Les options pour les civils souhaitant fuir l’enfer de Port-au-Prince et se rendre dans le sud d’Haïti se réduisent comme peau de chagrin. Les caïds contrôlent tous les axes menant vers le sud. Ils sont présents même en mer, imposant leur poste de péage. L’option Kenscoff n’est plus possible. Pour atteindre Léogâne, coupée de la commune de Carrefour afin d’empêcher la progression des gangs, il faut braver le danger. L’option la plus sûre, pour ceux qui en ont les moyens, est de se payer un vol en hélicoptère.
Les Sudistes sont piégés dans une spirale de violence aveugle, dans une capitale sous l’emprise quasi totale des gangs armés, sans avoir le privilège de pouvoir la quitter. Sauf les plus courageux, ou les plus imprudents, osent s’aventurer pour quitter la capitale afin de rejoindre le sud par voie terrestre ou maritime. Inversement, c’est le même cas de figure.
Il y a un an, seules les postes de péage à la sortie sud de Port-au-Prince représentaient un casse-tête. Aujourd’hui, le cauchemar s’incruste un peu partout. Les rencontres indésirables avec des hommes lourdement armés sont fréquentes, augmentant ainsi le stress et la peur des passagers.
En janvier 2025, ceux qui voulaient éviter de croiser les gangs armés qui terrorisent la capitale haïtienne avaient encore le choix d’emprunter la voie montagneuse de Kenscoff et de Seguin pour se rendre dans le sud.
Jacques en a fait l’expérience début mars, malgré l’invasion de Kenscoff par les bandits de la coalition terroriste dénommée Viv ansanm. Il voulait absolument voir sa famille à Jacmel, dans le Sud-Est.
« C’était impératif pour moi de me rendre là-bas », a-t-il raconté, usant de toutes les alternatives pour ne pas manquer à son devoir de père de famille.
« Avant, j’avais l’habitude de traverser en transport en commun en passant par Martissant, avant que Gressier ne tombe sous le contrôle des bandits. Ensuite, j’ai choisi la voie maritime, en me rendant à Varreux très tôt le matin », a témoigné Jacques, qui a abandonné cette option après avoir vécu une expérience stressante à Varreux, où des bandits détournaient un camion sous ses yeux. Cette situation, a-t-il admis, lui a laissé des séquelles psychologiques.
« Chaque fois que je dois me rendre dans le sud, je passe une nuit blanche en pensant au trajet. C’est un voyage stressant », a avoué Jacques, qui a finalement décidé de passer par Kenscoff, sa dernière alternative. Dans cette voie montagneuse, l’accessibilité est risquée, même à moto.
« C’est comme offrir de l’argent au motard, car 60 % du trajet se fait à pied pour éviter tout accident », se plaint Jacques, qui dit avoir planifié le trajet avec le motard plusieurs jours à l’avance.
Sur la route, il indique avoir croisé des check points érigés par des brigadiers agressifs. « On sent qu’il n’y a pas de différence entre les bandits armés et les membres de la brigade qui sont encagoulés au moment d’opérer un contrôle sur le passager », a révélé Jacques, qui a vécu un calvaire sur la route, entre plusieurs séquences de marche pour arpenter des montagnes, ayant dépensé le quart de son salaire pour ce voyage. Pour ce père de famille, le hic une fois arrivé à son logement familial à Jacmel, c’est le retour à Port-au-Prince. Les gangs armés ont pris le contrôle de cette voie.
Nathalia, quant à elle, a vécu une autre expérience douloureuse en regagnant Port-au-Prince après le congé carnavalesque début mars. Elle a opté pour la difficile voie terrestre à la sortie sud de la capitale, rencontrant par la même occasion plusieurs postes de péage et des bandits armés.
Léogâne reste la limite pour les bus assurant le trajet vers le Sud. Entre Port-au-Prince et Léogâne, deux communes du département de l’Ouest, il y a une frontière. La seule option pour atteindre la capitale est un voyage fatigant à moto ou la patience de marcher sur des kilomètres depuis Léogâne, en évitant la commune de Gressier, contrôlée par des gangs violents.
À la station de moto de Degan à Léogâne, les motards sont mobilisés pour effectuer le trajet périlleux. Ce parcours dure environ deux heures à moto, si la route en terre battue n’est pas marécageuse ce jour-là. Ensuite, il reste à traverser la commune de Carrefour, à Port-au-Prince.
Un cycle interminable de peur pour cette jeune femme, qui transpire d’angoisse à chaque poste de péage érigé par les groupes criminels. Elle en a franchi trois. Ces hommes lourdement armés perçoivent 250 gourdes par moto à chaque voyage. Un trajet moins coûteux, mais plus risqué. Nathalia a eu la peur au ventre lorsqu’un des caïds s’est intéressé à elle.
Nathalia a eu la chance de se rendre à Port-au-Prince avant que cette voie ne soit interdite aux motards par les forces de l’ordre, par mesure de précaution face à un éventuel assaut des gangs de Gressier ou de Carrefour.
Comme si cela ne suffisait pas, les gangs armés contrôlent également le secteur maritime, en l’absence totale de l’État. Pierre*, qui vient de revenir à Port-au-Prince après plusieurs mois passés à fuir la capitale par peur, a pris un voilier depuis Léogâne jusqu’à la commune de Carrefour. En haute mer, les bandits escortent le voilier et lui extorquent 40 000 gourdes.
Les règles de la vie à Port-au-Prince sont dictées par des terroristes exerçant une domination impitoyable sur la ville. La vie dans la capitale ne tient qu’à un fil, tout comme lorsqu’on veut quitter la capitale. Ceux qui vivent dans la première ville du pays et ses environs deviennent, par la force des choses, de simples aventuriers. Toutes les sorties de la capitale vers les villes de province sont sous le contrôle des bandits armés. Ainsi, la population se trouve piégée dans la capitale économique et politique d’Haïti.
Jacques, Nathalia et Pierre sont des noms d’emprunt utilisés dans le texte.
Source : Le Nouvelliste