Le « modèle » politique des Etats-Unis : pour le meilleur et pour le pire

Photo GILLES DE LACROIX

Fred Reno, professeur de science politique, Université des Antilles
Directeur du CAGI/LC2S UMR CNRS

Cette élection du 46e président des Etats-Unis est à l’évidence un des faits les plus marquants de l’histoire de cette jeune nation américaine.

Au delà du nombre d’électeurs mobilisés, c’est peut-être le sens et les conséquences de cet évènement qu’il importe d’explorer. Les derniers jours de la présidence Trump ont été le théâtre de faits d’une exceptionnelle violence en raison notamment du lieu de leur déroulement. Le capitole, temple symbolique de la démocratie étasunienne a été souillé par des dégradations matérielles et une tentative d’insurrection fomentée par le président en exercice.

Certains n’ont pas hésité à comparer la situation à un coup d’Etat. L’expression est certainement excessive dans la mesure où à aucun moment les forces militaires dirigées par l’auteur principal de la sédition n’ont été associées à l’événement.

Ce qui s’est passé aux Etats-Unis interpelle l’observateur extérieur et l’analyste du politique dans la mesure où le modèle étasunien se veut démocratique, exemplaire et exportable. Le constat qui s’impose désormais est que le système et la culture politique des Etats-Unis peuvent générer le meilleur et le pire. Fragilisé, le système politique a néanmoins résisté.

Un système
politique fragilisé 

Ceux qui ont un minimum de connaissance en droit constitutionnel savent que dans les démocraties libérales, il y a deux grands régimes politiques. Le premier, dans l’ordre d’apparition, est le régime parlementaire anglais. Il est caractérisé par une séparation souple des pouvoirs exécutif et législatif, avec des moyens d’action de l’un sur l’autre. L’exécutif peut prononcer la dissolution de la chambre élue du parlement. En retour, cette dernière peut contrôler le gouvernement et provoquer sa démission par la mise en jeu de sa responsabilité politique et un vote de défiance. Chose impossible aux Etats-Unis. Depuis la convention de Philadelphie de 1787 ce pays s’est doté d’un régime présidentiel.

Le président des Etats-Unis est élu au suffrage universel, ce qui lui confère une forte légitimité vraisemblablement plus forte que dans un régime parlementaire classique où le chef de l’Etat est effacé et où le pouvoir politique est exercé par le premier ministre. Dans le régime présidentiel, le président occupe tout le champ exécutif sans être pour autant un dictateur.

Il a des compétences étendues notamment en matière de nomination des juges et des fonctionnaires. Mais dans bien des cas, ses compétences s’exercent sous le contrôle du congrès des Etats-Unis. Par exemple, à la suite de sa visite à Cuba en mars 2016, certes Obama a rétabli les relations diplomatiques entre Washington et la Havane. « Today, as the President of the United States of America, I offer the Cuban people el saludo de paz. » déclara t-il. Mais il n’a pas réussi à lever l’embargo que subit Cuba depuis 1962, parce que la majorité républicaine du Congrès l’en a empêché.

La séparation des pouvoirs est dite «  rigide » ce qui signifie qu’il y a une relative égalité des pouvoirs, mais cela n’exclut pas la possibilité pour chaque pouvoir d’agir l’un sur l’autre. Le congrès peut contrôler l’exécutif par la mise en place notamment de commissions d’enquête puissantes, mais ne peut le renverser, à la différence de ce qui se passe en Grande Bretagne et dans des pays, comme la France, qui s’inspirent  largement du régime parlementaire.

Aux Etats-Unis le renversement de l’exécutif  est exceptionnel. Il est possible dans le cadre d’une procédure d’impeachment, ou mise en accusation. C’est cette procédure qui a été déclenchée par la chambre des représentants contre le président Trump pour incitation à l’insurrection.

Si le président des Etats-Unis est amené à démissionner, c’est donc à la suite d’une mise en cause de sa responsabilité pénale  et non de sa responsabilité politique comme  c’est le cas pour un premier ministre anglais ou français à la suite du vote d’une motion de censure.

Dans le cas qui nous intéresse la procédure ne peut aboutir que si le Sénat se prononce dans le même sens. 

Prévu pour la fin du mois de janvier, ce procès  pourra alors difficilement aboutir à la destitution du président qui aura officiellement terminé son mandat. Si la procédure est pénale les  conséquences peuvent être politiques.  Le président destitué pourrait  être aussi déchu du droit de se présenter à une élection, ce qui éliminerait Donald Trump de la course en 2024.

Les pères fondateurs de la constitution étasunienne ont  crée un système équilibré des pouvoirs qui  a su résister jusque là aux turbulences. Capable de générer le meilleur il peut aussi accoucher d’un pitre. C’est une des leçons que l’on peut retenir des événements récents. 

Obama est le fruit du même système qui a permis à un déséquilibré d’occuper les sommets de l’Etat le plus puissant du monde. Un noir président des Etats-Unis, beaucoup en ont rêvé sans vraiment y croire, jusqu’ au 4 novembre 2008, date de  l’élection du premier afro-descendant à la tête des Etats-Unis. 

L’édifice politico-constitutionnel que nous venons de décrire ne s’est pas effondré avec  l’invasion du Capitole par  une troupe bigarrée  de trumpistes où se mêlaient des militants d’extrême droite, des néonazis, des racistes déterminés brandissant le drapeau des confédérés esclavagistes du Sud, des adeptes de QAnon, cette mystérieuse mouvance complotiste qui alimente des théories les plus farfelues et de quelques noirs…

Contrairement aux annonces pessimistes, ce système a encore les ressources  qui lui permettent de faire face aux menaces de ce type.

Le président des Etats-Unis est puissant parce que le modèle politique étasunien lui confère une relation privilégiée avec le peuple, même s’il est élu par un système  de grands électeurs dont le caractère démocratique est discutable.

Les principaux
verrous ont résisté

L’armée s’est tenue à distance du jeu partisan alors même que les plus hauts gradés ont été nommés par le président séditieux. Ce qui signifie, par conséquent, que la culture de l’institution militaire s’est  imposée aux considérations personnelles.

Le système judiciaire a parfaitement illustré le principe de séparation des pouvoirs. Les réclamations du président introduites par ses partisans et notamment  son avocat Rudolf Guiliani, se sont heurtées à un pouvoir judiciaire qui à aucun moment, n’a cédé  face aux allégations de fraudes. Enfin les médias,  souvent qualifiés de quatrième pouvoir, ont joué un rôle déterminant, à la fois pour relayer la parole trumpienne et pour  la censurer au moment où elle n’était  qu’incitation à la discrimination et à la violence. Le New York Times et CNN n’ont pas dissimulé leur opposition au président-candidat. D’autres, comme Fox News  traditionnellement favorables aux républicains n’ont pas été des relais fidèles de cette parole.

La décision de Twitter, de facebook, et de Youtube est de ce point de vue intéressante et pose une question de fond.

Une entreprise privée sur la base des règles qui la régissent et de son statut peut-elle censurée une parole publique contraire à l’intérêt public sans transgresser la liberté d’expression ?

Même si la question divise, la réponse donnée par le GAFA nous semble salutaire. Au delà du fait qu’il s’agit d’une entreprise privée, les règles acceptées explicitement par  le client  ont été violées dans un contexte où sa parole peut entraver dangereusement la sécurité publique.

 Au bilan, Trump  a divisé son parti et  renforcé momentanément la solidarité des démocrates.

 La stratégie des républicains a été de tirer profit de la fonction présidentielle sans aller jusqu’à remettre en cause le fonctionnement des institutions.  Pour preuve, ils abandonnent progressivement le navire parce que le capitaine a de moins en moins de ressources à leur offrir. Autres illustration, de leur division, 10 d’entre eux se sont joints aux démocrates pour voter la mise en accusation de leur chef et plusieurs secrétaires d’Etat ont démissionné du gouvernement.

A l’inverse Trump , par un effet collatéral , a favorisé la cohésion du parti de Biden. Très tôt, après le succès de Biden aux primaires, l’aile gauche du parti démocrate, considérant la dangerosité du candidat républicain l’a érigé en ennemi commun qui justifiait un ralliement du « gauchiste » Bernie Sanders au centriste Joe Biden.

L’élection passée et l’aile gauche étant absente du nouveau gouvernement démocrate, cette unité forcée pourrait bien s’étioler.

Que peut attendre
la Caraïbe d’un changement
de Président aux Etats-Unis ?

« Joe Biden est un ami du CARICOM. Sa victoire est historique et d’autant plus exceptionnelle qu’elle a permis à Kamal Harris une  personne d’origine caribéenne et asiatique d’être la première femme vice-présidente des Etats-Unis ». Ce sont les premières réactions de Ralph Gonsalves premier ministre de Saint Vincent et président du CARICOM.

Il a ajouté que Biden a été le Vice-président de Barak Obama pendant huit ans et que la Caraïbe était disposé à travailler avec la nouvelle administration dans la poursuite d’objectifs communs et notamment le développement et le bien être des peuples de la région.  Le binôme Biden/Harris cherchera vraisemblablement à s’inspirer de la politique caribéenne d’Obama et limiter ainsi les dégâts causés par les quatre années de gouvernance républicaine. La question concerne des secteurs « classiques » des relations internationales comme le commerce, la sécurité, le trafic de drogue, l’immigration. Elle concerne aussi des thématiques plus récentes comme la lutte contre le changement climatique et la Covid 19, deux secteurs désertés par l’ancienne équipe et auxquels pourraient être associés les pays de la Caraïbe dans l’approche globale de ces questions par la nouvelle équipe. 

L’importance de la pandémie aux Etats-Unis a des effets directs sur la région largement dépendante de la clientèle touristique nord-américaine. En 2020, la région a subie une baisse de plus de 70% de la fréquentation touristique par rapport à 2019. Cette approche globale pourrait concerner aussi l’influence chinoise qui est une des préoccupations récurrentes de Biden.

L’immigration est certainement un des secteurs où la politique étasunienne pourrait changer.

On peut penser que la nouvelle administration fera preuve d’humanité quant au sort que réservait l’ex-président aux migrants en provenance d’Amérique latine et des Caraïbes et singulièrement d’Haïti. On peut attendre de cette nouvelle administration qu’elle favorise le regroupement familial et révise la politique de « déportations » dans les Caraïbes  de personnes condamnées pour des délits commis aux Etats-Unis. L’insécurité et la violence croissantes que subissent les pays de la région semblent consécutives à ces transferts forcés de prisonniers qui de leur prison ou libérés alimentent des formes extrêmes de délinquance.

Il y a d’autres transferts qui seront les bienvenus. Il s’agit de la contribution financière des migrants au développement des pays d’origine. Les montants autorisés de ces sommes d’argent pourraient augmenter.

Le Venezuela et Cuba
deux points chauds
de la politique caribéenne
des Etats-Unis

Ce sont surtout le Venezuela (si on prend en compte la Caraïbe continentale) et Cuba qui pourraient constituer les principaux lieux d’observation de la politique caribéenne de  Biden.

Sous Trump, les relations avec la Caraïbe dépendaient largement des choix politiques unilatéraux de la Maison blanche. Fidèle à la doctrine de Monroe de 1823 selon laquelle les Etats-Unis, puissance mondiale impose son leadership en Amérique, l’ancien président a conditionné son aide économique au soutien de sa politique au Venezuela.

Dès lors, seuls les pays qui ont soutenu la résolution de l’Organisation des Etats américains de janvier 2019, défavorable à la réélection du président vénézuelien Maduro ont perçue une aide accrue du grand patron nord-américain. Les exécutifs des Bahamas, de la Jamaïque, Sainte Lucie, Haïti et la République dominicaine ont fait allégeance au chef de la Maison Blanche qui en récompense les a invité en Floride en mars 2019.

A propos de Cuba, c’est moins l’élection de Biden que la majorité démocrate au congrès qui pourrait être favorable au pays de Fidel Castro.

 Cuba a été un point fort de l’action internationale d’Obama dans la Caraïbe sans que celui-ci ait réussis pourtant à lever l’embargo qui frappe  le pays depuis 1962. Pour Trump Cuba fait partie de la liste des soutiens internationaux au terrorisme. A l’évidence républicains et démocrates n’ont pas la même approche de l’île castriste. Le 20 mars 2016  Obama commence une visite historique à Cuba. Avant son arrivée à la Havane, les deux pays avaient décidé la reprise de leurs relations diplomatiques, la réouverture de leurs ambassades  et l’assouplissement de l’embargo. Au cours de ce voyage, une nouvelle doctrine tendant à rendre « irréversible » le rapprochement des deux pays a été énoncée dans un discours mémorable. Elle pourrait être le référentiel de l’action de Biden.

« Nous commençons un nouveau chapitre entre les nations des Amériques … Todos somos Americanos » concluait Obama. Par ce discours les Etats-Unis cessaient d’être l’Amérique pour redevenir, l’instant d’une visite, un des territoires de l’Amérique.

Biden sera-t-il respectueux de la souveraineté des autres Etats du continent, ou succombera-t-il à la tradition impérialiste de son pays ? La question est d’autant plus d’actualité que les exigences présentées par les cubains en 2016 seront vraisemblablement les mêmes aujourd’hui. Au discours du locataire de la maison blanche les autorités cubaines avaient répondu : « la levée totale du blocus, la restitution du territoire illégalement occupé de Guantanamo ainsi que le plein respect de la souveraineté cubaine et l’indemnisation de notre peuple pour les dommages humains et économiques sont essentiels pour aller vers une normalisation des relations ». Il est fort à parier que Biden n’accédera pas à toutes ces revendications.

En 2016, John Kerry, le représentant de la diplomatie étasunienne, avait déjà précisé les limites du possible. Si l’administration des Etats-Unis souhaite voir « rapidement » la levée de l’embargo, « pour le moment, il n’y a pas d’intention de notre part d’altérer le traité de location » de Guantanamo avait-il indiqué. Sous Obama, l’embargo condamné par l’union européenne et l’ONU n’a pas été levé parce que le congrès était majoritairement républicain.

Sous Biden, le Congrès est désormais démocrate…Que va donc faire le nouveau président ? Va t-il prendre l’initiative d’une levée de l’embargo ? Aura t-il une autre politique que celle de Trump vis-vis du Venezuela ? Continuera t-il le chantage diplomatique et financier qui amènent certains pays caribéens à devenir des clients politiques et à faire de la dépendance une ressource ? Même si la tendance à l’apaisement et au respect de la souveraineté des autres pays américains, initiée par Obama est envisageable, ces questions méritent d’être posées dans un contexte où la Caraïbe pourrait bénéficier du soutien d’une vice-présidente d’origine caribéenne.

L’énigmatique 
Kamala Harris 

 Présentée comme un atout pour la région parce que son père est jamaïcain, la vice-présidente des Etats-Unis Kamala Harris n’a pas encore manifesté de signes convaincants d’appartenance à la Caraïbe. Elle demeure pour nous, une énigme. En réalité, à l’instar des créoles, elle est riche de la pluralité de ses origines. Pour l’heure, elle a fait mention de son afro-descendance et de ses origines indiennes mais demeure encore peu audible sur  son ascendance jamaïcaine.

Au cours de leur  campagne, le binôme Biden/Harris a promis de restaurer le partenariat avec la Caraïbe. Tous les chefs d’Etas caribéens pourront le vérifier à l’occasion du 15ème sommet des Amériques qui devrait se dérouler aux Etats-Unis cette année. Son éventuelle présence à ce sommet pourrait dissiper les doutes.

Après le pitre, l’élection de Biden est comme une lueur d’espoir qui permet d’envisager, de nouveau, le meilleur.

Dernière publication de Fred Reno (avec Myriam Moise)

Centre d’Analyse Géopolitique et Internationale, Pôle Guadeloupe du Laboratoire Caribéen de Sciences sociales Unité Mixte de Recherche du CNRS

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