Haïti. Massacre de Pont Sondé : la guerre des chiffres

Une vingtaine de jours après le massacre de Pont Sondé, dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 octobre 2024, orchestré par le gang Gran grif de Savien, les bilans divergent et varient d’une institution à une autre et d’un média à un autre.

Une vingtaine de jours après le massacre de Pont Sondé, dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 octobre 2024, orchestré par le gang Gran grif de Savien, les bilans divergent et varient d’une institution à une autre et d’un média à un autre. Malheureusement, les instances étatiques sont incapables de présenter un compte rendu officiel et définitif du drame. 

Le Nouvelliste a rencontré les entrepreneurs du secteur mortuaire, les professionnels de la santé et les volontaires des abris provisoires, dont les témoignages remettent en question les chiffres qui circulent et qui s’affrontent. 

Le nombre de personnes tuées

Si des autorités locales, des organisations non gouvernementales (ONG) et des organes de presse internationaux évoquent plus d’une centaine de morts, le président de l’Association des entreprises funéraires du bas Artibonite (AEFBA), Horace Derleus, y voit « une exagération volontaire, puisque ni la morgue de l’État, ni les morgues privées n’ont jamais été consultées », pendant que tout le monde répétait ce qui est proclamé dans la rue par des profanes passionnés d’émotion et de sensation.  

De son côté, le docteur Frantz Alexis, directeur médical de l’hôpital Saint-Nicolas de Saint-Marc (HSN), l’unique hôpital public de la commune, a confirmé, quatre jours après le massacre, que « personne ne s’est renseigné sur le nombre de victimes auprès du personnel de l’hôpital. » Il a informé le journal que « la morgue compte définitivement 7 corps sans vie » tandis que partout on faisait croire que l’HSN est débordé de cadavres. 

Sur les sept morgues privées de la région, trois ont été sollicitées depuis la tragédie. À Pont Sondé, le P.DG des Entreprises funéraires Pavillon du Sacré-Cœur, Fécky Estimé, dit avoir dénombré « 40 morts issus des maisons, des routes et des jardins. » 12 lui ont été confiés. Le P.DG Jean Osnel Monéstime des Entreprises Chevaliers, qui se trouve non loin de Pavillon, a lui aussi reçu 12 cadavres. Les Entreprises Bob Beaubrun, la seule morgue privée du centre-ville de Saint-Marc concernée par l’événement, a conservé 3 dépouilles.   

Catégoriquement, les morgues privées Saint-Martial de Martial Dorléans, À la volonté de Dieu de Wilguens Inacus, Total de Roland Dieudonné et Oiseau funèbre de Dalencourt Aldorphe n’ont « aucune victime du massacre de Pont Sondé » dans leurs registres ou dans leurs tiroirs, selon les déclarations de leurs propriétaires respectifs au journal. 

Pour le président de l’Association des entreprises funéraires du bas Artibonite (AEFBA), monsieur Horace Derleus, « l’idée de grossir les chiffres résulte d’une volonté manifeste d’attirer les aides humanitaires et de profiter, le plus largement possible, des éventuelles compensations financières de l’État ».

De l’inhumation des corps, quatre cimetières de Pont Sondé gardent les restes des Sondélais. Le premier, le cimetière de Latour, se trouve sur la route nationale numéro 1, à côté de la chapelle catholique. Le deuxième est sur la route nationale, tout près du commissariat de Pat Chwal. Le troisième est à Dessouliers. Le quatrième est à Poterie. Les ouvriers des cimetières de Pat Chwal et de Dessouliers infirment tout enterrement irrégulier le jour du massacre ou les jours qui ont suivi.

Cependant, les récits de Jeff Démosthène, chargé du cimetière de Latour, et de Franckel Jean Jacques, gérant du cimetière de Poterie, permettent de réaliser que cinq personnes massacrées ont été enterrées irrégulièrement « le même jour » ou « le lendemain ». Comparant les listes des noms ou des sobriquets des cadavres ensevelis avec celles des morgues, l’AEFBA a fort probablement raison de penser que « le massacre a fait une cinquantaine de morts. »

Le nombre de personnes blessées

Certaines sources chiffrent les blessés du massacre à des centaines de personnes. Les dirigeants des centres hospitaliers de Saint-Marc ignorent ces chiffres.

Outre l’hôpital Saint-Nicolas de Saint-Marc, qui, pour citer le directeur médical Frantz Aléxis, a soigné « 23 patients blessés par balle », trois autres centres hospitaliers ouvraient leurs portes au service des rescapés : le dispensaire de Saint-Marc, le Complexe médical de Pivert et le Centre hospitalier nouvel espoir de Frécyneau.

Directeur du dispensaire de la ville, le docteur Ronsard Présendieu a expliqué à la rédaction du journal que « dans un premier temps, dix personnes blessées de manière superficielle ont été pansées », ajoutant que « 182 survivants furent examinés par une clinique mobile, mais que cinq seulement avaient de petites égratignures », soulignant que « tous ces gens n’ont aucunement été tués par balle ou instrument tranchant. »

Quant au Complexe médical de Pivert, disponible aux victimes de Pont Sondé, il « n’a point enregistré de blessé », a renseigné son directeur médical, le docteur Clerjour Roody.   

Cadre du Centre hospitalier de l’espoir, la docteure Thomas Marie Migline abonde dans le même sens que le directeur du dispensaire de Saint-Marc au sujet des « 15 patients vus, entre le jeudi 3 et le samedi 5 octobre 2024, par le centre ». Elle assure que « les blessures furent légères et n’ont point été causées directement lors du massacre. » 

Hormis les 23 blessés par balle de l’HSN, les 30 autres blessés du dispensaire et du Centre hospitalier de l’espoir ont été « légèrement fracturés de leurs propres chutes ou des traversées de clôtures ou encore de branches d’arbre et d’épines qui se trouvent sur les routes par lesquelles ils se sont échappés », ont révélé les médecins professionnels des centres hospitaliers, interviewés par Le Nouvelliste. 

Le nombre de personnes déplacées

En principe, les Sondélais ont des relations familiales, amicales ou sociales avec les Saint-Marcois du centre-ville. En ce sens, « il n’a pas été difficile à des survivants de trouver refuge dans la ville », a affirmé l’agriculteur Charles René, coordonnateur du mouvement social Nou se Pon Sonde. Selon lui, Il est alors quasi impossible de savoir avec exactitude leur nombre, « surtout que les autorités municipales n’ont ouvert aucun enregistrement ». Les quatre abris provisoires qui se sont organisés à Saint-Marc sont des initiatives citoyennes. 

La place publique Philippe Guerrier de la cité, où les rescapés se sont rassemblés initialement, « est confrontée à de sérieux problèmes de sécurité ». Récemment, le mardi 15 octobre 2024, « elle a été envahie, vers les 3 heures a.m., par des inconnus lourdement armés qui ont pillé tous ceux qui s’y trouvaient », ont fait savoir des notables de la zone, sous le couvert de l’anonymat.

Au local de l’église Tabernacle du Seigneur, à Gardère, au haut de Saint-Marc, 156 personnes sont hébergées, d’après les dossiers du responsable Duval Raphaël (22 filles de 2 à 17 ans, 29 garçons de 2 à 17 ans, 35 filles âgées, 15 garçons âgés, 2 femmes enceintes et 2 personnes à mobilité réduite). L’abri de Venotte, a noté le responsable Dieusseul Romain, regroupe 289 personnes (71 filles mineures, 82 garçons mineurs, 93 femmes adultes, 43 hommes adultes et 15 bébés). À la station de l’église baptiste White Rock de Granfon, l’Association des citoyens engagés pour le développement de haut Saint-Marc a recensé 471 personnes (70 filles de 2 à 17 ans, 79 garçons de 2 à 17 ans, 180 femmes âgées, 142 garçons âgés, 2 femmes enceintes et 3 personnes à mobilité réduite). Le bâtiment de l’école nationale Antoinette Dessalines a rassemblé jusqu’au samedi 19 octobre 2024, selon les données de l’équipe Lakay, 1 080 Sondélais (185 bébés de 0 à 3 ans, 270 enfants de 4 à 17 ans, 656 femmes, 424 garçons, 28 femmes enceintes, 26 femmes nourrices, 30 adultes au-delà de 60 ans et 9 personnes à mobilité réduite). Donc, la totalité des déplacés forcés qui se trouvent formellement inscrits dans un abri provisoire, suivant les statistiques fournies par les responsables des centres, s’élève à 1 996 personnes. Nou se Pon Sonde « doute de l’effectif de 10 000 déplacés environ avancé. »

Paradoxalement, le massacre de Pont Sondé a son côté humoristique. Les autorités locales coordonnent les assistances destinées aux victimes et s’apprêtent à organiser, avec le support financier possible du gouvernement haïtien, des funérailles collectives pour les personnes décédées. Or, plus de 20 jours après le drame, presque tous les corps sont déjà enterrés. Ayant assisté aux obsèques, Le Nouvelliste en témoigne. Les autorités centrales et les autorités locales se montrent très préoccupées de la situation « sans jamais rendre une seule visite à la localité de Pont Sondé », s’il faut croire des membres du Conseil d’administration de la section communale.

Une semaine de rencontres spéciales avec les victimes, les proches des victimes, leurs voisins, les membres de la résistance populaire, les leaders communautaires, les entrepreneurs funéraires de la région, les professionnels de santé et les responsables des abris humanitaires a permis de comprendre, plus ou moins, que le bilan public du massacre de Pont Sondé est et demeure suspect. Même « les chiffres des abris d’hébergement ont été intentionnellement augmentés », a signalé l’organisation Nou se Pon Sonde qui croit que 35 à 40 % seulement sont acceptables.

Pour l’histoire et pour la vérité, au nom de la conscience collective, une enquête sérieuse de l’État haïtien serait très utile à l’établissement du bilan réel du massacre de Pont-Sondé.

Source : Le Nouvelliste

Lien : https://lenouvelliste.com/article/251036/massacre-de-pont-sonde-la-guerre-des-chiffres

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