De nos jours, être un adolescent en Haïti est comme être un oiseau en cage, pour les plus chanceux.
De nos jours, être un adolescent en Haïti est comme être un oiseau en cage, pour les plus chanceux. Pour les autres, c’est une mission suicide. Apparemment, cela n’a pas toujours été ainsi. D’après ce que j’entends dire, il y a à peine une trentaine d’années, on pouvait circuler librement, sans crainte. Le Champ de Mars était le lieu de rendez-vous de l’époque et non la zone hors-limites où l’on n’aimerait s’aventurer pour rien au monde. Il y avait les cinémas en plein air, les grands magasins en ville. . .
Je ne fais que répéter, c’est tout ce que je peux faire après tout. Je n’ai que seize ans, que saurais-je de tout ça ? Je n’y étais pas. Je vis à travers les souvenirs de mes parents et grands-parents. Tout en sachant que je n’aurai jamais les années d’adolescence typiques des films des années 2000. Je suis née à l’ère des couvre-feux, des endroits qu’il ne faut pas fréquenter, des barricades, des balles perdues…
Je suis née à l’ère des cris, des pleurs, du feu, des larmes, de la fumée, des armes, du viol. Je ne connais que deux ou trois bons côtés de mon pays. Et une multitude de mauvais côtés. Je suis née à l’ère du sauve-qui-peut. En Haïti, on ne vit plus depuis un bon moment. On survit, “n ap bat dlo pou n fè bè”. Donc c’est tout à fait naturel que beaucoup fuient le pays en quête d’une vie meilleure. Tous ceux qui en ont la possibilité foncent tête baissée. Et c’est plus par contrainte qu’autre chose. Nous sommes patriotes, mais avons-nous encore la possibilité de le démontrer dans une telle situation ? Une situation où notre vie est en péril, une situation où nous sommes dans l’obligation de quitter nos maisons ? Je ne pense pas, non.
De plus, nous ne parlons que des dommages matériels et physiques. Que faisons-nous donc des nombreux effets causés par cette situation sur notre santé mentale ? Les traumatismes qui nous marqueront à vie ? Nous sommes des adolescents, cela suppose que nous traversons une période de découverte de soi. Mais non, pas ici, pas dans ce pays. Nous sommes comme marqués au fer rouge par la peur constante régnant dans notre environnement. Tous ces problèmes à long terme et toujours aucune solution. Est-ce normal de sursauter au moindre petit bruit ? Même un ballon de baudruche qui éclate pourrait causer une crise cardiaque à n’importe quel individu vivant dans notre quotidien. Dans 10 ans, 20 ans, aurons-nous vraiment quelque chose de joyeux à raconter ? Moi, j’aurai à raconter comment j’ai plusieurs fois dû fuir ma maison parce que les bandits ont envahi l’espace.
Comment presque chaque jour sur le groupe de classe, un camarade en pleurs nous envoyait des audios, avec comme seul bruit de fond une pluie de balles s’abattant sur son quartier? Comment dès qu’on écoutait les nouvelles on s’attendait déjà au pire? Comment on ne pouvait sortir de chez soi sans voir au moins un corps gisant sans vie sur un trottoir? Comment la majorité de mes amis et de ma famille sont partis du pays l’année de mes seize ans? J’aurai à raconter que pendant que certains de mon âge sortaient de chez eux dans un environnement sain et sécurisé, j’étais bercée par le son d’une rafale de balles.
Et j’aurai à raconter que j’avais entre 14 et 16 ans quand tout ceci est arrivé. Je suis jalouse. De ceux qui n’ont pas eu à grandir avant l’heure, parce qu’ici on est forcé de grandir, qu’on le veuille ou non; on ne peut pas rester puéril et insouciant comme on devrait l’être à cet âge quand notre survie est en jeu. De ceux qui, sans rien donner en retour, ont toutes les opportunités que j’aurai à trimer pour obtenir. Je dois travailler dix fois plus pour acquérir ce qui leur est offert gratuitement.
Bien sûr, je suis reconnaissante pour ce que j’ai. Ce que je peux avoir en tant qu’adolescente de la classe moyenne est beaucoup. Mais je ne peux m’empêcher d’envier la classe moyenne des pays avancés. Moi aussi j’aimerais que mon principal souci soit l’heure à laquelle je rentrerai chez moi après une sortie entre amis et non si je parviendrai à rentrer chez moi après l’école. J’aimerais sortir à 6h et rentrer à minuit.
J’aimerais faire les erreurs que tout autre adolescent a le droit de faire et apprendre d’elles. J’aimerais pouvoir aller à l’école seule après être passée chercher mes amis chez eux. J’aimerais me sentir en sécurité même quand je ne suis pas sous un toit, dans une maison fermée à double tour. Mais je ne peux pas. Parce que j’ai seize ans, le 21 décembre 2023, en Haïti.
Source : Le Nouvelliste (Par Corine Maïa Dejour)
Lien : https://lenouvelliste.com/article/246057/etre-adolescente-en-haiti-en-2023