Me Christophe Lèguevaques a toujours été l’un des avocats à la pointe des démarches des victimes du chlordécone pour obtenir réparation. Hier, la cour administrative d’appel de Paris a estimé que l’Etat « a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone, en permettant leur usage prolongé, en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée. » Elle a aussi dit que l’Etat « doit réparer, lorsqu’il est démontré, le préjudice moral d’anxiété des personnes durablement exposées à cette pollution. » Entretien avec l’avocat.
Où en sont les procédures engagées par les associations de victimes du chlordécone ? Toutes au placard ?
Bien au contraire. Les procédures avancent, chacune à leur rythme et en fonction des contraintes propres aux juridictions concernées.
Commençons par la plus ancienne, la procédure pénale pour empoisonnement. Dans le cadre de l’appel du non-lieu, nous avions posé une question prioritaire de constitutionnalité QPC. L’objectif n’était pas de perdre du temps comme certains l’ont dit mais de briser la jurisprudence « sang contaminé » de la cour de cassation qui empêche, en l’état, de reconnaitre l’empoisonnement. La cour de cassation a bloqué la transmission de la QPC au Conseil constitutionnel. Pour autant, nous avons réussi à ébranler les certitudes de la haute juridiction et cela nous sera utile lorsque nous nous retrouverons devant elle ou lorsque nous saisirons la CEDH. Dans ce dossier, nous attendons pour l’année 2025 la convocation à l’audience de plaidoirie sur le fond de l’affaire. Grace à la mobilisation citoyenne, des avocats comme les bâtonniers Germany ou Constant ou des avocates comme Mes Mousseau et Tanger représentent près de 1 000 parties civiles. La Cour devra en tenir compte lorsqu’elle devra statuer.
L’autre procédure concerne les juridictions administratives et vise à voir reconnaitre la responsabilité de l’Etat. Dans son arrêt du 11 mars 2025, la Cour administrative de Paris confirme et amplifie le jugement du Tribunal administratif de Paris du 24 juin 2022. On peut retenir trois informations :
- De première part, l’Etat a commis des « négligences fautives » sur la période 1973-1990 en autorisant ce produit dangereux pour la santé et l’environnement mais il a également commis des « fautes caractérisées » sur la période 1973-2001 en ne prévenant pas les populations et en prévoyant mesures correctives ou d’accompagnement pour éviter les contaminations. C’est une avancée considérable. Nous avons créé une jurisprudence qui pourra être citée dans tous les dossiers d’indemnisation du préjudice corporel comme du préjudice moral.
- De deuxième part, contrairement au tribunal, la Cour d’appel accepte d’indemniser des demandeurs dès lors qu’elles apportent la preuve que le chlordécone a causé de pathologies. C’est particulièrement vrai pour les hommes souffrant d’un cancer de la prostate mais c’est également vraie pour les femmes pouvant démontrer que leur troubles est lié au chlordecone. Certes seulement 10 personnes sur 1380 ont été indemnisés mais c’est plus un problème de charge de la preuve. Malgré nos demandes depuis 5 ans, tous les malades n’ont pas communiqué des éléments de preuve à la juridiction.
- De troisième part, je considère que cette jurisprudence restrictive est en contradiction avec une jurisprudence récente (30 janvier 2025) de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière a inversé la charge de la preuve. En matière de pollution, c’est à l’Etat de démontrer que la maladie n’est pas liée à la pollution. Cela change tout c’est pour cela que je recommande de se pourvoir devant le Conseil d’Etat.
On peut s’étonner du peu de dossiers présentés en indemnisation du risque professionnel. Comment ceci s’explique-t-il ?
Il faudrait poser la question à Me Virginie Mousseau ou Me Tanger. Pour moi, cela s’explique par deux facteurs principaux :
- L’information circule mal et les personnes pouvant y prétendre ne sont pas informés ou ont peur de se lancer dans une procédure complexe.
- Par ailleurs, les critères retenus sont souvent difficiles à respecter. Quand vous avez été journalier toute votre vie, il est parfois difficile de démontrer que vous avez travaillé plus de 10 ans sur le terrain.
Ces critères sont pensés par des énarques parisiens qui n’ont jamais mis les pieds dans une bananeraie et qui ne comprennent pas le climat néocolonial qui a pu régner et qui règne encore.
Dominique Théophile, sénateur de la Guadeloupe, va présenter une proposition de loi pour obtenir l’indemnisation de toutes les victimes. Est-ce une possible avancée dans ce dossier ou un coup d’épée dans l’eau ?
M. Callifer, député de la Guadeloupe, a présenté également une proposition de loi.
Pour éviter que ces lois, si elles sont adoptées, subissent le même sort que la loi Taubira sur la reconnaissance des traites négrières, il faut qu’elles soient assorties d’un budget ad hoc suffisamment important pour faire face aux demandes légitimes. Il appartiendra au gouvernement de la République de démontrer qu’au-delà des bons sentiments et des belles déclarations de principes, les habitants des Antilles sont des citoyens à part entière de la République et non pas des citoyens entièrement à part (Aimé Césaire) !
L’Etat a présenté un bilan à mi-parcours du plan chlordécone IV 2021-2027 publié sur le site du ministère de la Santé le 6 janvier 2025. Quels commentaires vous inspire ce bilan ?
Diversion et Enfumage sont les deux mamelles des plans chlordecone. On dépense beaucoup en communication mais pas assez en indemnisation. Et surtout, on évite le sujet qui fâche : que les profiteurs du chlordecone, gavés de subventions depuis plus de 70 ans, participent à l’effort pour réparer les dégâts qu’ils ont causé en toute connaissance de cause. Chaque année, les exploitants de bananeraies reçoivent plus de subventions que le plan chlordécone en quatre années. Et cela n’étonne personne ?
Et maintenant, que va-t-il se passer ? Le dossier pourrait-il être définitivement enterré au grand dam — et ressentiment — des populations antillaises ?
Comme je l’ai expliqué au début, le dossier est loin d’être enterré. Les combats (judiciaires, politiques, sociaux, syndicaux, etc) continuent. L’unité d’action et la coordination de tous permettra un jour que la vérité soit partagée et la justice enfin établie.
André-Jean VIDAL
aj.vidal@karibinfo.com