LA GRANDE INTERVIEW. « Trois priorités : la souveraineté alimentaire, la souveraineté alimentaire et… la souveraineté alimentaire »

Inspecteur général de santé publique vétérinaire, connaisseur des Outre-mer — Il a été huit ans en poste à la Réunion et a réalisé, pour le compte de son ministère de tutelle, des missions Outre-mer sur divers territoires, Olivier Degenmann a, comme il dit « choisi la Guadeloupe » quand le poste s’est libéré, fin 2023. En Guadeloupe depuis mai 2024, il a pris sa mission à cœur, avec une ferveur qui laisse présager le meilleur pour les relations entre l’Etat en Guadeloupe et les professionnels de l’agriculture.

S’il fallait qualifier l’agriculture guadeloupéenne, que diriez-vous ?

L’agriculture guadeloupéenne est particulièrement diversifiée et c’est une particularité au sein des DOM. Nous sommes en Martinique sur une filière extrêmement importante, qui est la filière banane, une autre filière importante, qui est le rhum, une toute petite filière sucre et une filière en devenir, la diversification animale et végétale. En Guadeloupe il y a quatre filières, toutes aussi importantes les unes que les autres, avec une particularité de la filière banane qui est importante et bien structurée, avec des diminutions en termes de tonnages. Le filière canne-sucre et la filière canne-rhum sont importantes. La première est la plus importante de la Guadeloupe. Avec la canne, on peut produire du sucre, du rhum, de la mélasse, des écumes, des cendres… et puis des éléments insuffisamment valorisés car c’est un immense puits de carbone qui, je l’espère, pourra être valorisé demain. C’est aussi, la canne, une plate résiliente aux changements climatiques.

« Il y a des exceptions mais les tonnages en baisse sont vrais
pour la banane, pour la canne, pour l’élevage, vrai aussi,
avec des nuances, sur la filière fruits et légumes. »

Il y a aussi des filières de diversification aux côtés de ces grandes filières.

Oui, il y a des filières de diversifications qui intéressent aussi bien l’élevage que les fruits et légumes. Ce sont des filières très importantes dans le cadre de le souveraineté  alimentaire, objectif majeur du gouvernement et du territoire. Derrière cette souveraineté alimentaire, ce sont des productions de légumes, de viandes, destinés à la consommation humaine. Ce sont à la fois des tonnages et des modèles qui appartiennent au territoire.

Petits tonnages…

C’est un sujet majeur. Pour avoir baigné dans le monde ultramarin depuis 2006 on parlait déjà de développer des filières de diversification…

Depuis 18 ans, que s’est-il passé ?

Oui, c’est une question intéressante : depuis mon arrivée, j’ai étudié les chiffres de la production : nous avons une tendance à la baisse qui est constante dans le temps. C’est la réalité froide. Il y a des exceptions mais les tonnages en baisse sont vrais pour la banane, pour la canne, pour l’élevage, vrai aussi, avec des nuances, sur la filière fruits et légumes.
J’ai rencontré les professionnels de l’agriculture au cours de COSDA. Ce sont des Comités d’Orientation Stratégique et de Développement Agricole. La feuille de route que j’ai développée devant le comité est constituée de trois priorités : la souveraineté alimentaire, la souveraineté alimentaire et la souveraineté alimentaire.

C’est énorme !

Oui, c’est immense. Mon prédécesseur avait piloté le Plan de souveraineté alimentaire pour la Guadeloupe. Il a été acté en mai 2023 par les professionnels. Dans ce plan, il y a des tonnages, des taux de couverture des besoins des populations. Actuellement, nous sommes, sur les légumes et tubercules, à 55% du taux de couverture des besoins des populations. Nous nous sommes fixés des objectifs pour 2030. L’objectif est de passer à 76% de couverture. En tonnage, passer de 20 000 à 32 000 tonnes de production, soit 1 000 hectares supplémentaires de mise en culture pour la partie fruits et légumes.
Si on regarde les fruits, en dehors de la banane, on est à 45% des besoins, un tonnage de 13 000 tonnes en 2020, un objectif de 18 000 tonnes et une couverture de 63% des besoins des populations. Au niveau de l’élevage, il y a les volailles : il y a des signes très positifs malgré la baisse de la production. La remontée, sur une filière courte, peut-être rapide. La production est 1 200 tonnes, avec une couverture de 10% des besoins des populations. Les objectifs sont 2 500 tonnes, pour couvrir 21 des besoins des populations. C’est atteignable. Après, il y a les porcs : 1 000 tonnes avec une couverture de 20%. Ça c’est l’officiel.  Après, il y a l’informel. Et ce n’est pas bon pour la protection de la santé des populations. Objectif, en 2030, 2 500 tonnes, avec un taux de couverture de 47%.

« La filière bovine est dans un état très inquiétant. »

C’est la filière bovine qui pêche…

Oui, la filière bovine est dans un état très inquiétant. Avec une diminution régulière du nombre de bovins qui passent à l’abattoir du Moule. C’est inquiétant en termes de tonnage mais aussi pour la pérennité même de l’outil du Moule et, au-delà, de la fiiière. Il y a de l’abattage informel. Il y a eu une réunion à la chambre d’agriculture avec l’Iguavie. L’idée est que les animaux qui arrivent à l’abattoir du Moule soient mieux conformés. Car, non seulement il y a peu d’animaux, mais en plus ils ne sont pas bien conformés. Les carcasses doivent peser en moyenne 50 kilos de plus. Elles doivent passer par un atelier où elles vont être engraissées, nourries correctement, de manière à ce qu’elles produisent un meilleur rendement au niveau de la carcasse. Il y a de enjeux aussi pour ce qui est de l’identification…

Ce que vous décrivez là c’est, si rien n’est fait, une consommation de supermarché et adieu la souveraineté alimentaire ! C’est dû à quoi ? Un manque de volonté ?

Il faut le dire : le métier d’agriculteur n’est pas simple. Il faut être passionné. Etre éleveur, c’est compliqué parce que nous sommes en milieu tropical, avec une pression parasitaire très importante, notamment la dermatophilose. Le cheptel en est infecté. Les animaux peuvent aussi être en souffrance du fait de la chaleur : il faut qu’ils soient abreuvés, hydratés correctement. Et puis, il y a des vols. Etre agriculteur n’est pas simple : ce sont des femmes et des hommes, qui se lèvent très tôt le matin et travaillent très tard le soir pour parfois un revenu pas à la hauteur des espérances.
Pourtant, c’est un métier d’avenir. Un des enjeux majeurs de l’agriculture en Guadeloupe, c’est le renouvellement des générations.

« On ne contrôle pas le changement
climatique qui est à l’œuvre. »

Parlons-en !

La moyenne d’âge des agriculteurs c’est 55 ans. Il y a un tiers d’agriculteurs qui ont plus de 60 ans. C’est un enjeu majeur. Les agriculteurs sont parfois obligés de travailler plus tard, très tard, au-delà de l’âge auquel d’autres partent en retraite parce que c’est une nécessité. Les retraites agricoles sont très faibles. Donc, dans bon nombre de situations, il n’y a pas d’autre choix que de continuer à travailler, malgré les soucis de santé, la fatigue. L’enjeu des renouvellements des générations est prioritaire.

Comment faire ?

La Guadeloupe est un très bel archipel, une terre de champions. C’est important. A l’occasion du passage de la flamme olympique, on a vu du ciel, sur une exploitation, écrit en grandes lettres que la Guadeloupe est une terre de champions. C’est un très beau projet que je tiens à saluer. Il y a eu, derrière, une plantation, qui a mobilisé des élèves du lycée agricole. C’est un projet innovant qui vise à une production de cacao. Une production d’excellence. C’est un modèle.
Ce qui est important, c’est que l’agriculture est en mutation, parce que le monde est en mutation On ne contrôle pas le changement climatique qui est à l’œuvre.
Ce changement climatique, ici, est plus une réalité que sur d’autres territoires : élévation des températures, changement des saisons des pluies. On l’a vu en 2024 pour la canne, avec une période où il y a eu des pluies alors qu’habituellement il n’y en a pas autant. Et puis, des ouragans en plus grand nombre, plus violents…

Il faut s’adapter.

Oui. Ces éléments nous obligent à nous adapter. Ceci implique la recherche qui est à l’œuvre pour trouver de nouvelles variétés résistantes à la sécheresse ou plus tolérantes à un certain nombre de maladies. Cela nous oblige aussi à travailler avec des races plus résistantes pour ce qui est de l’élevage. Je pense à la race bovine créole, au porc créole qu’on peut croiser. Toute ceci nous impacte. De même, sans entrer dans la géopolitique, tout peut changer très vite.

« Il faut pouvoir s’adapter, être résilient
et miser sur plusieurs productions. »

Que se passe-t-il ?

Il se passe que tout ce qui semblait impossible hier est possible aujourd’hui. Il faut pouvoir s’adapter, être résilient et miser sur plusieurs productions. C’est sans doute ce qu’il faut faire pour assurer la pérennité de l’agriculture. On diversifie les productions et on diversifie les risques. Entre les risques climatiques, sanitaires, phytosanitaires et les changements en termes de marchés au niveau mondial, il faut inventer d’autres formes d’agricultures et d’élevages. En plus il faut des exemples de réussites, notamment des jeunes mais pas que des jeunes, qui soient mises en avant parce que, derrière, il y a aussi des agriculteurs qui sont en très grandes difficultés. Nous faisons tout pour les aider mais ce qu’il faut que les plus jeunes sachent, c’est que l’agriculture a un bel avenir. C’est un monde exigeant, qui demande de la passion. On ne devient pas agriculteur par hasard.
Il y a de la place pour réussir. On doit viser l’excellence en matière de formation. Je pense au lycée agricole, aux CFA, aux CFPPA, aux Maisons familiales et rurales. Il y a des voies pour former les professionnels de demain.
La Guadeloupe a besoin de renouveler les générations d’agriculteurs. La Guadeloupe a besoin de 100 nouveaux agriculteurs par an et il faut viser 200 agriculteurs si on veut réussir l’enjeu de la souveraineté alimentaire.

200 agriculteurs, cela veut dire qu’il faut des terres… Comment faire ?

Oui, il faut des terres. C’est un sujet complexe. La SAFER œuvre en ce sens. Son travail est très important, singulièrement en Guadeloupe. La SAFER œuvre pour la protection et la préservation du foncier agricole. Nous avons aussi des outils, notamment la Commission départementale de protection des espaces naturels agricoles et forestiers, qui a la particularité, Outre-mer, d’émettre des avis conformes, ce qui veut dire que l’avis rendu est obligatoire. Tout ceci fait qu’il faille préserver le foncier agricole absolument.
Je ne sous-estime pas toutes les difficultés liées au foncier agricole. Entre les indivisions, les problèmes de transmission, les problèmes d’occupations illégales, c’est une réalité.
Il y a un élément important en Guadeloupe, fruit de la réforme foncière des années 1980. Il s’agit des Groupements fonciers agricoles. Ils ont des difficultés financières. Mais, ces GFA sont des opportunités. Il y a des hectares de terres préservées depuis les années 1980. Ce qu’il faut, c’est œuvrer directement avec les acteurs. En l’occurrence le Département, plus gros propriétaire foncier. Nous travaillons ensemble de façon à faire en sorte que le foncier disponible ne bascule pas dans l’urbanisation.
Il faut installer les jeunes, réussir le renouvellement des générations et réussir la souveraineté alimentaire. C’est non seulement une question sanitaire mais encore une fierté de consommer des produits locaux, fabriqués en Guadeloupe selon le modèle qui aura été décidé par le territoire guadeloupéen.

« Ne pas se faire imposer un modèle qui viendra
de l’Hexagone ou d’un autre territoire ultramarin. »

Quel est le modèle choisi pour la Guadeloupe ?

C’est un modèle qui s’oriente vers de petites exploitations, c’est mis entre guillemets. Parce que, derrière, c’est un secteur qui emploie et donne des perspectives en matière de travail. Il y a des emplois directs et des emplois indirects. C’est un modèle que choisit le territoire. Ne pas se faire imposer un modèle qui viendra de l’Hexagone ou d’un autre territoire ultramarin. A la Réunion, ils ont un autre modèle. Certes, il faut échanger et prendre les bonnes idées d’om qu’elles viennent mais c’est au territoire guadeloupéen de décider son modèle. Et l’Etat va accompagner de façon à faire en sorte que le modèle choisi ici puisse, demain, après-demain, se réaliser.

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