10 mois, 2 premiers ministres, une bonne partie des 5 600 morts en 2024, 1 million de déplacés… et une liste extensible de massacres. Kenscoff rejoint Wharf Jérémie, Savien, Gressier… au tableau des atrocités commises par les bandes armées durant l’ère du CPT.
Tous les services d’intelligence étaient au courant du projet des bandits d’attaquer Kenscoff, « qu’il allait y avoir un problème », a avoué le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé, lors d’un point de presse à la direction générale de la PNH.
En une question, le PM Fils-Aimé a indexé et fixé la responsabilité du chef de la police, Rameau Normil. « Comment cela est-il arrivé alors que nous savions ? », s’est demandé le chef du Conseil supérieur de la police nationale (CSPN), comme pour souligner, qu’en bout de bout de chaîne, qu’il appartenait à la police d’exploiter ces informations, de prendre des dispositions appropriées afin d’éviter ces attaques. Le Premier ministre n’a cependant pas communiqué de bilan sur le nombre de morts, de blessés, de déplacés. Il a une nouvelle fois promis que la sécurité est la « priorité numéro # 1 » de son gouvernement. Le Premier ministre, a l’instar de nombreux de ses prédécesseurs, a ses mots, ses promesses.
Mais sur place, dans beaucoup d’endroits de la commune de Kenscoff, la page de la terreur n’est toujours pas tournée, ce vendredi 31 janvier. Et, ici et là, on glane des témoignages pour consolider le bilan, raconter les atrocités perpétrées par les gangs. Le maire de Kenscoff, Jean Massillon, interrogé peu avant midi, a affiché la même « prudence ». « Entre lundi et mardi, des gens ont indiqué que plus d’une quarantaine de personnes ont été tuées », a-t-il dit. Entre jeudi et vendredi, les violences se sont poursuivies. Les bandits se sont installés dans l’église Baptiste de Kikwa, attaquent d’autres communautés.
Les gens ne peuvent pas inhumer leurs proches. Les chiens dévorent des cadavres. « Un paysan qui avait pris l’initiative d’inhumer les corps de ses voisins a été décapité par les bandits », a poursuivi le Jean Massillon qui confie, citant des témoignages, que six membres d’une même famille ont été tués par les bandits. Le maire de Kenscoff qui remue ciel et terre pour assister « quatre à cinq cents déplacés », a par ailleurs déploré l’abandon de la commune de Carrefour. « C’est de là qu’ils viennent pour semer la mort à Kenscoff. Ils passent par Beli », a expliqué le maire qui évoque l’effort de la police et de résidents pour protéger le centre-ville de Kenscoff.
Au moins 50 morts et ou portés disparus
« Au moins cinquante personnes ont été tuées et/ou portées disparues. Plus d’une centaine de maisons ont été incendiées dont certaines avec des personnes à l’intérieur. La situation demeure tendue et nécessite un suivi constant afin d’évaluer l’évolution des violences et les mesures à prendre afin de rétablir la sécurité dans les quartiers », a confié le RNDDH au journal Le Nouvelliste, vendredi en milieu de journée.
« Six membres d’une même famille ont été assassinés à Kafou bèt. Dans la matinée du mardi 28 janvier 2024, les corps de cinq personnes appartenant à une seule famille ont été découverts à Krevitè. Selon les déclarations de déplacés, des cadavres étaient visibles dans les sentiers de plusieurs localités notamment Bwa Majò, Kafou bèt, Mache gode. L’hôpital de Fermathe a reçu plusieurs dizaines de blessés. À Kikwa, Lerys Chérius, pasteur de l’église union fraternité chrétienne a été exécuté. A Kafou Bèt, un pasteur connu sous le nom de Raymond a été assassiné. Daniel Tissé, diacre de l’église Baptiste conservatoire, a été tué, par les bandits armés qui ont ensuite établi une base dans cette église. À Berthe, douze membres d’une seule famille (famille Joseph) ont été exécutés », a révélé le RNDDH qui est revenu sur les premières attaques.
« Dans la nuit du dimanche 26 au lundi 27 janvier 2025, des bandits armés appartenant à la coalition criminelle VIV ANSANM ont mené une attaque sanglante et coordonnée dans plusieurs localités (sections rurales reculées telles que Bongard et Sourçailles) situées dans la commune de Kenscoff. Aux environs de 3 heures du matin, des tirs à l’arme lourde ont été entendus dans plusieurs quartiers dont, Chauffard, Via, Belot, Bongard, Kafou bèt, Mache Gode, Barrouette, Bwa majò etc », a confié le RNDDH qui a partage des informations sur le déroulement de l’attaque.
Déroulement de l’attaque
« L’attaque a été facilitée par un évadé de prison, Pierfils Orvil, originaire de Kenscoff, qui a permis aux assaillants, dirigés par leur chef Didi ainsi connu, d’investir les localités. Les bandits armés ont emprunté un itinéraire passant par la montagne de Carrefour jusqu’à la localité de Bèlisèt (Kenscoff) puis ils se sont dirigés vers Chauffard, Bongo, Kafou Bèt, marché Gode, et d’autres zones environnantes », selon l’organisation de défense des droits humains.
« Dans la matinée du lundi 27 janvier 2025, des unités spécialisées de la police nationale d’Haïti (PNH) et des membres de la force multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) se sont rendus sur les lieux, accompagnés du directeur en chef de la PNH Normil Rameau. Leur intervention a permis de reprendre partiellement le contrôle de certaines zones en repoussant les assaillants. Toutefois, certaines localités dont Belot, Kafou bèt, krevitè, bwa majò restent sous le contrôle des bandits armés en raison du mauvais état des routes, empêchant l’accès des véhicules blindés des forces de l’ordre. Les bandits ont coupé plusieurs virages de la route », a prévenu l’organisation de défense des droits humains, interrogée par Le Nouvelliste.
Crainte d’un « remake »
Au moment où le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé semble pousser vers la sortie le chef de la police, il est difficile de dire si le centre-ville de Kenscoff connaîtra le sort d’autres communautés attaquées, défendues puis abandonnées aux bandits. « Gressier est toujours bloqué. La situation n’a pas changé depuis l’attaque du 10 mai 2024. Cela fera bientôt un an que les bandits contrôlent le centre-ville de Gressier et de morne à Bateaux qui mène à Mariani. Jusqu’à présent, l’on peut fréquenter La Colline, section de Petit Boucan », a confié à Le Nouvelliste le maire de Gressier, Jean Vladimir Bertrand, vendredi 31 janvier 2025.
La ville de Gressier, au Sud de Port-au-Prince, est la première ville conquise par les bandits depuis l’installation du Conseil présidentiel de transition (CPT) le 25 avril 2024. Garry Conille était Premier ministre. Pour Gressier, la tragédie humaine s’accompagne d’un désastre économique pour les propriétaires de maisons, boutiques de quartiers, de quincailleries, de plages ouvertes au public, de petits ateliers. Si les valeureux policiers du Groupe d’intervention de la PNH (GIPNH) communément appelé Swat, ont stoppé la progression des « 103 zombi » vers Léogâne et le reste de la région des Palmes, il n’y a cependant pas de victoire décisive, de mis en déroute de ce gang et celui de « Bout Ba », à Mariani pour permettre le rétablissement de la connexion entre le grand Sud et Carrefour. La prise de Gressier a contraint le recours au transport maritime, plus cher dans de telles circonstances. Après, Ganthier, Solino, Nazon, tous le bas de Delmas est tombé dans l’escarcelle des gangs.
Le CPT a fui le Champ de Mars. Les locaux de l’hôpital de l’université d’Haïti (HUEH), attenants au palais national est zone rouge. Le 24 décembre 2024, des journalistes invités à couvrir la réouverture d’une partie de ces installations se sont fait canarder. Deux journalistes ont été tués ainsi qu’un policier. Six autres travailleurs de la presse en sont sortis blessés. Au total, l’ONU a recensé 5601 morts et un million de déplacés en 2024. Ces chiffres ont été en nette augmentation. Il y a eu des massacres retentissants. Celui de Petite Rivière et Wharf Jérémie.
Le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé a offert des mots après le massacre de Wharf Jérémie. Son gouvernement, avait-il indiqué, « condamne avec la plus grande fermeté le massacre abject perpétré les 6 et 7 décembre 2024 à Wharf Jérémie (Cité Soleil) par le chef de gang Micanor Altès, alias Wa Mikanò, et consorts ».
« Cet acte de barbarie, d’une cruauté insoutenable, a coûté la vie à plus d’une centaine de femmes et d’hommes, principalement des vieillards sans défense. Ce crime monstrueux, a indiqué le communiqué du gouvernement, constitue une attaque directe contre l’humanité et l’ordre républicain. »
« Le Gouvernement, sous la direction du Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé, s’engage solennellement à ce que de telles horreurs ne restent impunies. La machine répressive de l’État sera déployée dans toute sa force et avec la plus grande célérité pour traquer, capturer et traduire devant la justice les auteurs et complices de ce carnage inqualifiable », avait écrit le nouveau Premier ministre.
Les forces de sécurité haïtiennes, la PNH, les FAD’H, la Mission multinationale d’appui a la securite (MMAS), ont passé leur tour, confortant le chef de gang , « Roi Micanor », dans sa toute-puissance d’assassin sanguinaire.
207 personnes dont des personnes âgées ont été massacrées, selon l’ONU. Arrachés de chez eux, ces hommes, ces femmes, usés par le temps, la vie et leurs labeurs, ont été interrogés, tués pour avoir prétendument jeté un sort à l’enfant d’un chef de gang, de Wharf Jérémie, un quartier précaire de Port-au-Prince.
Entre ciel et terre, sur ce coin du littoral fait de taudis et de logis en béton gris, ces pauvres gens ont été conduits à l’abattoir. Certains dans le noir encre de la nuit, certains ont les résidus incandescents des canons de fusils. D’autres, comble de cruauté, ont ressenti dans leur chair le froid des lames des poignards, des machettes, ont rapporté des rapports et récits après ces faits qui ressemblent à ceux de Kenscoff.
Ces hommes, ces femmes dont beaucoup n’ont reçu aucun égard pour leurs cheveux blancs, sont partis. Sans savoir que la mort était au bout d’une journée ordinaire. Comme à Harlem, au temps fou de l’inquisition contre des prétendus sorcières, leurs cadavres ont été dévorés par le feu.
A l’exception des assassins ayant reproduit l’horreur de la guerre ethnique du Rwanda, la folie meurtrière des SS durant ces tristement célèbre nuit aux longs couteaux, on ne sait pas si ces vieux avaient soutenu le regard des bourreaux, s’ils avaient clamé leur innocence devant des enfants qu’ils ont, pour la plupart, vu grandir et devenir des monstres.
Ces nouveaux morts sans sépultures du bord de mer et comme dans beaucoup trop d’endroits en Haïti, rejoignent ceux que l’on a massacrés en 2018 La Saline ou ceux de Savien, dans l’Artibonite, en automne. Les âmes des infortunés de Wharf Jérémie, qui sait, voient le sillon laissé dans l’invisible par d’autres morts.
Rétrécissement des lieux de vie
Si le CPT, servi jusqu’ici par deux premiers ministres, a multiplié les promesses, les espaces de vie se réduisent et des membres de la population, reconnaissants des efforts des policiers, policières, militaires et membres de la MMAS, vivent avec leurs craintes. « J’évite la ruelle Nazon. La limite est le collège Catts Pressoir. Si l’on s’aventure à Carrefour Samida vous risquez d’être fauché par une balle. Celle des bandits ou de la police », s’est lamenté un automobiliste qui a vu s’est espace de vie, de circulation se réduire sur fond d’explosion des promesses non tenues de rétablissement de la sécurité par l’exécutif.
Sans appel, Pierre Espérance, coordonnateur exécutif du RNDDH, a indiqué qu’il y a plus de territoire perdu durant le règne du CPT. « Ni le Premier Garry Conille ni l’actuel PM Alix Didier Fils Aimé n’ont fait l’acquisition d’équipements et de matériels pour la PNH », a dit Espérance qui s’est confié sur le point de presse du Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé. « Je pense que le problème de sécurité doit être abordé avec sérénité. La façon de faire renforce les bandits », a réagi Pierre Espérance.
« Le fonds d’affectation spéciale pour la Mission n’est doté que de 101,1 millions de dollars. Il en faut bien plus. (…) Le temps presse. Tout retard supplémentaire ou toute lacune opérationnelle dans la fourniture d’un soutien international à la police nationale, que ce soit dans le cadre de la Mission ou de l’assistance bilatérale, fait courir le risque d’un effondrement catastrophique des institutions nationales de sécurité », avait écrit Antonio Guterres dans son rapport au conseil de sécurité de l’ONU, le 15 janvier 2025.
« Les gangs pourraient ainsi s’emparer de l’ensemble de la zone métropolitaine, ce qui entraînerait l’effondrement complet de l’autorité de l’État et rendrait impossible les opérations internationales dans le pays, y compris celles visant à aider les populations dans le besoin. Nous devons nous empresser de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter un tel scénario », avait appelé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres qui a « exhorté » « une nouvelle fois la communauté internationale à fournir d’urgence un soutien financier supplémentaire pour assurer le maintien de la Mission et la réalisation de ses objectifs ».
« Je ne pense pas qu’il ait raison », a répondu Leslie Voltaire aux craintes d’effondrement « catastrophique des institutions nationales de sécurité » exprimées par Antonio Guterres, dans un contexte de contrôle de 80 % de Port-au-Prince par les gangs, de multiplication des massacres, de sous financement de la MMAS.
Il faudra voir ce que sera la vérité, au fil des mois, de la coopération avec les USA de Donald Trump qui s’est engagé à soutenir la MMAS. Depuis le gel de certains programmes d’aide américaine, l’incertitude est devenue le maître mot. Pour le moment, il y a une certaine lisibilité. « Pour ce qui concerne la PNH et la MMAS, les fonds qui ont déjà été engagés ne seront pas suspendus en attendant les trois mois », a confié à Le Nouvelliste le ministre de la justice et de la sécurité publique, Patrick Pélissier, jeudi 30 janvier 2025.