PAR JEAN-MARIE NOL*
L’autonomie des Antilles françaises semble doucement s’inscrire dans les plans de l’État, et ce apparemment déjà depuis quelques dizaines d’années (cf: les déclarations du président Nicolas Sarkozy sur la nécessité d’une responsabilité locale à Petit Bourg en Guadeloupe), donc aucune surprise sur un processus d’évolution institutionnel déjà sur les rails, bien que pour autant la démarche se fasse sans rupture brutale avec le passé départemental.
Ce qui était jusqu’ici une idée débattue à la marge par les élus locaux et certains militants devient une perspective concrète, alimentée par des bouleversements sociaux, économiques et politiques. En Martinique surtout, mais aussi de même en Guadeloupe, plusieurs signaux montrent que cette évolution est en cours, même si elle demeure officieusement programmée pour la fin de la décennie.
Derrière les revendications sociales, les tensions identitaires et les transformations économiques, les difficultés financières de beaucoup de secteurs d’activités économiques, se dessinent les prémices d’un possible nouveau statut pour les territoires des Antilles/Guyane. En Guadeloupe, les deux présidents des collectivités majeures se sont encore récemment prononcé pour une autonomie dans le cadre de l’article 74 de la constitution, mais le problème demeure la frilosité de la population.
En Martinique, les élus semblent à l’unisson pour un changement de paradigme politique et surtout économique. Et deux affaires récentes qui défrayent l’actualité illustrent parfaitement cette dynamique complexe où le feu couve sous les braises : le procès de Rodrigue Petitot, figure de proue des luttes contre la vie chère, et la liquidation controversée de l’hôtel La Batelière, symbole économique en Martinique.
Après l’affaire Pinto à l’origine d’une sombre question de succession de foncier, le procès de Rodrigue Petitot est devenu un véritable baromètre des tensions sociales qui traversent les Antilles. Leader charismatique bien que controversé pour son passé et surnommé « Le R » par ses soutiens, il incarne pour beaucoup la lutte contre les inégalités persistantes et la vie chère qui pèse lourdement sur les foyers antillais.
Son interpellation, le 12 novembre dernier, à la suite d’une altercation avec le préfet de Martinique à son domicile de la résidence préfectorale , a provoqué une onde de choc dans la population. L’intrusion dans la résidence préfectorale, qualifiée par la justice de « menaces et actes d’intimidation », n’a pas seulement jeté de l’huile sur le feu des tensions sociales. Elle a aussi mis en lumière le fossé croissant entre les autorités françaises et une partie de la population, en quête de reconnaissance identitaire et de justice sociale.
Le soutien massif à Rodrigue Petitot, notamment par les syndicats et l’intersyndicale des dockers du port de Fort-de-France, illustre une solidarité sans faille autour de cette cause. En suspendant les opérations de chargement et de déchargement des conteneurs pour une durée indéterminée, les dockers entendent non seulement dénoncer une « détention abusive », mais aussi rappeler l’urgence des revendications populaires.
Ces blocages portuaires, qui pourraient à terme paralyser l’économie locale, sont une démonstration de force dans un contexte où l’État semble en retrait, voire donner la fausse impression d’être dépassé par les événements. Mais ne s’agit-il pas tout bonnement d’une stratégie du pourrissement ?
En tout cas ces événements traduisent également un malaise plus profond, lié à une gestion jugée déconnectée des réalités locales, et ravivent les aspirations à une autonomie permettant de mieux répondre aux besoins spécifiques des populations antillaises.
Parallèlement, l’affaire de la liquidation de l’hôtel La Batelière, emblématique établissement de Schœlcher, ajoute une dimension économique et identitaire à cette dynamique de changement. En confirmant la cession de l’hôtel aux groupes Karukéra de Guadeloupe et Casbat, la cour d’appel de Fort-de-France a scellé le sort de cet établissement mythique, tout en condamnant 53 salariés à perdre leur emploi. Cette décision judiciaire, bien que semblant conforme aux critères économiques, a profondément choqué, tant elle symbolise un désengagement perçu comme une trahison des valeurs locales et du patrimoine martiniquais.
Les tentatives des anciens actionnaires et des salariés pour sauver l’hôtel, notamment par la création d’une Société Coopérative de Production (SCOP), n’ont pas suffi à convaincre les juges. Pourtant, cette initiative représentait une volonté forte de reprendre en main les outils économiques locaux, loin des logiques de rentabilité pure imposées par des groupes extérieurs à la Martinique.
La déception exprimée par les avocats des anciens propriétaires et par les employés illustre une frustration grandissante face à un système qui ne semble pas accorder de place suffisante aux aspirations locales de désir de prise en main de la destinée du pays Martinique .
Ces deux événements s’inscrivent dans un contexte global où les Antilles sont confrontées à des défis identitaires , financiers, et économiques majeurs. Les récentes réformes engagées sur l’octroi de mer et sur la gestion des fonds européens, qui tendent paradoxalement à réduire le pouvoir des élus locaux sur la fiscalité locale et dans le même temps à déconstruire la dépendance financière directe à l’État central au profit d’une plus grande autonomie régionale, gérée par l’Europe pourraient être interprétées comme une étape préparatoire à cette transition.
De même, le nouvel ordre mondial, marqué par des guerres économiques et financières, accentue aux yeux de l’État la nécessité pour ces territoires d’adopter des modèles de gouvernance plus adaptés à leurs spécificités.
L’État français semble avoir pris acte de ces mutations, sans pour autant opter pour une rupture immédiate avec le modèle départemental. Cette approche prudente, qui vise à « tourner la page sans la déchirer », reflète une volonté de préserver la stabilité tout en amorçant un glissement vers un statut autonome. Reste à savoir si cette transition, en grande partie esquissée dans l’ombre, saura répondre aux attentes des populations, ou si elle engendrera de nouvelles tensions, sociales et politiques, sur ces terres déjà éprouvées par de nombreuses crises.
Ainsi, l’autonomie des Antilles françaises envisagée par l’État n’est plus seulement un projet politique ou une revendication militante ; elle devient une perspective réaliste et tangible, dictée autant par les aspirations locales que par les transformations globales de l’État français.
Toutefois, cette marche vers l’autonomie, encore timidement perçue par la population et incertaine sur la viabilité économique voire surtout financière du projet, devra s’accompagner de réformes profondes et d’un véritable dialogue avec les populations, pour éviter qu’elle ne soit perçue comme une ruse d’évitement et aussi un désengagement financier progressif de l’État, mais plutôt comme une opportunité pour la majorité des élus locaux. A suivre…
Pa konet mové
*Economiste