquaculture marine, les principales difficultés identifiées sont liées à la longueur et à la complexité des démarches administratives pour l’obtention des concessions marines et littorales indispensables à l’implantation, en mer et sur terre, des infrastructures. Les délais sont également importants pour la mobilisation des fonds publics du FEAMP et nécessitent les capacités de préfinancement du porteur. La difficulté à constituer un dossier complet et conforme par les professionnels est aussi un frein. L’absence de la tenue d’une comptabilité ou d’assurer l’autofinancement constituent les principales faiblesses pour les dossiers hors PCS. Aussi, pour les PCS, il s’agit d’une problématique de délai d’instruction liée aux retards précités alors que pour les autres dispositifs, c’est le manque de solidité des dossiers déposés.
Pour pallier ces difficultés, la Région a pris les dispositions suivantes : le recrutement de deux instructeurs supplémentaires en juin 2019 et la mise en place d’une campagne de communication (Cyberbus, spots télé et radio). Elle a aussi mis à la disposition des professionnels, un prestataire pour les accompagner dans la constitution de leur dossier de demande d’aide et de paiement. La direction de la croissance bleue a adopté un dispositif d’aide à la tenue d’une comptabilité. Enfin, au regard du temps restant assez court pour engager l’enveloppe FEAMP, une révision de la maquette est actuellement en cours pour effectuer les transferts nécessaires vers les dispositifs les plus consommateurs (port de pêches, transformation des produits….). Ces différents dispositifs devraient permettre une amélioration progressive de la situation.
Une forte implication
des collectivités
et institutions publiques
La structuration de la filière suppose d’une part l’établissement d’un judicieux partenariat public/privé afin de consolider le socle de base des sociétés aquacoles, (pour les 5 premières années) et d’autre part, une plus forte implication des collectivités publiques lors de la phase d’installation et d’implantation des nouveaux projets. Elles peuvent mettre à disposition une équipe technique et administrative, afin de réduire les délais pour la délivrance des autorisations d’occupation temporaire (AOT), ou les autres freins administratifs relatifs à l’installation. Aussi, la proposition du président du comité régional des pêches des Iles de Guadeloupe de créer une coopérative rassemblant l’ensemble des producteurs constituerait un véritable mode opératoire efficace. Ces derniers pourraient ainsi se consacrer à la production alors que la structure faciliterait l’écoulement des produits. Deux autres missions pourraient être confiées à la coopérative : identifier d’autres espèces cibles qui correspondent davantage aux critères locaux et accentuer la communication pour valoriser les produits.
Le pari de la formation :
vers un lycée de la mer
La formation est l’une des clés de la réussite du développement de l’aquaculture. Dès lors, la formation des techniciens aquacoles devient une nécessité. Pour l’heure, aucune formation aquacole n’est dispensée en Guadeloupe. Or, certaines qualifications sont exigées pour l’installation de nouveaux producteurs, et la maîtrise des cycles sensibles de ces productions nécessite une qualification pointue et actualisée.
Les avancées du groupe de travail sur la formation maritime du Comité régional de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles (CREFOP) de 2019 ont permis d’identifier ce besoin d’offre de formation aquacole dans notre archipel, mais en pointant un dimensionnement difficile de l’offre car le potentiel d’emploi actuel demeure modeste. Cela dit, un projet d’ouverture d’une section de bac professionnel aquacole au lycée Hyacinthe Bastaraud de Marie-Galante est à l’étude. Un tel projet nécessite parallèlement un investissement conséquent dans des installations aquacoles d’application qui devront également bénéficier à la filière de production.
La question de l’adéquation des dispositifs d’aides européennes avec la typologie des porteurs de projets doit être posée et il conviendra de mettre à profit les leçons tirées de la programmation actuelle pour celle à venir. Toutes ces expériences, qui représentent de larges potentialités de développement, doivent reposer sur des formations précises permettant d’atteindre le niveau technique nécessaire.
La création d’un lycée de la mer constitue une véritable opportunité pour poursuivre et accélérer le mouvement en faisant de l’aquaculture l’un des axes capables de soutenir le développement de l’archipel guadeloupéen et le conduire vers la souveraineté alimentaire.