Il avait 13 ans, ne parlait pas l’anglais, quand son père l’a emmené aux États-Unis pour les vacances d’été. En tout cas, c’est ce qu’on avait fait croire à l’adolescent qu’il fut. C’était sous la dictature. Son père est parti pour ne plus revenir. Marqué au fer rouge par ce changement radical, il s’est adapté rapidement au verdict du destin en fréquentant les meilleures écoles et universités américaines. Devenu chirurgien pédiatrique, il exerce dans les meilleurs hôpitaux des États-Unis. Tout ça parce qu’il croyait comme Thomas Boswell avant lui « qu’il n’y a pas de substitut à l’excellence. » Pas même le succès.
Aujourd’hui, il est le doyen de l’école de médecine de l’Université de Miami, achevant ainsi ce que ses collègues considèrent comme étant le dernier chapitre du rêve américain.
Le Dr Henri Ronald Ford est venu plusieurs fois en Haïti, il ne se rappelle même plus le nombre de fois depuis le tremblement de terre. Malgré son parcours éblouissant, Haïti reste la crête luisante de sa carrière.
Là où, toute proportion gardée, tout a commencé. Lui-même n’a pas tardé à le reconnaître. « Je regardais les infos à la télé tout de suite après le séisme, j’ai eu comme un sentiment de tristesse mélangée à une dose d’espoir. Comme si tout ce que j’avais appris à faire, c’était pour ce moment précis. Comme si je n’étais chirurgien pédiatrique uniquement que pour sauver ces enfants ensevelis sous les décombres. »
Au premier avion, le Dr Ford a pris avec ses deux frères, eux aussi médecins, la direction d’Haïti. Le reste, comme on dit, appartient à l’histoire. D’un enfant opéré dans les locaux de l’ambassade américaine à cette petite fille avec un morceau de béton incrusté dans son crâne, le Dr Henri Ronald Ford a sauvé des vies avec une pudeur et une exaltation hollywoodienne.
« Haïti six mois plus tard : espoir dans un hôpital ». « Haiti Health Heroes: Saving the children: Henri Ford, MD ». « Un médecin retourne dans son pays d’origine pour aider ». « Henri Ford : docteur sans frontières ».
De la revue hebdomadaire de Los Angeles University au National Public Radio de Washington, D.C, il est facile de trouver une vingtaine d’articles et d’émissions qui parlent de l’implication du Dr Ford après le séisme du 12 janvier 2010.
Cet événement malheureux, qui s’est abattu il y a 12 ans sur Haïti, a donné à la carrière du Dr Ford une allure anachronique. Si sa carrière a pris une tournure extraordinaire après le tremblement de terre, il le doit aux valeurs qu’on a inculquées à cet adolescent de Bolosse il y a des lustres.
Henri Ronald Ford est né en Haïti à la première avenue Bolosse d’une famille de 9 enfants dont il est le 6e. Son père, pasteur de profession, le guida vers le couloir normal de la réussite. Il a débuté à l’impasse Lavaud, École République du Libéria qui dépendait à l’époque des Frères du Sacré-Cœur avant d’entrer, un peu plus tard, au Petit séminaire collège Saint-Martial.
« La formation que j’ai reçue dans ces écoles a été déterminante dans mon parcours, que ce soit à l’école ou à l’université. »
Humaniste par devoir, il a décidé très tôt de donner à sa vie une dimension sociale, de se fixer des objectifs visant à aider la communauté. « Rendre un service à quelqu’un chaque jour », tel est l’essentiel de son premier engagement envers les autres, tiré de la promesse du Louveteau qu’il avait prononcée et juré de respecter.
C’est la peur de ne pas pouvoir respecter cette promesse à 13 ans, dans un pays étranger, dans une langue qu’il ne parlait pas, qui explique les épisodes nostalgiques qui ont jonché ses premières années aux États-Unis.
Très tôt, il s’est posé la même question que son homonyme Henry Ford, illustre industriel américain qui semble avoir une grande influence sur lui : « qu’est-ce qui conditionne la réussite ? » Finalement, ils ont eu la même réponse. « La réussite est conditionnée par la capacité à soutenir un effort continu. » Ce principe en tête, il traverse d’un pas de géant l’école secondaire John Jay malgré le fait qu’il ne parlait pas l’anglais à son arrivée.
Stratifié par ses professeurs qu’il a su galvaniser par son intelligence, Henri Ronald Ford n’a pas caché son envie d’apprivoiser cette société à laquelle il n’était pas destiné. Tout est une question de défi, d’exigence, d’énergie et parfois de rage. « Je n’étais pas un robot, mais je savais que je ne pouvais pas partir dans les soirées festives avec mes amis. » Il fallait étudier, car dit-il, « si la perfection est un idéal inatteignable, il n’y a aucune excuse valable pour ne pas être excellent. »
Cette trajectoire d’excellence tracée au scalpel et au bistouri ébréché lui a permis de décrocher son diplôme dans les affaires publiques et internationales avec mention A.B à l’Université de Princeton en 1980. En 1984, il a obtenu un doctorat en médecine de la Harvard Medical School.
De Harvard à Weill Cornell Medical College où il a effectué son internat et sa résidence chirurgicale, il est considéré comme une star de la médecine. Un article de l’université Weill Cornell Medical Collège a braqué les projecteurs sur l’excellence de ce jeune Haïtien, une excellence qui, déjà, anoblit les gens et les choses.
Animé de la volonté d’arriver au summum du savoir scientifique, il a aussi été à l’Université de Pittsburgh pour une recherche en immunologie au département de chirurgie où il a fait une sous-spécialité en chirurgie pédiatrique.
Dans cet hôpital, l’un des meilleurs en chirurgie pédiatrique, le Dr Henri Ronald Ford, est plébiscité par ses collègues pour sa manière d’agréger les talents. Il reconnaît plus tard que la réussite d’une personne dépend de ceux qui l’entourent et sa capacité à faire travailler pleinement toutes les compétences.
Pourquoi la chirurgie pédiatrique ? Cette question pourrait paraître anodine si le Dr Ford, mi-pragmatique mi-dogmatique, n’avait pas une explication. « A mon niveau, par rapport à mon éducation, en pensant au gamin qui déambulait à Portail Léogâne comme ce fut mon cas, il n’était pas question d’exercer une profession et de gagner de l’argent. Je me demandais avant toute chose comment est-ce que je peux ne pas être un anonyme, un chirurgien de trop. Est-ce que je peux faire la différence ? Où est-ce que je peux faire la plus grande différence ? », révèle le Dr Ford.
Tout ce qu’il a fait visait à répondre à cette question fondamentale : où est-ce que je peux faire la différence ?
Ennuyé un petit temps, voulant à tout prix mettre sa matière grise en ébullition, il a occupé le poste d’administrateur de l’Université de Princeton après avoir reçu une maîtrise en administration de la santé à l’Université de Californie.
Pour lui, la médecine n’est pas juste une profession, c’est un apostolat. C’est ce qui a expliqué sa décision de quitter Pittsburgh quand l’Université de Los Angeles l’avait sollicité en 2005.
« A Los Angeles, il y avait plus de Noirs, plus d’immigrants, et je voulais faire une différence dans la vie de ces gens, inspirer leurs enfants », explique le Dr Ford.
Là-bas, il avait la certitude absolue qu’il allait terminer sa carrière comme instructeur clinique et chirurgien pédiatrique. « Peut-être, un jour, vers la cinquantaine, je deviendrai chef de service de la chirurgie pédiatrique », espérait le Dr Ford. « De l’étudiant en médecine au chef de service », dit-on souvent pour décrire une carrière aboutie. Être chef de service en médecine, c’est souvent l’horizon inatteignable et toujours l’accomplissement indépassable. C’est le bout du rouleau. C’est un poste confié à une sommité proche de la retraite qui aura tout fait et tout vu dans son domaine d’intervention. »
Le Dr Henri Ronald Ford s’est toujours révélé être une fontaine jaculatoire de lumière, qui attribue aux défis une dimension hors du commun. Ainsi, il arrive à mettre le doigt sur ce qui peut être considéré comme le grenier de la médecine. Avant ses recherches, les enfants prématurés (surtout les grands prématurés) mourraient d’une affection congénitale qu’on appelle entérocolite nécrosante. Les meilleurs chirurgiens du monde avaient fait de brillantes opérations chirurgicales mais qui se sont toutes soldées par la mort dans les jours qui suivaient l’intervention jusqu’à ce qu’un jour le Dr Henri Ronald Ford et son équipe arrivent à percer le mystère. Le Dr Henri Ronald Ford a décrit pour la première fois la pathogenèse de l’entérocolite nécrosante. Cela ne pouvait en aucune manière passer inaperçue.
En début de quarantaine, il est promu chef de service de chirurgie pédiatrique et vice-doyen de la faculté de médecine de l’Université de Los Angeles. L’immensité de ce qu’il a fait lui a valu d’être placé à la tête de la société américaine de chirurgie pédiatrique. Il a reçu le National Humanism Award by American Association of Medical Colleges, qui reconnaît son mentorat aux étudiants en médecine, la découverte et la mise en œuvre d’alternatives chirurgicales pour plusieurs troubles pédiatriques. La critique médicale lui attribue le titre de sauveur de ces enfants grâce aux résultats de ses recherches.
Pourquoi laisser Los Angeles pour l’Université de Miami ?
La réponse eut un retentissement : « pour pouvoir faire une plus grande différence dans la vie des gens. »
Il y a environ quatre ans, l’Université de Miami lui a proposé un poste de doyen, le summum du parcours d’un médecin qui se consacre à la vie académique. Ses collègues considèrent ce poste comme le dernier chapitre du rêve américain. Être doyen d’une école de médecine après avoir été chef de service de chirurgie pédiatrique à l’hôpital pour enfants de Los Angeles, quoi de mieux pour un Américain d’origine haïtienne dont la famille à dû fuir de toute urgence la dictature de Papa Doc ?
« Quand j’ai été nommé doyen de l’école de médecine de l’Université de Miami, les Haïtiens qui habitent là-bas ont été plus contents de cette nomination que moi. Je me suis dit que cela me correspondait bien puisque dans la vie de ces gens, j’allais pouvoir faire une différence. J’espère pouvoir changer les regards dédaigneux qu’on porte quotidiennement sur les Haïtiens. J’espère que les autres auront beaucoup plus de respect pour les Haïtiens quand ils sauront qu’un des leurs est doyen d’une des plus grandes écoles de médecine de la Floride. »
Le Dr Henri Ronald Ford n’est pas juste un médecin, il est l’incarnation d’un podemos à l’haïtienne. Une manière de convertir l’indignation en changement.
En 2015, il a mis sa carrière sur la table en prenant le risque de séparer des siamoises qui partagaient certains organes à l’hôpital universitaire de Mirebalais. « Les conditions n’étaient pas au top, on a dû faire tellement d’arrangements que je me suis même demandé si j’étais fou de prendre un tel pari », reconnaît le Dr Ford.
Le Dr Henri Ronald Ford est aussi singulier que transcendantal, il a établi des programmes à l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti, il a formé des étudiants et des résidents, il a opéré bénévolement à l’hôpital Albert Schweitzer, il fait des miracles à l’hôpital Bernard Mevs, etc.
A ce titre, il rend un vibrant hommage aux très doués Drs Bitar de l’hôpital Bernard Mevs qui l’ont toujours accompagné, notamment lors de la séparation des siamoises. Ils symbolisent pour lui, sans être les seuls, le présent de la pratique chirurgicale en Haïti.
Le Dr Ford allie la discipline, l’intelligence, un succès mondialement reconnu, l’amour de la terre natale, quitte à risquer sa vie, l’humanisme et l’investissement dans la postérité. On ne croise pas un Dr Henri Ronald Ford à chaque coin de rue, une personne qui fait tellement de choses et qui, par ailleurs, revendique son origine haïtienne dans chacune de ses multiples prises de parole. Un natif de Port au Prince qui arrive à faire beaucoup plus pour le monde que le monde n’a fait pour lui.
Il croit avant tout au travail. Il ne croit pas aux formules magiques, mais à ce credo « L’échec n’est jamais définitif. Non veut dire pas maintenant, il faut réessayer. Échouer, c’est avoir la possibilité de recommencer de manière plus intelligente. »
Source : Le Nouvelliste