Les problématiques de la violence basée sur le genre (VBG) et du désarmement revêtent une importance capitale, notamment dans la société haïtienne qui traverse une profonde crise sociopolitique caractérisée, entre autres, par l’affrontement de divers groupes armés pour le contrôle de territoires (OFPRA, 2016).
La prolifération des armes légères et de petit calibre (ALPC)[1] en Haïti constitue une menace grave pour la sécurité de la population, notamment pour les femmes et les filles. Ces deux catégories sont affectées de manière différente par tous les types d’armes, qu’elles soient nucléaires, chimiques, biologiques ou conventionnelles[2]. On estime à 500 000 le nombre d’armes à feu illégales en circulation en Haïti (CARDH, 2020) ; elles semblent échapper au contrôle de l’autorité étatique qui devrait mettre en œuvre de véritables programmes de désarmement.
Quid de la planification d’une politique nationale pour contrecarrer la circulation des armes à feu illégales en Haïti ? Comment évolue la VBG en contexte de circulation des armes non légales et de crise sécuritaire ? Quels sont les effets significatifs de la crise sur les femmes et les filles ?
Les femmes en temps de crise
et d’utilisation incontrôlée d’ALPC
Selon le rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) publié en 2023, Haïti subit, au cours du premier semestre de l’année 2021, une augmentation des violences associées à la présence des gangs, principalement dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Cette violence vient aggraver une situation économique déjà précaire — caractérisée par un manque d’opportunités d’emploi et de services sociaux ainsi qu’une instabilité politique — et engendre une situation d’insécurité généralisée.
Les résultats de l’étude de Robert Muggah (2005) autour du phénomène de l’insécurité dans la société haïtienne démontrent que les civils sont exposés à des menaces de différents ordres, visant autant leur bien-être que leurs moyens d’existence. Néanmoins, « en situation de crise, les fardeaux s’additionnent chez les femmes » (Michel, 2021). Les femmes haïtiennes sont ainsi gravement touchées par la crise sécuritaire. Elles sont confrontées à diverses formes de violence — physiques, sexuelles, psychologiques, etc. (Onu-Femmes & Care, 2020) — dans un contexte d’effondrement des institutions étatiques et de prolifération de groupes et de gangs armés (Michel, 2021).
La dégradation de la condition féminine en Haïti s’aggrave par l’usage incontrôlé des ALPC, qui exacerbe les formes de violence à l’égard des femmes, les exposant davantage aux agressions et aux abus ; ainsi que le révèlent les données de l’organisation Solidarité Fanm Ayisyèn (SOFA in Emmanuel, 2023, paragr. 23) : « En seulement deux semaines, plus de 200 femmes et filles ont été violemment agressées, violées, tuées à Cité Soleil, au bas de Delmas, à Canaan et Source Matelas ».
Selon Amnesty International (2005), les femmes sont particulièrement vulnérables aux crimes liés à l’utilisation incontrôlée d’armes à feu, entraînant des répercussions sur leur vie, même lorsqu’elles ne sont pas les principales cibles. Au cours de l’année 2023, l’aggravation de la crise haïtienne a provoqué le déplacement interne de 127 977 personnes, majoritairement des femmes (58%), contraintes de fuir leur maison vers un avenir incertain là où elles sont souvent confrontées à la famine, a des maladies ; sans ignorer que plusieurs d’entre elles deviennent des cheffes de famille monoparentale en absence des hommes tués, blessés par la violence armée (OIM, 2023).
Le témoignage de cette victime de VBG en contexte de circulation d’armes illégales en dit long : « Ils ont ligoté mon conjoint. […] ils m’ont violée et battue sauvagement. […] je ne peux plus supporter la douleur au niveau de ma ceinture et de ma poitrine » (AlterPresse, 2022, paragr.1).
Les femmes et les filles en situation de déplacement à cause de l’affrontement des groupes armés ne sont pas à l’abri de la violence sexuelle des gangs même à l’intérieur des centres d’hébergement. À titre d’illustration, « le 29 mars, des membres d’un gang […] sont entrés dans le Gymnase Vincent […], ont enlevé deux filles, âgées de 3 et 12 ans, et les ont violées collectivement dans une zone voisine, avant de les abandonner » (Binuh, 2024, p. 7). Les violences de genre demeurent une caractéristique saillante de la violence des gangs, notamment à Port-au-Prince.
Par ailleurs, les affrontements entre bandes armées pour le contrôle de certaines zones géographiques entravent fortement les activités économiques de diverses catégories de femmes, telles que les ti machann et les Madan Sara ; d’autant plus que les grands centres commerciaux — Croix des Bossales et marché Hippolyte, etc. — leur sont difficilement accessibles, en raison du phénomène de l’insécurité (Jean Gilles & Paul, 2023). Les résultats de recherches de ces auteurs.es mettent en évidence les obstacles auxquels ces catégories de femmes font face en présentant les récits d’une Madan Sara du marché Hippolyte qui déploie des stratégies variées pour subsister.
« […] ce sont les voleurs qui me prenaient les marchandises, mon argent et exigeaient que je paie pour l’emplacement que j’occupais pour vendre mes produits. Ensuite, quand je me rendais à Malepasse (sur la frontière Haïtiano-dominicaine), je rencontrais beaucoup de difficultés à cause de l’insécurité. Surtout, si nous avions beaucoup d’argent, nous devions inventer des endroits pour le planquer, car on subissait des fouilles aux corps » (Jean Gilles & Paul, 2023, paragr. 32).
C’est ainsi que l’utilisation incontrôlée des armes à feu illégales alimente le cycle de la violence de genre au sein de la société haïtienne qui fait face à des crises sécuritaires consécutives, auxquelles plusieurs programmes de désarmement ont essayé de répondre, de manière insuffisante, depuis la fin du siècle dernier.
La question de « désarmement » en Haïti
Plusieurs tentatives de désarmement ont été entreprises en Haïti pour résoudre le problème de la prolifération des armes impliquées dans des conflits internes, des troubles sociopolitiques et des actes d’abus sexuel. Selon (Muggah, 2005), des acteurs nationaux et internationaux ont déployé nombre efforts de désarmement à petite échelle depuis les années 80. Certains utilisent des stratégies à caractère contraignant ; d’autres, un mélange de rachat et de remises volontaire. Les tentatives effectuées à la fin des années 1990 pour institutionnaliser le processus par des campagnes de sensibilisation publique et la constitution d’un « pôle national » sur les armes légères ont échoué.
En 2004, la Force intérimaire multinationale en Haïti (FIMH) n’a pas réussi à accomplir sa mission de désarmement des quelque 25 000 Haïtiens détenteurs d’armes (Radio-Canada, 2004 ; Amnesty International, 2004). La même année, les Nations unies ont lancé la mission de stabilisation en Haïti (MINUSTAH), dont les objectifs étaient la restauration de la démocratie, l’instauration d’un environnement sécuritaire et stable, etc. Cette mission s’est soldée par un échec retentissant, après 13 années d’opération sur le territoire. Elle n’a rien résolu, mais a plutôt aggravé la situation d’Haïti (Seitenfus in Fernandez, 2011) en introduisant la maladie du choléra, qui a causé environ 9 792 décès (OMS, 2022), en commettant des viols collectifs sur des mineur.es (Michaëlle & Seguy 2011) et en abandonnant des femmes enceintes à la fin de leur mission (Boutin, 2019 ; Lee & Bartels, 2019).
Il convient également de signaler l’action de la Commission nationale de désarmement, de démantèlement et de réinsertion (CNDDR), instituée en 2006, puis réactivée le 8 mars 2019, par décret du président Jovenel Moïse. Parmi les « résultats » obtenus par la CNDDR, chargée de coordonner et d’appliquer la politique publique en matière de désarmement, nous pouvons mentionner (1) les quelques « remises[4] volontaires de munitions et d’armes à feu illégales » et (2) la fédération des groupes armés en une seule entité appelée « G9 an fanmi ak alye », toujours sous l’instigation de la structure CNDDR. Selon le porte-parole de cette dernière, il s’agissait d’une stratégie de négociation pour les dissuader de « continuer à s’entretuer » (Darius, 2020). Toutefois, selon l’opinion publique, ce regroupement n’a fait qu’accroître le pouvoir des gangs dans la société. De fait, « Viv ansanm » (vivre ensemble) est la dénomination d’une nouvelle [refonte] fédération de groupes armés ayant vu le jour à la fin de l’année 2023 dans la société haïtienne.
En dépit des efforts nationaux et internationaux, le désarmement demeure un objectif difficile à atteindre. Les interventions des forces internationales en Haïti ont échoué à cause de leur méconnaissance du contexte local et de l’absence d’une stratégie de désarmement et de réintégration des possesseurs d’armes illégales (Amnesty Internationale, 2004). Au niveau national, la volonté politique de désarmer la population a fait défaut, comme le souligne (Muggah, 2005).
Les plans de Réforme du secteur de la sécurité (RSS) et de désarmement visant des résultats politiques, efficaces et durables impliquent, entre autres, la mobilisation et la coordination des ressources, la coopération aux niveaux national et international ; l’inclusion de la dimension genre, notamment pour la participation efficace des femmes aux prises de décisions du processus de désarmement et de paix (Ware, 2020). Cependant, en cas d’affaiblissement d’un État par des conflits, l’établissement et l’extension de l’autorité précèdent nécessairement la réalisation des opérations de paix durable (IPI, 2016).
Comment aborder la question du désarmement nationale en tenant compte des perspectives de genre, dans un contexte de société patriarcale fortement touchée par la violence des gangs armés et sous la domination d’un État prédateur (Lundahl, 1992) qui s’oppose à la nation haïtienne (Trouillot, 1986) ?
Source : Le Nouvelliste
Références
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Boutin, C. (2019). Des femmes violées puis abandonnées avec leurs enfants : une étude dénonce les crimes des Casques bleus en Haïti. Des femmes violées puis abandonnées avec leurs enfants: une étude dénonce les crimes des Casques bleus en Haïti (bfmtv.com)
Darius, D. (2020). Les gangs se sont fédérés sur proposition de la Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion. Le Nouvelliste. https://lenouvelliste.com/article/220527/les-gangs-se-sont-federes-sur-proposition-de-la-commission-nationale-de-desarmement-demantelement-et-reinsertion
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Auteur.es : Jerry MICHEL, sociologue en formation – UEH/FASC, étudiant en Instrumentation Nucléaire et Nanotechnologie-INSTN-Madagascar et Stéphanie MICHEL, doctorante en sociologie à l’Université d’Ottawa, présidente de femmes haïtiennes pour la liberté / Women for Liberty