Opinion. A la rencontre d’Elsa

PAR PIERRE SAINTE-LUCE*

Paris, le 10 mai 2022, je viens d’arriver de Guadeloupe pour un périple qui me conduira à Abidjan, sur les traces d’Elsa.

Nous sommes invités par le président de la République à participer à la cérémonie de commémoration de la Journée nationale des mémoires de la traite de l’esclavage et de leurs abolitions dans les Jardins du Luxembourg.

Nous avons, à la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, une place de choix, sur l’estrade des ministres et hommes politiques de la France.

J’aperçois Guy, le président de notre Département que je salue, il est accompagné d’un sénateur.

Parmi les invités, Pap N’Diaye arrive, toujours souriant et élégant. Il vient s’asseoir à coté de Corinne et moi. Nous avons plaisir à discuter avec lui de son poste au Musée national de l’histoire de l’immigration situé à la Porte-Dorée. Il m’explique que son musée dispose aussi d’un aquarium, l’un des plus anciens de France. Il nous invite à le visiter.

Je connais Pap depuis 2018 et apprécie ses qualités intellectuelles. Il m’a, après lecture de mon manuscrit, encouragé à publier mon roman Colored. Il sait comment Elsa, mon ancêtre née en Afrique de l’Ouest, en 1685, a désormais une place centrale dans ma vie.

Mieux, Pap nous avait convaincus de devenir membres fondateurs de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage et il nous avait mis en relation avec l’ancien Premier ministre, Jean-Marc Ayrault.

Les réunions se sont enchaînées en Guadeloupe, à l’Arawak, et en Martinique, à l’Habitation Fonds Rousseau.

J’ai l’honneur, depuis 2020, d’être élu président du Conseil des mécènes de la Fondation.

Le président de la République était accompagné, dans sa visite des panneaux explicatifs de la mémoire de l’esclavage, par Jean-Marc et par notre directrice générale, Dominique Taffin.

La Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage a convié des centaines de personnes à se rappeler que des hommes ont été déshumanisés pour des raisons économiques.

Le 10 mai est l’anniversaire de la loi Taubira de 2001 qui reconnait l’esclavage et la traite négrière comme des crimes contre l’humanité.

Je suis attentif à la place des jeunes dans cette cérémonie qui marquera leur vie. Ils sont près de 400 présents sous les grandes tentes blanches. Une quarantaine de jeunes, formant la chorale des Petits Écoliers Chantant de Bondy, a revisité La Marseillaise.

L’éducation fait partie des objectifs de la loi pour transmettre et valoriser l’histoire de l’esclavage, pour conduire à la fraternité.

A la fin de la cérémonie, Jean-Marc nous invite au dévoilement de la statue de Solitude. Simone Schwarz-Bart mène la marche ; nous suivons avec Pierre-Yves, l’artisan de la création de la Fondation, jusque dans le jardin du 17e, sur les pelouses de la place du Général-Catroux.

Comme Elsa qui aidait les nègres marrons, la Mulâtresse Solitude a fait sa part de travail pour l’émancipation. Elle fut exécutée en 1802, après son accouchement, par les forces armées de Napoléon venues pour le rétablissement de l’esclavage cette même année.

Dans son discours, Anne Hidalgo, la maire de Paris, a rappelé son engagement  pour la valorisation des femmes fortes de notre pays. Solitude est de ces femmes-là.

Le lendemain, j’ai rendez-vous près de l’Hôpital Necker avec Serge Romana.  A la station Duroc, nous pénétrons dans un restaurant. Serge est professeur de médecine ; il est généticien.

Nous partageons la passion de la médecine et de la patrimonialisation.

Il est en période de jeûne, il appelle cela, le temps Lanmèkannfènèg. Cette pratique existe depuis 2001.

Certains membres du CM98 rendent ainsi hommage aux aïeux esclaves, sacrifiés par la traite négrière et l’esclavage colonial. Cette forme de privation de nourriture s’étale du 8 mai au 23 mai.

Serge est bavard et je l’écoute. Son immense service de médecine ne lui laisse pas le temps suffisant pour l’écriture. Il a tout de même retrouvé avec son groupe des milliers d’actes d’affranchissements établis par la 2e république de 1848 et il voudrait qu’à Paris un mémorial soit dédié à ces muets de l’histoire.

Il milite aussi pour que le 23 mai soit retenu comme Journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage.

Serge a fait son arbre généalogique et peut transmettre à ses enfants le suivi de sa véritable filiation.

Moi, j’ai inventé Elsa de toutes pièces. Ainsi ai-je comblé le vide de n’avoir pas  connaissance de mes ancêtres. Je suis triste de n’avoir aucune photo de mes grands-parents, pourtant si proches.

Serge me fait un cadeau : il me donne une pièce unique que je garde désormais dans mes archives.

Mon séjour à Paris s’achève et il va être encore long le voyage pour trouver les traces d’Elsa.

Car le lendemain je suis invité par Karfa, le fondateur de l’association Mémoires et Partages. Il m’a invité à faire un exposé à Bordeaux sur Louis Delgrès, dans le cadre du  220e anniversaire de son sacrifice.

Je ne suis pas historien, mais sociologue. Mon angle de présentation sera donc la place de Delgrès dans notre mémoire collective.

J’ai intitulé mon exposé : « Delgrès, hier et aujourd’hui ».

J’arrive à Bordeaux et je suis pris en charge par Daniel, un médecin guadeloupéen installé dans les environs depuis plusieurs dizaines d’années.

Je ne connais pas Bordeaux, je sais que le médecin de famille de mon grand-père qui faisait sa tournée sur le cheval de notre famille, Isabelle, avait fait ses études dans les années 1920 dans cette grande ville.

Avant de plancher devant un parterre de connaisseurs, je suis invité à faire les six étapes de la visite mémorielle de Bordeaux.

Bordeaux, est l’une des villes qui a le plus profité du commerce triangulaire.

Le périple commence par la visite de la prison des esclaves. Elle est située non loin de l’actuelle Ecole Nationale de la Magistrature.

Avant l’abolition, les riches propriétaires bordelais qui possédaient 40% des terres de Saint-Domingue, ramenaient parfois leurs esclaves à Bordeaux.

Les esclaves étaient dès lors libres et ne devaient pas rester plus de 3 ans dans la ville.

Pourtant, Marie-Thérèse s’installa et a pu acheter un hôtel particulier.

Casimir, devenu maitre pâtissier, a tenu l’un des hôtels parmi les plus prestigieux de Bordeaux entre 1778 et 1793.

Deux autres étapes m’ont intrigué :

L’étape 3 intitulée la plantation. Elle se situe à la place Royale, place de la Liberté.

Au total, 150 000 nègres ont été déportés par Bordeaux.

Dans le vaste ensemble qui côtoie la Garonne, la Chambre de Commerce a une place de choix ; elle fut créée en 1705.

J’aperçois des mascarons créoles sur les balcons vieux de plusieurs centaines d’années.

La place Royale, inaugurée en 1743, contenait en son centre la statue en bronze de Louis XV.

Et puis pour la dernière étape, il y a la statue de Modeste qui trône sur le bord de la Garonne. Marthe Adélaïde Modeste Testas est née en Afrique en 1765. Elle fut achetée par Pierre et François Testas, des propriétaires bordelais.

Le 13 juillet 1795, Modeste devint libre et reçut un héritage de François.

Elle eut plusieurs enfants avec François et neuf à la mort de ce dernier qui avait choisi son nouveau mari, l’esclave Joseph en qui il avait toute confiance. Modeste mourut à l’âge de 105 ans sur les terres que lui avait laissées François.

Karfa voudrait que la statue soit surélevée pour être mieux mise en valeur.

Et voilà que la conférence va commencer dans un espace en bord de fleuve qui sanctifie le développement durable.

Au cénacle, Karfa et Josette, pour assurer l’animation ; Jean Claude et moi, pour exposer nos sujets de dissertation.

Josette est haïtienne, femme issue d’un milieu aisé et cultivé. Elle est la descendante directe de cette bourgeoisie noire qui a pris le pouvoir et la possession des exploitations après le révolution de 1791. Son mari, Jean-Claude est flamand, pur produit de l’ascension sociale.

Josette est la présidente-fondatrice de l’association Haïti Futur.

Jean-Claude est spécialiste des questions financières et membre de la l’association.

Il a découvert un manuscrit d’une valeur exceptionnelle : le Rapport à son Excellence le Ministre de la Marine et des Colonies, de la mission à Saint Domingue, de M. le baron de Mackau.

Le baron de Mackau était l’envoyé spécial de Charles X en Haïti afin de fixer le montant et les modalités de l’indemnisation de 1825.

Mon sujet fut traité en 40 minutes. Je conclus mon discours par un créolisme : « Delgrès est mort pour rien ».

Le sacrifice de Delgrès pour la liberté, pour la fraternité n’est pas enseigné.

Le livre Colored est un hymne à la fraternité, une ode pour le mieux vivre ensemble. C’est le message qu’Elsa a laissé à ses descendants, à moi, la 12e génération.

Les spectateurs attentifs me trouvent un peu curieux. Ils posent la même question sous des formes différentes : « Pourquoi la Guadeloupe a-t-elle voté à 70% pour Marine Le Pen ? ».

Ce vote le Pen m’a beaucoup affecté et je n’en ai pas dormi. Mon investissement ne sera désormais plus le même pour une population que j’aime.

Je ne me dérobe pas et considère que ce vote est le reflet d’un malaise profond, principalement en relation avec la vaccination covid.

Et Jean-Claude enchante l’assistance par ses connaissances de la mise en place de ce qu’il est communément appelé « la rançon ». Il nous parle de son livre : Haïti-France – Les chaines de la dette.

En 1825, la République d’Haïti était présidée par Boyer, en mal de reconnaissance car Haïti était un pays isolé où, disaient-ils, des « sauvages » ont fait la révolution.

Il se laissa prendre aux sirènes de Mackau et accepta les conditions de la France.

Le subtil Mackau avait mis les moyens : intimidation avec sa flotte dans la baie de Port-au-Prince, et surtout belle table avec du bon vin et la proposition de revoir la dette dans quelques années…

L’indemnité fut fixée à 150 millions de francs et devait permettre de rembourser aux colons une année et plus de leurs revenus ou le 10e de leurs capitaux.

En coût caché supplémentaire, le nouvel Etat devait accepter les conditions d’un prêt auprès d’une banque française qui ne débloqua qu’une partie des 150 millions tout en exigeant le remboursement de la totalité à un taux de 6%.

L’ordonnance de Charles X exigeait une division par deux des droits de douane à l’entrée ou à la sortie pour tout pavillon français.

Enfin, les bateaux haïtiens ne pouvaient pas commercer avec les Antilles françaises pour éviter le risque de contamination révolutionnaire.

C’est ainsi que les dépenses d’éducation et d’investissement de la république d’Haïti furent quasi nulles au regard des besoins de la population.

La foule, constituée en grande partie d’africains, se raidit. Des comparaisons fusent avec la situation actuelle de certains pays sous les tropiques.

Josette en rajoute, elle exprime son ressentiment. Je joue aux pompiers et la chaleur s’évanouit en un instant.

Nous passons à la partie festive de la soirée.

Cheikh est immense. Il est saxophoniste et chanteur. Le leader du groupe Afro cubain est anthropologue. Je fais quelques pas de danse car cette musique métisse me parle.

Cheikh m’interroge sur la place des afro-descendants dans l’économie de Antilles. Il m’adopte , il m’appelle « mon frère » et souhaite que nous collaborions sur des recherches, sur des questions liées à l’identité culturelle et au développement du pouvoir de penser et d’agir .

Je lui parle d’Elsa.

Me voilà à partir pour l’Afrique.

Les organisateurs du SILA, du Salon International du Livre d’Abidjan, vont accueillir la délégation guadeloupéenne d’auteurs et de d’éditeurs.

Je dois présenter mon livre Colored à l’Afrique francophone, le pays invité d’honneur du salon est le Sénégal.

Avant de poser le pied sur le sol de la Côte d’Ivoire, je pars en pèlerinage à Dakar et plus précisément dans la petite île en face de la ville, l’île de Gorée.

Le bateau qui nous conduit vers l’ile mystérieuse contient un peu plus de 60 personnes, des cabris et des marchandises de toutes sortes, du sable…

Nous mettons moins d’une demi-heure à la vitesse d’un cheval au trot.

Je prends des images et note tout ce qui bouge autour de moi.

L’émotion est indescriptible lorsque j’aperçois dans la brume de sable la petite île peu escarpée qui se détache de l’océan. Elle est entourée de pirogues multicolores à la recherche de quelques rares poissons.

A côté de la jetée, une plage de sable noir où des enfants sautent d’un bon vaillant dans une eau claire et translucide.

Les touristes et les habitants jouent des coudes pour sortir du bateau.

Nous sommes pris en charge par Léon pour une visite privée. Mon nouveau frère me fait admettre dans l’intimité de la maison familiale.

Elsa est peut être passée par là ; je marche sur le sol sablonneux à la recherche des pas de mon ancêtre.

Gorée a été du XVe au XIXe siècle le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaine.

Je suis sur les pas de ces centaines de milliers d’hommes et de femmes enfermés dans l’ « île mémoire ». Léon me promène à travers les rues étroites en me montrant les esclaveries.

Nous nous arrêtons devant l’école d’excellence pour jeunes filles. Cette école a pris place dans une ancienne caserne militaire ; là, les filles les plus brillantes de Dakar viennent en internat parfaire leur éducation.

Des bougainvilliers géants entourent l’école et j’aperçois quelques-unes d’elles abritées du soleil par des baobabs feuillus.

J’achète quelques toiles à des jeunes gens qui m’appellent « papa », sur la route qui nous conduit au mémorial de la diaspora.

Nous quittons l’ile dans la nuit après un repas sur le port, à la buvette de la tante de Léon. Nous sommes entourés de très gros oiseaux, un peu effrayants.

Et me voilà proche de ma destination finale, Abidjan par un vol confortable d’Air Sénégal.

Abidjan est une ville dense avec beaucoup d’embouteillages.

Le chauffeur du petit taxi qui nous conduit au palais de la culture nous demande seulement 3 000 francs CFA… moins de 10 euros.

Le palais se trouve au bord de la lagune. Des dizaines de cars se pressent pour conduire les enfants de la région à cet événement culturel autour du livre.

Sur le stand de la Guadeloupe, des centaines d’enfants vont écouter des contes de Antilles à travers les casques mis à disposition par Manick.

Je saisis régulièrement le micro pour lire un passage de Colored. J’ai choisi la page 161, là où Elsa 13e, ma fille, a écrit un poème à son ancêtre Elsa, 1ère.

A ma grande surprise, les Africains sont interpellés par cet Antillais qui a inventé son ancêtre. Les écrivains et éditeurs me trouvent pour cela sympathique. Je suis un « grand frère ».

Je passe trois jours dans le salon et participe aux débats dans des salles de conférences sur les thèmes divers. L’ambiance est chaleureuse et je suis invité à la prochaine édition.

A la fin du séjour, Marie-Agathe, la PDG de la plus grande maison d’édition du pays, nous convie à un déjeuner. Nous sommes une trentaine à table. Je suis assis en face de Fodé, écrivain et éditeur de Dakar.

Fodé me fait part de son implication dans la mise en place d’un mémorial à Dakar, sur la corniche que j’avais arpentée 3 jours plus tôt.

Nous dégustons de l’attiéké accompagné de poisson frit. Ce met, à base de manioc, me rappelle la texture de la cassave de chez moi.

Mon téléphone vibre ; Pap, avec qui j’avais passé le 10 mai aux Jardins du Luxembourg, est nommé Ministre de l’Education de la France.

J’en informe Fodé. Nous faisons part aux autres de la nouvelle.

Voilà que Elsa nous rappelle que Pap fut son grand et premier « supporteur ».

Merci, Elsa, de nous avoir tous réunis.

*Président du conseil des mécènes de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage

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