Opinion. Crise sociale de la vie chère ou crise sociétale de la Martinique : le grand malentendu !

PAR JEAN-MARIE NOL*

Le ministre des Outre-mer, François-Noël Buffet, est actuellement en Martinique pour une visite de quatre jours, coïncidant avec un regain de tensions sur l’île après l’arrestation du leader du mouvement citoyen RPPRAC.

Ce déplacement, loin d’apaiser les tensions, suscite au contraire des questionnements sur son efficacité et sa portée réelle, alors qu’un accord sur une baisse des prix a été acté pour début 2025. Pour de nombreux Martiniquais, les mesures promises par le gouvernement peinent à répondre aux attentes et à soulager une population confrontée depuis des années au fléau de la vie chère.

« Crise de la vie chère », tel est le terme souvent utilisé pour qualifier les turbulences qui ont marqué la Martinique ces deux dernières mois. Pourtant, l’emploi du terme de « crise du pouvoir d’achat » est plus judicieux dans la mesure où vraisemblablement il n’y aura pas de point final à la vie chère dans un temps court du fait de l’absence de restructuration du modèle économique actuel.

En effet, l’on dit souvent qu’il n’y a pas assez de richesses créées en Martinique pour faire face à la crise sociétale en raison de plusieurs facteurs économiques, historiques et structurels. La Martinique, bien que riche en potentiels touristiques, culturels et agricoles, dépend majoritairement des importations pour sa consommation, ce qui alourdit les coûts de la vie locale. Le manque de développement industriel et les coûts élevés liés aux importations en font un territoire peu productif en termes de production de richesse endogène, c’est-à-dire de richesse générée directement sur place.

Cette dépendance économique envers l’extérieur trouve ses racines dans l’histoire coloniale de l’île, marquée par des siècles d’exploitation de ressources destinées à alimenter le marché métropolitain, mais sans développement durable pour l’économie locale.

Aujourd’hui, les principaux secteurs de la Martinique, comme le tourisme et l’agriculture, sont vulnérables face aux crises extérieures (économiques, climatiques, etc.). La production agricole est par ailleurs limitée, avec une agriculture qui peine à se diversifier et reste dominée par quelques cultures d’exportation (comme la banane et le rhum ), ne répondant pas assez aux besoins alimentaires de la population martiniquaise elle-même.

La structure de l’économie locale engendre un taux de chômage élevé, particulièrement chez les jeunes, et une dépendance importante aux transferts financiers de l’État français, qui représentent une part importante des revenus des ménages. Cela crée un contexte où la majorité de la richesse qui circule provient de l’extérieur, par le biais des subventions et de l’aide sociale, et non de la production économique interne.

Par conséquent, la création de richesse endogène reste insuffisante pour soutenir une croissance économique solide, indépendante et durable.

Ce manque de dynamisme économique et cette dépendance au modèle économique importé alimentent un sentiment de frustration et de perte de contrôle chez certains Martiniquais, ce qui contribue à une crise sociétale teintée de revendications identitaires. Beaucoup perçoivent que la Martinique n’a pas la maîtrise de son développement économique ni de ses choix structurels, d’où la montée de mouvements prônant plus d’autonomie politique ou un modèle économique alternatif, pour répondre aux spécificités de l’île.

Ils estiment que la dépendance à la France limite les marges de manœuvre de l’île, entravant son développement économique et rendant les Martiniquais vulnérables face aux hausses des prix et aux crises économiques.

En somme, l’insuffisance de richesses créées sur place pour répondre aux besoins de la population exacerbe les tensions et le sentiment identitaire. Pour surmonter cette crise sociétale, certains économistes  plaident pour un modèle économique plus ancré dans la réalité locale, misant davantage sur le développement de l’agriculture, des entreprises locales, de la formation, et du tourisme durable pour créer une richesse locale capable de répondre aux attentes économiques et sociales de l’île.

Depuis fin 2009,  la Martinique connaît une crise de confiance, de nature sociétale, c’est un fait. Depuis des années, la Martinique traverse une crise sociétale avec des relents de frustration identitaire qui, malgré les débats à l’Assemblée nationale, reste mal adressée.

La vie chère représente un défi, mais elle n’en est pas la cause directe : c’est le manque de pouvoir d’achat qui alimente un sentiment d’urgence et de mécontentement . Cette confusion linguistique contribue en grande partie au fossé entre l’État et les citoyens. Les mots, selon qu’ils soient prononcés par un représentant de l’État ou par un habitant en difficulté, prennent des sens différents, façonnés par des réalités socioculturelles et émotionnelles distinctes. Ce malentendu de fond, entre le langage administratif des décideurs et le langage courant du peuple, a créé une dissonance qui semble aujourd’hui être une source importante de conflits.

La population martiniquaise exprime angoisses, colère et désespoir face aux difficultés quotidiennes, et le manque d’écoute et de médiation renforce leur sentiment d’abandon. Or, la présence du ministre ne semble pas avoir permis de créer un terrain d’entente ou de dialogue constructif. La crise que nous connaissons est avant tout celle du pouvoir d’achat et des revenus. Y a t-il un malentendu sur le sujet ?

Le leader du groupe d’activistes RPPRAC reprend ici l’erreur qui consiste à penser que la communication et l’information sur Tik Tok est la vérité, et que si plus de gens peuvent dire directement plus de choses, on aura plus de vérité. Or ce n’est pas le cas. Il y aura plus d’information, certes, mais la plus grande partie de l’information n’est pas la vérité : c’est de la fiction, des fantasmes, parfois des mensonges, de la propagande ou des illusions.

Car la vérité coûte cher : pour produire un rapport vrai à quelque chose, il faut investir du temps, de l’argent, de l’énergie. Alors que si vous laissez tout le monde dire ce qu’il veut, vous aurez énormément de fantasmes, de fictions, et vous ne saurez plus discerner le vrai du faux…

Il faut savoir reconnaître et terminer une crise, et c’est là est un enjeu central pour la Martinique . Les mots ont un sens pour celui qui les dit ou les écrit, et un autre pour celui qui les reçoit. Le sens qui est donné aux mots dépend de beaucoup de facteurs : socio-culturels, émotionnels, générationnels, contextuels. En raison de cette distorsion de compréhension inéluctable, les malentendus se créent couramment. Ils sont fréquents et parfois sans conséquence, mais peuvent aussi être source de conflits.

Le malentendu se crée en raison d’une dissonance qui s’installe entre le langage « technique et administratif » des acteurs politiques et de l’entreprise, et le langage « courant » du peuple. Certains citoyens expriment des angoisses, du désespoir, de la colère, un sentiment d’impuissance face aux difficultés du quotidien. Ils auraient besoin d’être écoutés et accompagnés notamment en matière de la connaissance des faits économiques, ce qui nécessite du temps et des compétences de gestion de crise particulières.

La médiation du ministre chargé des Outre Mer est ainsi l’étape ultime d’un processus amiable qui permettrait, dans plus de 90% des cas, de renouer avec l’entendu, en décryptant et en s’adaptant au niveau de langage des différentes parties, pour faire converger vers une compréhension partagée de la situation et un consensus vers sa résolution. Force est de constater que cela n’a pas été le cas lors de la visite de quatre jours du ministre François-Noël Buffet.

Pourtant, conscient de la situation économique et sociale en Martinique, le ministre a affirmé qu’il en mesurait pleinement l’impact, évoquant le quotidien difficile des citoyens face à une hausse continue des prix. « Nous connaissons la situation, nous l’appréhendons, nous l’analysons et il faut y apporter des réponses », a-t-il déclaré en évoquant l’accord du 16 octobre dernier.

Selon les termes de cet accord, les prix de 58 à 69 familles de produits, soit environ 6 000 à 7 000 références, devraient baisser de 20 % au 1er janvier 2025. Un effort notable, mais limité, puisqu’il exclut les produits alimentaires du tout alimentaire et que le flou persiste sur la problématique de la continuité territoriale un élément particulièrement sensible pour les foyers martiniquais.

Si François-Noël Buffet salue cet accord comme un premier pas vers une amélioration du pouvoir d’achat, il admet qu’il ne constitue pas une solution finale à la crise. « C’est probablement une étape. Une étape vers une réflexion plus structurelle qui s’inscrit dans un programme plus lointain, de moyen et de long terme », a-t-il ajouté, soulignant ainsi la nécessité de repenser en profondeur les politiques de régulation des prix pour les territoires ultramarins.

En effet, la crise actuelle semble révéler des problématiques de fond liées à la dépendance de la Martinique aux importations et à des pratiques commerciales favorisant des prix souvent inabordables pour une large part de la population.

L’annonce de cette visite en pleine flambée des tensions est pourtant perçue comme déconnectée des réalités du terrain. Bien que  l’accord signé lors de la dernière table ronde soit salué par le ministre comme une étape vers une amélioration du pouvoir d’achat, il reconnaît lui-même qu’il ne s’agit que d’un premier pas. En effet, le ministre souligne certes qu’il faudra une réforme structurelle à moyen et long terme pour s’attaquer véritablement à la question des prix dans les territoires ultramarins , mais bizarrement sans évoquer dans sa globalité le nœud du problème qui est la réforme du modèle économique actuel.

Cependant, cette position, perçue comme une promesse de mesures futures, laisse une grande partie de la population sceptique, alors que le besoin de solutions immédiates et tangibles se fait de plus en plus pressant.Et donc se pose la question de savoir pourquoi le ministre a choisi ce moment pour entreprendre une visite sur l’île où le feu couvre toujours sous la cendre sans apporter de réelles plus value en terme de pouvoir d’achat par rapport aux décisions déjà actées par un accord sur la baisse des prix de 58 à 69 familles de produits au premier janvier 2025.

La contestation actuelle dépasse la seule question des prix ; elle cristallise un sentiment d’abandon et de manque d’écoute de la part des acteurs politiques et économiques ainsi que de l’État. Alors que le gouvernement considère que les revendications des activistes du RPPRAC pour une baisse des prix sur tous les produits alimentaires sont irréalistes, ceux-ci reprochent aux autorités leur lenteur et leur manque de considération face à la souffrance sociale qui gangrène le quotidien des insulaires. La récente arrestation du leader du mouvement a ravivé les frustrations de ne pas comprendre les doléances, exacerbant un sentiment d’injustice et de marginalisation qui couvait déjà.

Le ministre réfute cependant l’idée que ce regain de tensions serait lié à une forme d’impuissance et de silence de l’État. Selon lui, l’accord conclu représente un engagement concret, et l’État reste mobilisé pour trouver des solutions adaptées à moyen et long terme. Cependant, cette perception diffère grandement de celle d’une grande partie de la population martiniquaise et de ses acteurs politiques, qui estiment que l’État n’a pas pris la véritable mesure de la crise du pouvoir d’achat.

Au-delà des accords ponctuels, ils appellent à une réflexion plus large sur l’échelle des revenus, la structuration de l’économie locale, la régulation des circuits de distribution et la mise en place d’un cadre pour encourager la production locale afin de réduire la dépendance aux produits importés, souvent plus coûteux.

Pour les observateurs et les citoyens engagés, la question de fond demeure : à quel point les acteurs politiques et économiques de même que l’État sont-ils réellement prêts à s’attaquer aux causes structurelles de la vie chère en Martinique ? L’exclusion des produits de l’ensemble de l’alimentation semble symptomatique de cette approche perçue comme insuffisante même si cela semble irréaliste dans l’immédiat.

Le coût de la vie ne se résume pas à des chiffres sur des étiquettes, mais affecte concrètement les choix de vie et les possibilités d’avenir des familles martiniquaises. La visite ministérielle, à défaut d’apporter des solutions immédiates, risque donc de creuser un peu plus le fossé entre les promesses gouvernementales et les attentes immédiates des habitants de l’île.

Ainsi, si le ministre se satisfait de l’accord sur la baisse des prix comme d’un premier pas, il apparaît que cette réponse n’a pas apaisé les inquiétudes profondes qui agitent la Martinique. Pour nombre de citoyens, le problème réside dans l’absence de mesures d’ampleur sur la refonte du modèle économique et d’une réponse immédiate à l’augmentation du pouvoir d’achat . Dans ce contexte de mécontentement, les appels à une véritable politique de soutien au pouvoir d’achat, à une réforme des circuits de distribution, et à un soutien accru à la production locale se font pressants. 

Pour que cette visite ministérielle ne soit pas simplement un épisode sans lendemain, elle doit marquer le début d’une transformation durable, d’un engagement ferme et d’une stratégie à long terme pour améliorer le pouvoir d’achat et la qualité de vie dans les territoires d’outre-mer mais pas que ! Restera toujours la problématique sociétale à régler au plus vite. La Martinique attend des réponses plus significatives, adaptées à ses spécificités, et souhaite voir dans l’engagement de l’État non pas un acte isolé, mais bien le début d’une transformation durable de sa politique en faveur de l’outre-mer.

*Economiste 

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