Les Chocolats Askanya, vous connaissez ? Disponibles dans les rayons de nos supermarchés et dans certaines foires à l’étranger depuis leur lancement en 2015, les tablettes de chocolat Askanya portent l’empreinte de Corinne Joachim Sanon Symietz.
Cette jeune entrepreneure qui a décidé de mettre ses compétences au service de son pays. À la rencontre de cette entrepreneure qui souhaite à travers les emplois et débouchés fournis par son entreprise avoir un impact positif sur la vie des autres tout en croquant la vie à pleines dents.
Corinne se rappelle encore son enfance heureuse dans cette maison familiale au Canapé-Vert. Entourée de ses grands-parents, de sa mère, des tantes et oncles, mais également de ses frères et cousines, elle ne manque de rien. Surtout, pas de modèles. Ce sont, pour la plupart, des architectes, ingénieurs civils, institutrices, professeurs, linguistes, médecins. Des personnes qui n’avaient pas peur de mettre la main à la pâte et d’apporter une vraie contribution à leurs communauté et entourage.
Quand la rentrée scolaire venait, la famille aidait, quand il y avait un cas de maladie, il leur fallait aussi mettre la main à la poche. Mais, très tôt, Corinne développe cette distance par rapport à cet esprit d’assistanat. Elle veut monter des entreprises, créer des emplois. « Si quelqu’un veut de l’argent de moi, que cette personne vienne travailler pour moi. Elle gagnera un salaire et elle en fait ce qu’elle veut », explique succinctement la P.DG.
Scolarisée chez les sœurs de l’Institution du Sacré-Cœur, elle termine ses études classiques en 2002 alors qu’elle n’a que 16 ans. Elle se rend en Louisiane pour commencer des études en génie industriel, puis deux ans plus tard passe à la prestigieuse Université de Michigan où elle obtient sa licence, puis en 2011 décroche son MBA au Wharton School de l’Université de Pennsylvanie. L’ingénieure industrielle se forme professionnellement en travaillant pour des groupes comme L’Oréal, Northrop Grumman (une compagnie de défense), la compagnie agro-alimentaire Hormel Foods et des boîtes de conseils comme Accenture ou RTX Technology Partners, en Amérique du Nord, en Asie et en Haïti.
Une entrepreneure consciencieuse
Délaissant son confort de salariée grassement rémunérée, Madame Joachim Sanon Symietz se lance pour de bon dans l’aventure entrepreneuriale. Une vision claire et spécifique la guide. L’entendre raconter son vécu, c’est comme suivre une heure de cours « d’entrepreneuriat pour les nuls ».
« Je souhaitais créer des emplois pour les cols bleus, les femmes notamment, une des catégories les plus touchées par le chômage et le sous-emploi en Haïti. Je voulais une entreprise qui puisse acheter les denrées des planteurs pour leur permettre de les écouler et de générer des revenus récurrents. Je voulais également que l’entreprise soit en dehors de la capitale », expose l’entrepreneure.
Différentes idées lui viennent en tête, elle en explore certaines, mais c’est sur la filière du cacao qu’elle jette son dévolu. « J’ai lu un article de Le Nouvelliste qui vantait les mérites de notre cacao qui avait d’ailleurs été primé en Europe. La Fédération des Coopératives Cacaoyères du Grand Nord (FECCANO) le vendait aux grands noms européens de l’industrie. Je me suis dit pourquoi ne pas faire localement du chocolat en tablette avec notre cacao. Je ne suis peut-être pas une fan de chocolat, mais beaucoup adorent », explique-t-elle.
Pragmatique, rationnelle, elle décide de saisir cette opportunité. Une fois qu’elle confirme le potentiel économique de ce créneau et la faisabilité du projet, elle se lance. Sans se perdre en tergiversations, en octobre 2014, elle ébauche un plan d’affaires, contacte la FECANNO, recherche des partenaires, entame les tests nécessaires, embauche les consultants nécessaires pour la guider, acquiert les ressources techniques et matérielles nécessaires et forme son personnel.
Pour avoir été celle qui conseille, Corinne maîtrise l’aspect « business » de l’aventure. Idem pour l’aspect production, vu que c’est une ingénieure industrielle. Les Chocolateries Askanya s’installent dans cette maison familiale rénovée et réaménagée en conséquence à Ouanaminthe. Quelques mois plus tard, soit en mai 2015, les premières barres Askanya atterrissent sur les étagères des supermarchés en Haïti et en ligne (www.askanya.ht).
Mais, n’a-t-elle pas eu peur de mettre les pieds dans ce monde qu’elle connaissait à peine ? Corinne, cette amoureuse des repas gastronomiques, cette épicurienne qui adore les restaurants étoilés, secoue vivement la tête. « Non, du tout pas, précise-t-elle. J’ai eu l’habitude de relever des défis, et ce, dès le plus jeune âge. Quand tu sautes une classe à l’école, comme cela m’est arrivé deux fois par exemple, tu te retrouves avec de nouvelles élèves camarades de classes aussi intelligentes et motivées, tu dois te rattraper et continuer à relever le défi d’exceller. J’avoue, j’aimais avoir les bonnes notes ; au début pour faire plaisir aux parents, mais à la longue pour me faire plaisir. Pour ma part, après mon MBA, monter mon entreprise, c’était le prochain défi qui était sur ma to-do list. Je voulais le faire, donc, je me suis lancée. Je me suis dit, je vais m’entourer des outils dont j’ai besoin, les experts, l’équipe, le matériel, pour que ça soit un succès. J’ai mis en application ce que j’avais appris à l’université et dans mes emplois précédents ».
Puis, un peu plus tard, elle explique : « Je n’ai pas honte d’aller vers ce que je veux et de travailler pour y arriver. C’est aussi l’exemple que j’ai reçu. Durant mon enfance, ma mère faisait hebdomadairement le trajet Port-au-Prince-Jacmel pour soigner ses patients et a souvent travaillé dans plus de 5 cliniques et hôpitaux journalièrement ; ma tante travaillait ses traductions jusqu’à quatre heures du matin pour rendre d’excellents documents à ses clients. J’ai été entourée de femmes indépendantes, qui m’ont donné l’exemple du travail bien fait. Et c’est ce que je fais de mon côté », confie celle qui voudrait, un peu plus tard, supporter la cause de l’éducation de qualité en Haïti.
Pour cette habituée des tableaux d’honneur, la peur de l’échec n’a pas été un handicap. « Si j’échouais, au moins, j’aurais essayé et appris quelque chose. Ce ne serait pas la fin du monde. Dans le pire des cas, je retournerais sur le marché du travail pour rembourser les dettes contractées et me refaire une santé financière », dit-elle, sans s’inquiéter outre mesure.
Être entrepreneur en Haïti,
c’est trouver soi-même les solutions
En mai 2015, lorsque les premières fèves de cacao se convertissent en tablettes de chocolat, le succès répond à l’appel. On est heureux de goûter aux délices de la seule et unique entreprise de fabrication de chocolat estampillé made in Haiti. D’autant que la qualité est au rendez-vous. C’est d’ailleurs une des valeurs sur lesquelles se fonde Askanya, un ingrédient de son succès. « Nous nous assurons de produire un produit de qualité. Mes faiseuses de chocolat n’ont pas peur de recommencer si elles ne sont pas encore satisfaites d’une recette ou d’une finition », confie Corinne.
2015-2016, le pays surfe encore sur la vague « Haiti is open for business ». Les affaires vont un peu bon train et la jeune entrepreneure ne peut pas se plaindre. Mais la crise ne tarde pas à frapper le climat des affaires et, comme la plupart de ses acteurs, Corinne ne dira pas que les cieux lui sont cléments au quotidien. « Faire des affaires en Haïti vient aussi avec son lot de tourments, de petits problèmes et grands défis à gérer au quotidien. Tu ne dépends que de toi, avoue-t-elle. Il n’y a pas de carburant, c’est à toi d’en trouver. Il n’y a pas d’électricité, c’est à toi de résoudre le problème. Comme le planteur haïtien qui est laissé pour compte, l’entrepreneur n’a aucun véritable recours. « Être entrepreneur en Haïti, c’est trouver soi-même des solutions créatives et efficaces, penser out of the box », explique la P.DG des Chocolateries Askanya.
Mais, Corinne Joachim Sanon Symietz a le dos et les reins pour. Elle mise sur des valeurs. « Je suis pour un produit de qualité sans prendre des raccourcis, ni verser dans les pots-de-vin », avance-t-elle. Elle mise également sur une bonne planification. « Planifier, c’est la clé. Il faut pouvoir anticiper les crises, les pépins et penser aux options de sortie. Si l’option A ne marche pas, il faut sortir l’option B, C, D, jusqu’à Z même, s’il le faut. Il faut avoir des plans de contingence, s’entourer d’une bonne équipe et être prête émotionnellement (et financièrement aussi) pour faire face aux défis qui se présentent à chaque point », conseille cette entrepreneure qui envoie ses commandes pour l’export, des mois à l’avance pour éviter tout problème à la douane ou de peyi lòk par exemple.
Presque une décennie plus tard, cette passionnée des voyages et de cultures qui a déjà visité 73 pays, 48 États des Etats-Unis et neuf des dix départements du pays, est satisfaite de son voyage entrepreneurial. « Je suis fière d’avoir pu lancer sur le marché un produit de qualité. Mon ambition, c’est de voir les voyageurs en partance de nos aéroports, emportant des barres de chocolat Askanya dans leurs bagages, à côté de la bouteille de Barbancourt et du Café Rebo, comme une fierté nationale (et délicieuse) », lance-t-elle tout sourire. Aujourd’hui, les Chocolateries Askanya sont en mesure de produire 230 000 tablettes qui se déclinent en sept parfums. Cinq parfums additionnels sont en cours de préparation, dont un fruit de la passion « il est exquis », promet celle qui tient les rênes des Chocolateries Askanya.
Aujourd’hui, la petite fille qui dansait chez Lynn Williams Rouzier, qui rêvait d’apprendre aux gens à pêcher au lieu de leur donner du poisson, est heureuse de voir l’impact sur la vie de ses employés et fournisseurs. Une dizaine de salariés et un réseau de 3 000 planteurs touchés. Les éléments de sa vision originelle sont cochés, à présent, la P.DG se fixe des objectifs de rentabilité et de croissance. « La priorité à présent, c’est d’affiner la stratégie de vente, de trouver des marchés et d’être rentable », confie l’entrepreneure qui a obtenu plusieurs distinctions, dont une du ministère du Commerce et de l’Industrie en Haïti (2017), une du Salon du Chocolat de Paris en 2016 et une autre du Northwest Chocolate Festival aux États-Unis en 2017.
Une femme qui sait ce qu’elle veut de la vie
Si la passion, l’intelligence transpirent dans les yeux de cette femme, à la mine enjouée, c’est également son assurance qui séduit. Corinne Joachim Sanon Symietz sait ce qu’elle veut. Cette polyglotte – elle parle français, créole, anglais, espagnol et allemand – a une vie pleine et organisée. Disciplinée, elle a une idée nette et précise de ses objectifs dans la vie. Et également un plan bien détaillé pour y arriver. Des listes longues comme un fleuve pour évaluer les objectifs atteints. « Je sais ce que je veux dans la vie. Et surtout, ce que je ne veux pas. Mes premiers 18 ans, mon enfance chez mes parents, je les considère comme ma période d’apprentissage – j’apprenais, j’absorbais, je me formais. Durant la deuxième tranche de 18 ans, j’ai voulu me prouver que je pouvais accomplir mes rêves, relever des défis, comme aller dans les meilleures universités, voyager à travers le monde, monter mon entreprise, me marier (rendre mon mari heureux) et rester mariée. Les 18 prochaines années, mon bien-être, c’est la priorité », expose celle qui adore recevoir et passer du temps avec la nouvelle génération (les charmes de la Auntie Life).
À 38 ans, cette bosseuse qui a repris ses consultations aux États-Unis tout en tenant les rênes d’Askanya entend croquer la vie à pleines dents. Elle dévore les livres de ses auteurs favoris, a renoué avec sa passion pour la danse, le folklore et la salsa en particulier, s’octroie des séances de mani-pedi plus régulières, mange sain, boit beaucoup d’eau, prend soin de sa peau et de ses cheveux, privilégie les rencontres familiale et amicales, … bref, mène une vie heureuse, épanouie, orgasmique.
« Il y a dix générations de cela, nos aïeules étaient des esclaves. Elles n’avaient aucun contrôle sur leur corps ou leur jouissance. Elles pouvaient être violées, séparées de leurs enfants, et traiter comme des biens meubles. Si aujourd’hui, en plus des réussites professionnelles et personnelles, je ne me fais pas plaisir ; si je ne suis pas épanouie sexuellement, je ne leur rends pas service, je ne gagne pas leur bataille. Nos ancêtres ne se sont pas battus pour que nous restions sous-hommes ou sous-femmes », dit-elle avec un clin d’œil espiègle, mais l’air très sérieux.
Qu’on se le dise, pourquoi dirait-elle non à de belles parties de jambes en l’air ? Cette féministe qui vit à présent entre New York et Ouanaminthe y a légitimement droit, d’autant qu’elle célèbre cette année 15 ans de vie conjugale. C’est cela aussi le secret d’une santé mentale robuste, d’une vie dans laquelle l’ennui n’a pas droit de cité !
Source : Le Nouvelliste