Haïti. Croix-des-Bouquets : la descente aux enfers se poursuit…

Au pied du bassin versant de Kenscoff, à l’Est de la plaine du Cul-de-Sac, en face du Morne-à-Cabris, Croix-des-Bouquets, devenu un grand centre urbain, s’étend.

Au fil des ans, en dehors de tout plan d’aménagement du territoire, les habitations de gens humbles et des maisons plus cossues construites avec les économies d’éléments de la classe moyenne, de la diaspora haïtienne ont côtoyé des pâturages, des terres agricoles, des fermes agricoles, des infrastructures d’irrigation, des usines, une zone franche industrielle, la route internationale qui conduit à Jimani, en République dominicaine, en passant par Ganthier et Fond-Parisien.

La vie se déroulait comme un long fleuve tranquille, les hommes et les biens pouvaient circuler librement. Mais depuis plus d’un an, il y a une multiplication des cas de kidnappings d’Haïtiens et de ressortissants étrangers, de vol de marchandises, le racket systématique de commerçants, d’entrepreneurs, d’assassinat de femmes, d’enfants, de policiers et d’accrochages armés répétés entre les forces de l’ordre et les gangsters, dont ceux tristement célèbre « 400 Mawozo », celui de Vitelhomme et d’autres affidés. La zone de Pernier, non loin de bassin général (rivière Grise), une  partie de Tabarre, Michaud, Coté, La Ferme, Dugué, Dagou, La Feroné, Duval, Nan Rémy, Noailles, Digneron, La Tremblay sont devenus des no man’s land.

Saut dans le pire

Le saut dans le pire se vit au quotidien. Sans cran d’arrêt à l’horizon. « J’habite La Tremblay. Cela fait plus d’un mois que les écoles sont fermées, qu’il n’y a quasiment plus de circulation automobile. Les bandits du gang 400 Mawozo sont à chaque carrefour. Ils investissent des maisons abandonnées. Nous n’avons plus de nourriture, d’eau. Si quelqu’un tombe malade, il mourra. Tout simplement », a confié mercredi 23 février 2022 un homme sous le sceau de l’anonymat. Il est encore traumatisé par l’assassinat du commissaire de police Jean Ismay Auguste et sa femme Clotilde Vilus. 

La fille du couple, âgée de 10 ans, a été grièvement blessée lors de cette attaque survenue fin janvier. « Les corps n’ont jamais été retrouvés », s’est désolé un proche de la famille. La terreur, le mutisme et la fuite sont devenus le lot d’habitants de Croix-des-Bouquets.

« Les gens ont peur de parler à la radio. Ils craignent que leurs voix soient identifiées par les gangs. J’ai le sentiment que ces bandits ont kidnappé la ville », a témoigné une autre personne, elle aussi, off the record. « Si vous fuyez votre maison et que vous revenez prendre des affaires, les bandits vous accompagnent et vous exigent de l’argent », a poursuivi cette femme, interrogée le 10 février. Plusieurs centaines de propriétaires, au moins, ont dû fuir. Certains ont quitté Croix-des-Bouquets. D’autres ont tout simplement quitté le pays, a appris Le Nouvelliste. La lueur au bout du tunnel qu’elle espère est encore loin.

Fermeture provisoire d’un parc industriel, 2 000 emplois à risque

En début de semaine, lundi 21 février, le parc industriel de Digneron a dû fermer ses portes temporairement. « On est fermé depuis lundi. La situation était déjà très difficile. Elle s’est aggravée », a indiqué, mercredi 23 février, une source proche de ce parc industriel qui fournit 2 000 emplois directs. « Les gens qui travaillent au parc sont de la zone. Ils habitent les quartiers avoisinants. La situation d’insécurité est telle qu’ils n’ont pas pu venir travailler », a poursuivi cette source qui confirme le vol d’un container rempli de produits. « Le container n’a pas été retrouvé », poursuit-elle. 

Avec la situation à Croix-des-Bouquets où se trouve un segment de la route internationale menant à Malpasse, il y a des difficultés à obtenir la matière première en provenance de la République dominicaine où se trouve la filature. La réexportation via la République dominicaine des produits manufacturés est aussi difficile, a poursuivi cette source avant de pousser un long soupir. « C’est catastrophique », a indiqué notre source. Les investisseurs de ce groupe, des Haïtiens, « les rares à rester dans le secteur », ont les bras coupés. Ils ont une usine à Carrefour, une commune quasiment coupée du grand Sud depuis la guerre des gangs, à Martissant, à l’entrée sud de Port-au-Prince, depuis le 1er juin 2021.

Pour les hommes d’affaires haïtiens qui ont contracté des prêts, notamment grâce à la circulaire 106 de la Banque centrale, c’est plus que la soupe à la grimace. Il faut maintenant payer les créances alors qu’il n’y a pas d’activité. La situation sécuritaire et socio-politique du pays depuis 2018 n’a pas permis la construction des 12 immeubles prévus au parc industriel de Digneron qui devraient être capables d’accueillir 12 000 ouvriers. Seulement 4 immeubles ont été construits, a expliqué cette source. « Nous ne savons pas quand cela va cesser. Nous ne voyons pas la lumière au bout du tunnel. Cela met le secteur en danger », s’est alarmée cette source.

Les bandits confisquent des entreprises, l’agriculture boit la tasse

Pour l’ex-sénateur Rudolphe Boulos, il y a eu pire. Son exploitation agricole, un vignoble commercial de 22 hectares ayant nécessité dix ans d’investissements a été « mis sous séquestre en novembre dernier par Vitelhomme », a-t-il confié au Nouvelliste. La mise en place de toute une technologie qui a demandé 10 ans d’investissement va disparaitre, a dit Rudolphe Boulos. Ce qui se passe intervient à un moment où la République dominicaine invite les grandes firmes de production de raisin de table à s’installer sur son territoire pour pouvoir exporter vers l’Amérique, a-t-il poursuivi, s’alarmant sur l’impact de cette situation sur quelque « 200 000 familles sans ressources ». La récolte d’haricots noir et rouge devraient rapporter entre 6 et 8 millions de dollars, a estimé Rudolphe Boulos. Les grands producteurs exploitant des dizaines d’ha de plantations de papaye ne peuvent pas planter depuis un an. Cela représente une perte sèche pour eux et pour leurs travailleurs. Des fermes d’élevage de poulets de chair ont été saccagées. Les exploitants agricoles sous le régime « deux moitiés ». La classe moyenne est appauvrie ainsi que les ouvriers agricoles, a dit l’ex-sénateur Boulos. 

Les gangs contrôlent des endroits qui ont une vocation agricole. Il y a, en fonction de la saison, des cultures maraîchères, de tubercules, d’haricots. Les gangs contrôlent des systèmes d’irrigation, dont celui de bassin général, sur la Rivière Grise, qui irrigue 7 000 hectares. Le système de Source Zabeth qui irrigue près de 2 000 hectares. Ils contrôlent la route de Malpasse qui dessert agriculteurs et éleveurs. Les agriculteurs de Forêt-des-pins, de Thiotte, de Cornillon, de Belle-Anse utilise cette route pour se rendre au marché de Croix-des-Bouquets qui est « aussi l’un des grands marchés de bœufs dans le pays », a expliqué un exploitant agricole inquiet, qui a mis la clé sous la porte depuis juin 2021. Inquiet lui aussi, il a estimé qu’au moins un demi-million de personnes sont impactées par la nette dégradation de la situation sécuritaire à Croix-des-Bouquets.

Source : Le Nouvelliste (Robertson Alphonse)

Lien : https://lenouvelliste.com/article/234417/croix-des-bouquets-la-descente-aux-enfers-se-poursuit

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