PAR JEAN-MARIE NOL*
La Guadeloupe est à la croisée des chemins du fait de la mutation technologique et notamment des conséquences de la transformation du système éducatif dans le monde .
Depuis des décennies, l’archipel navigue entre dépendance économique, fragilité sociale et fuite de ses talents. Aujourd’hui, la nécessité d’un changement de paradigme s’impose avec une acuité nouvelle. Les défis sont multiples : une économie en manque de diversification, un système éducatif en crise, une société en proie à un effondrement intellectuel et culturel, et une gouvernance locale aux marges de manœuvre réduites.
Dans ce contexte, poursuivre les mêmes logiques reviendrait à se condamner à un statu quo destructeur. L’heure n’est plus aux constats répétés mais à l’élaboration d’un véritable projet de société, structuré autour de l’innovation, de la souveraineté économique et d’une refonte des priorités éducatives.
L’une des faiblesses majeures de la Guadeloupe réside dans sa dépendance chronique aux aides publiques. L’économie locale peine à générer suffisamment de richesses par elle-même, et les collectivités se retrouvent asphyxiées par des charges qu’elles ne peuvent plus assumer, faute d’un soutien étatique à la hauteur. Cet état de fait alimente une spirale d’appauvrissement qui limite les investissements dans les infrastructures essentielles.
Loin d’être une fatalité, cette dépendance doit être perçue comme un signal d’alarme exigeant une reconfiguration des politiques économiques et fiscales. Une réforme de l’octroi de mer pourrait jouer un rôle clé dans cette transformation, en favorisant la production locale et en réduisant la pression sur les importations. De même, le développement d’un secteur bancaire local plus accessible aux entrepreneurs offrirait une réponse crédible au déficit de financements pour les projets innovants.
L’autonomie alimentaire , bien qu’illusion constitue un autre enjeu crucial. Malgré des conditions climatiques favorables et un potentiel agricole considérable, la Guadeloupe continue d’importer l’essentiel de sa consommation. Cette absurdité économique expose l’archipel à une vulnérabilité excessive face aux fluctuations des prix mondiaux et aux ruptures d’approvisionnement. L’agroécologie, la transformation locale des matières premières et l’essor des circuits courts doivent devenir des priorités stratégiques.
Au-delà de la souveraineté alimentaire, c’est tout un pan de l’économie qui pourrait être revitalisé par une valorisation plus intelligente des ressources locales. A cela s’ajoute la nécessité de développer d’autres filières d’excellence adaptées aux spécificités du territoire, notamment dans l’économie bleue et le tourisme durable. Loin du tourisme de masse, qui fragilise les écosystèmes sans retombées économiques durables, l’archipel a tout intérêt à miser sur une offre axée sur l’authenticité et l’expérience, capable d’attirer un public en quête de sens.
Mais l’un des défis les plus inquiétants reste la fuite des talents en corrélation.avec le vieillissement de la population et l’effondrement démographique. Chaque année, des milliers de jeunes diplômés quittent la Guadeloupe pour poursuivre leurs études ou chercher des opportunités professionnelles ailleurs, sans espoir réel de retour.
Cette hémorragie démographique affaiblit la dynamique locale et accélère le vieillissement de la population. Le marché du travail, en l’état actuel, n’offre que peu de perspectives adaptées aux nouvelles compétences, creusant un écart préoccupant entre la formation et l’emploi. Si l’archipel veut espérer inverser cette tendance, il devra développer un environnement économique propice à l’innovation et à l’entrepreneuriat, en encourageant les start-ups et en soutenant les filières technologiques émergentes.
La transition numérique, plutôt que d’être un facteur supplémentaire de fracture sociale, pourrait devenir un levier de croissance à condition d’être anticipée et maîtrisée. La formation aux métiers du numérique, le développement de l’intelligence artificielle appliquée aux besoins locaux et la modernisation des infrastructures sont autant de pistes à explorer pour redynamiser le tissu économique.
Toutefois, aucun projet de transformation ne pourra réussir sans une refonte en profondeur du système éducatif. L’éducation, autrefois considérée comme un ascenseur social, est aujourd’hui en crise en Guadeloupe. Loin d’être un problème isolé, cette situation est le symptôme d’un effondrement plus large, qui touche l’ensemble de la société antillaise.
Les suppressions de postes prévues pour la rentrée 2025, justifiées par la baisse des effectifs scolaires, risquent d’aggraver encore la situation en fragilisant un système déjà exsangue. Les enseignants et les parents d’élèves, conscients des enjeux, s’opposent à ces mesures et réclament une approche plus ambitieuse, axée sur la réduction des effectifs par classe et l’amélioration des conditions d’apprentissage.
La Guadeloupe devra bientôt faire face au péril du naufrage scolaire et à l’affaiblissement culturel et intellectuel !
À la rentrée 2025, l’académie de Guadeloupe prévoit la suppression de 89 postes d’enseignants, répartis entre 22 dans le premier degré et 67 dans le second degré. Cette décision est justifiée par une baisse continue des effectifs scolaires, estimée à 1 687 élèves en moins (-2,3 %) pour cette rentrée, s’inscrivant dans une tendance de diminution de 21,5 % sur les dix dernières années, soit près de 20 000 élèves en moins.
En somme, la rentrée 2025 en Guadeloupe s’annonce marquée par des tensions avec cette grève déclenchée à l’encontre des autorités académiques, les syndicats d’enseignants et les parents d’élèves, chacun exprimant des préoccupations légitimes quant aux suppressions de postes et à leurs conséquences sur la qualité de l’enseignement.
Et pourtant, il fut un temps où l’éducation représentait un espoir, une promesse d’ascension sociale et d’émancipation. Aux Antilles, où l’histoire est marquée par la résilience face à l’adversité, l’école a longtemps été un refuge, un levier pour échapper aux déterminismes sociaux et économiques.
Mais aujourd’hui, cette institution vacille, emportée par des vents contraires d’une intensité redoublée. Si la jeunesse de la France hexagonale est confrontée à un déclin préoccupant des compétences fondamentales, aux Antilles ce phénomène prend une ampleur presque dramatique, exacerbée par des facteurs propres à l’histoire et à la réalité socio-économique de ces territoires.
L’échec scolaire massif constitue une bombe à retardement. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 40 % des jeunes en Guadeloupe et en Martinique sont en situation d’illettrisme fonctionnel. Ce taux, bien supérieur à celui observé en métropole, illustre une défaillance structurelle où l’école peine à remplir son rôle de transmission du savoir.
Loin de se limiter à un simple retard scolaire, cette situation traduit une rupture plus profonde, un affaiblissement des bases mêmes de la pensée et de la structuration intellectuelle.
Nous sommes en présence d’une désorganisation mentale progressive de la société antillaise qui a fini par briser ses ressorts scolaires, intellectuels et culturels. Comment explique-t-on la disparition, en moins de deux générations, d’élites intellectuelles antillaises, et pourquoi on a pu niveler la pensée vers le bas à ce point ?
Ce phénomène est certainement en grande partie lié à la montée de l’échec scolaire mais également à une rupture provoquée par l’apparition des réseaux sociaux et aussi à la plus grande liberté d’expression débridée de chaque personne.
Et je repense à cette citation d’Umberto Eco : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. »
Il n’existe plus de lieux féconds de production de la pensée en Guadeloupe et en Martinique. A partir de ce moment-là, il est difficile d’avoir une pensée constructive, intégrant l’avenir. Dans ces situations, le retour au passé, à la tradition, est toujours une tentation alors qu’il s’agit de penser le présent et d’imaginer le futur.
La société antillaise se trouve à un tournant critique, confrontée à une crise éducative et intellectuelle d’une ampleur inédite. Jadis perçue comme un outil d’émancipation et un levier d’ascension sociale, l’école vacille aujourd’hui sous le poids d’un échec scolaire massif, d’une perte de repères et d’une déstructuration de la pensée.
Loin d’être un accident isolé, ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus large, où la pensée semble progressivement désertée au profit d’une culture de l’instantanéité et de la superficialité.
Les nouvelles technologies jouent un rôle paradoxal dans cette déstructuration. Alors qu’elles devraient faciliter l’accès à la connaissance, elles agissent bien souvent comme des agents de distraction massive. Aux Antilles, où l’addiction aux écrans est particulièrement marquée, les jeunes grandissent dans un univers où les phrases se résument à des abréviations, où les échanges se réduisent à des émojis et où la pensée critique se dilue dans un flot ininterrompu de contenus éphémères.
Cette surexposition au numérique fragmente l’attention, érode la capacité à structurer une réflexion et transforme l’acte même de penser en un exercice laborieux. Loin de favoriser l’apprentissage, ces outils transforment progressivement la jeunesse en spectatrice passive d’un monde qu’elle ne comprend plus totalement.
L’école antillaise, déjà affaiblie par des conditions matérielles souvent précaires et une pénurie chronique de moyens, peine à résister à cette vague déstructurante. Les enseignants, en première ligne de cette crise, constatent chaque jour les ravages d’un système qui ne parvient plus à remplir sa mission.
Les élèves arrivent en classe sans véritable maîtrise de la lecture, peinent à structurer une pensée cohérente et éprouvent des difficultés à rédiger un texte suivi. L’écriture manuscrite, qui imposait autrefois un rythme à la réflexion et obligeait à organiser ses idées, disparaît progressivement au profit du tout-clavier, condamnant ainsi les nouvelles générations à une forme d’appauvrissement cognitif.
Loin d’être un simple problème éducatif, cet effondrement des compétences s’accompagne d’une crise civilisationnelle plus large. Il n’existe pratiquement plus de lieux de production intellectuelle féconds en Guadeloupe et en Martinique. Le débat d’idées s’est atrophié, remplacé par une surenchère d’opinions déstructurées qui alimentent la confusion plutôt que la réflexion. Dans ce climat, les références intellectuelles se diluent et la pensée critique s’éteint, laissant place à un nivellement par le bas préoccupant.
La scène universitaire elle-même ne semble pas épargnée par ce phénomène. Les référentiels pédagogiques sont accusés de se conformer à une logique de simplification excessive, privant les étudiants des outils nécessaires pour comprendre la complexité du monde.
Ce vide intellectuel et culturel crée un terrain propice aux manipulations idéologiques. Dans une société marquée par des incertitudes croissantes – insécurité, crise identitaire, difficulté à résoudre les conflits sociaux –, l’absence de repères solides rend la population plus vulnérable aux discours radicaux.
Certains activistes et syndicalistes n’hésitent pas à exploiter ce climat pour imposer des visions manichéennes du monde, où la lutte des races se substitue progressivement à la lutte des classes. Ce glissement idéologique alimente des divisions profondes et empêche toute réflexion constructive sur les véritables enjeux de société.
Loin de chercher à imaginer l’avenir, la société antillaise semble enfermée dans une quête identitaire stérile. Le thème de l’identité culturelle, omniprésent dans les débats, devient un refuge face à l’incertitude, mais aussi un frein à l’évolution intellectuelle. Plutôt que de se tourner vers le passé ou de s’accrocher à des modèles révolus, il est urgent de repenser les fondements de la pensée antillaise et de redonner à la jeunesse les moyens de se projeter dans le futur avec lucidité et ambition.
La responsabilité de cette situation ne peut être imputée uniquement à l’école ou aux nouvelles technologies. C’est toute une dynamique sociale et politique qui est en jeu. L’absence de projet collectif clair empêche la société antillaise de se renouveler et d’accompagner ses jeunes vers un avenir porteur de sens.
A quoi bon s’investir dans l’apprentissage lorsque l’horizon semble condamné à la précarité et à l’exclusion ? Comment espérer voir émerger de nouvelles élites intellectuelles lorsque les conditions même de la réflexion disparaissent ?
Face à cette crise, les politiques publiques peinent à apporter des réponses adaptées. Les réformes éducatives successives, souvent calquées sur des modèles hexagonaux, ne tiennent pas compte des spécificités locales et ne répondent pas aux véritables besoins des élèves.
L’enseignement manque de moyens, mais aussi d’une vision cohérente qui permettrait de réhabiliter l’effort intellectuel et de redonner aux jeunes le goût de la connaissance. Pourtant, il y a urgence. Une société qui abandonne sa jeunesse à l’échec scolaire et à la désillusion se condamne à l’effondrement.
Ce qui se joue aujourd’hui n’est rien de moins que l’avenir de la société antillaise elle-même. L’éducation n’est pas qu’une affaire de transmission de savoirs ; elle est la clé de la construction de citoyens éclairés, capables de comprendre le monde et d’y trouver leur place.
Si cette mission échoue, si la pensée continue à se déliter, alors l’histoire retiendra cette époque comme celle où une société a sciemment renoncé à son propre avenir.
Mais au-delà des aspects budgétaires, c’est toute la dynamique intellectuelle de la société qui s’est effondrée. Jadis foisonnantes, la pensée critique et la production intellectuelle ont laissé place à un vide préoccupant. Les nouvelles générations, surexposées aux réseaux sociaux et à la culture de l’instantanéité, peinent à structurer une réflexion cohérente. La montée de l’échec scolaire, combinée à une perte de repères culturels et identitaires, a accéléré un processus de désagrégation intellectuelle qui menace de saper les fondements mêmes du vivre-ensemble.
Loin de faciliter l’accès au savoir, le numérique est devenu un agent de distraction massive, transformant l’apprentissage en un exercice laborieux. Les jeunes, submergés par des flux d’informations déstructurés, développent une pensée morcelée, incapable de saisir la complexité du monde.
Dans ce contexte, le rôle de l’école ne devrait pas être réduit à la seule transmission des connaissances, mais à la reconstruction d’une capacité d’analyse et d’un esprit critique, indispensables pour naviguer dans un univers saturé de contenus.
Ce déclin de la pensée s’accompagne d’un effritement du débat intellectuel. En Guadeloupe et en Martinique, les lieux de production de la réflexion ont pratiquement disparu. La parole publique, autrefois portée par des figures engagées, est désormais noyée dans un flot d’opinions sans structuration.
Les discours idéologiques, souvent simplistes et manichéens, prennent le pas sur une analyse nuancée des réalités sociales. Ce climat favorise l’émergence de divisions profondes, où la lutte identitaire tend à se substituer à la lutte sociale, alimentant un ressentiment stérile au détriment de solutions concrètes.
Dans ce contexte, la question de la gouvernance locale devient centrale. Les collectivités, confrontées à des contraintes budgétaires croissantes, se retrouvent prisonnières d’un cadre institutionnel qui limite leur capacité à agir efficacement. Une autonomie de gestion accrue, sans remettre en cause l’ancrage de la Guadeloupe dans son environnement français et européen, pourrait permettre d’expérimenter des politiques publiques mieux adaptées aux réalités du territoire.
Cette autonomie économique ne doit pas être envisagée comme une rupture, mais comme une opportunité de prendre en main son développement, en définissant des priorités cohérentes avec les besoins locaux.
Enfin, la transition énergétique représente un défi stratégique. Actuellement dépendante des énergies fossiles, la Guadeloupe doit accélérer son virage vers l’indépendance énergétique en exploitant pleinement ses ressources naturelles : solaire, éolien, biomasse, géothermie. Une politique ambitieuse en faveur des énergies renouvelables permettrait non seulement de réduire la facture énergétique des ménages et des entreprises, mais aussi de créer des emplois qualifiés et durables.
Le changement de paradigme ne sera possible qu’à travers une mobilisation collective, dépassant les clivages traditionnels pour construire un projet de société ambitieux et inclusif. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’existant, mais de repenser en profondeur les fondations du développement guadeloupéen.
Ce projet devra s’appuyer sur une diversification économique réelle, une refonte du modèle éducatif et un renforcement du lien social, afin de redonner à la jeunesse les moyens de se projeter dans l’avenir avec confiance. Car une société qui renonce à penser son avenir se condamne à le subir.
« Fè bon travay lékol, sa ké sèvi-w pli ta. »
Traduction littérale : Travaille bien à l’école, ça te servira plus tard.
*Economiste*