L’entretien avec Fred Reno, politologue, professeur à l’Université des Antilles, éclaire le débat sur le statut.
Le problème statutaire des régions d’Outre-mer n’était plus la priorité des élus. Qu’est-ce qui a déclenché cette urgence ?
Pas sûr que les élus agissent par pure conscience d’une urgence statutaire tout simplement parce que ce n’est pas une préoccupation populaire donc pas un objet politiquement rentable. Il y a, toutefois, un enjeu politique à se positionner sur cette question au moins pour deux raisons. La première est la fenêtre d’opportunité qu’offre la prochaine révision constitutionnelle annoncée pour « régulariser » la situation calédonienne à la suite des résultats du dernier référendum
La seconde raison est la volonté de l’Etat de relancer le débat récurrent sur la simplification de l’organisation politico-administrative française encore plus complexe en Guadeloupe avec une région monodépartementale que l’on peut difficilement justifier. Il vaut mieux anticiper et proposer une modalité de « domiciliation du pouvoir local » reposant a minima sur une collectivité unique. Mieux vaut un changement choisi qu’un changement subi.
Quand les élus de Guadeloupe ont demandé la domiciliation de certaines compétences de l’Etat pensaient-ils changement de statut ?
En réalité, nous ne savons pas ce que cela signifie exactement. On est parfois tenté de se demander si les élus maitrisent eux-mêmes le sens réel de leur mot d’ordre. La revendication a d’abord été une demande de domiciliation du pouvoir local avant d’être une volonté de domiciliation locale de pouvoir. Ce n’est pas la même chose.
« Domicilier le pouvoir local » c’est reconnaître que la capacité de décider sur place vous échappe au profit de l’Etat et notamment de son représentant, le préfet. C’est le reproche que l’on a fait à l’ancien préfet Gustin assimilé par ses détracteurs à un gouverneur lorsqu’il s’est substitué aux élus et aux opérateurs sur le dossier de l’eau. C’est aussi le reproche que l’on a fait à l’actuel préfet et à l’ARS à propos de la compétence santé et de la marginalisation des élus quant à la gestion publique de la crise sanitaire.
En revanche, « domicilier localement le pouvoir », relève d’une ambition d’une plus grande portée. Le pouvoir c’est l’Etat. En toute logique, revendiquer une domiciliation locale du pouvoir c’est revendiquer le pouvoir d’Etat.
A ma connaissance, ce n’est pas l’objectif des initiateurs de ce mot d’ordre. Par respect pour eux je préfère penser qu’il s’agit d’un jeu de mots qui signifie au fond une autonomie dans la prise de décision. C’est en tout cas ce sens que j’ai retenu des propos du président Losbar lors du webinaire du 29 décembre 2021 organisé par le CAGI avec l’ensemble des partis politiques de Guadeloupe.
La réponse de Sébastien Lecornu sur l’autonomie était-elle sincère ou un jeu politique pour embarrasser ces élus ?
La réponse du ministre Lecornu est en cohérence avec la demande des élus. Il n’a fait que traduire ce que signifie la domiciliation du pouvoir dans le discours de nos élus. Que la réponse ait provoquée l’embarras des élus, il n’y a pas de doute. Plus que de l’embarras certains l’ont vécu comme un outrage. Ils ont reçu le soutien involontaire des organisations syndicales qui ont considéré que le ministre répondait à la demande sociale par une offre politique d’autonomie qui n’était pas à l’ordre du jour.
La sincérité du ministre n’est peut être pas la question. Sincère ou pas la réponse a l’avantage d’interpeler les élus sur leur projet politique encore flou. Souhaitent-ils vraiment changer de statut ?
Un statut nouveau a souvent inquiété, du moins en Guadeloupe. En Martinique et en Guyane les électeurs ont sauté le pas. Cela tient-il aux élus qui ont porté les projets ?
C’est la première réflexion que l’on est tenté d’avoir lorsque l’on compare les trois situations. Une Martinique et une Guyane progressistes qui ont opté pour la collectivité unique tout en maintenant le régime d’identité législative et une Guadeloupe conservatrice où le statu quo est préservé avec une région et un département partageant la même assise territoriale. La résistance au changement des guadeloupéens est d’autant plus surprenante que l’archipel est, des trois territoires, celui qui a connu les mobilisations sociales les plus massives et les plus longues. A l’évidence, il y a une forte déconnexion entre contestation sociale et changement politique.
La comparaison du leadership politique peut-être une des variables explicatives des différences entre les trois pays et un premier élément de réponse à la question.
Ceux qui exercent le pouvoir et qui ont porté le changement en Guyane et en Martinique ont été les autonomistes et les indépendantistes qui n’ont jamais renié leurs discours et qui ont vraisemblablement amené les populations à opter pour une fusion des collectivités à défaut de changer de régime juridique. Autrement dit, les discours des partis autonomistes et indépendantistes sont performatifs parce qu’ils produisent des effets sur le comportement électoral.
En Guadeloupe, on a du mal à saisir l’identité idéologique du personnel politique au pouvoir.
Michaux-Chevry était autonomiste mais de droite. Ce qui n’a pas été une position confortable et fédératrice en dépit de la popularité de « gran madanm la ».
Victorin Lurel, qui lui a succédé est membre du parti socialiste français. Ni autonomiste, ni indépendantiste, fin stratège, il a profité de la peur du changement et de la défaillance des nationalistes pour s’imposer.
Il est battu à son tour par Ary Chalus, leader charismatique favorable à la collectivité unique.
Ary Chalus est avant tout à l’écoute de la détresse sociale et soucieux du développement économique. Il ne fait pas du changement statutaire un enjeu politique majeur.
En Guadeloupe, il n’y a donc pas de discours clair et identifiable sur l’autonomie ou le changement par un personnel politique qui est divisé et discret sur le sujet.
L’absence d’alternative nationaliste, jusqu’à l’émergence du mouvement NOU et du parti ANG est une différence déterminante avec la Guyane et la Martinique.
Jusque là, la radicalité nationaliste est représentée en Guadeloupe et contrairement aux deux autres territoires par un syndicat, l’UGTG, opposé à toute participation aux élections.
La prise en charge politique de la contestation est assurée en Martinique et en Guyane par plusieurs organisations nationaliste ou patriotique ; ce qui n’est pas le cas en Guadeloupe.
Certains échanges houleux entre le syndicat indépendantiste et le nouveau parti nationaliste sont peut-être révélateurs de conflits à venir sur la prise en charge politique de la contestation en Guadeloupe.
Les élus demandent plus de liberté, plus de compétences. Que font-ils de celles qu’ils ont ?
La question ne se pose pas réellement dans ces termes. Ils exercent celles qu’ils ont.
Il faut aussi se demander s’il est réellement possible de les exercer sans une capacité globale de prise de décision.
N’est-ce pas un moyen de se défausser sur l’Etat ? On l’a vu pour l’eau. On met en avant l’incurie de l’Etat alors que toutes ces années c’était une compétence locale.
A l’évidence il y a une irresponsabilité locale alimentée précisément par l’octroi de compétences sans la nécessaire responsabilité qui accompagne l’exercice du pouvoir.
C’st un réflexe de faire de l’Etat l’origine de la plupart de nos problèmes y compris nos défaillances. En pleine crise sanitaire, après la mort de plusieurs jeunes dans un accident sur la route vraisemblablement pour des fautes de conduite du conducteur, comme d’autres font des fautes de gestion dans la conduite de leur collectivité, on a entendu sur les ondes un auditeur mettre en cause le préfet qui aurait dû maintenir le couvre-feu à 18 heures.
Dans les ex-possessions anglaises, la puissance coloniale a favorisé très tôt l’émergence de systèmes politico-administratifs ou pouvoir et responsabilité étaient associés. Ce n’est pas le cas dans nos territoires. Avec le temps, l’interventionnisme étatique et les revendications locales d’égalité sociale et d’assimilation politique ont alimenté une culture de la dépendance dont tous les acteurs sociaux, y compris les contestataires, sont des prisonniers volontaires.
Pour que nous assumions nos réussites et nos échecs, il faut que responsabilité et pouvoir soient conjointement exercé par les élus locaux.
Pour l’heure, les élus ont des compétences mais pas la responsabilité.
Que feront-ils de nouvelles compétences si l’Etat freine côté finances ?
Le principe est que l’octroi de compétences s’accompagne de moyens pour les exercer. Dans la pratique l’Etat n’est pas toujours respectueux des principes qu’il édicte.
Donc il est clair que sans moyens on ne peut pas mettre en œuvre des compétences. On le sait. En réalité le problème est plus grave. Aujourd’hui il y a des lois votées qui ne sont pas appliquées. La loi Lurel sur l’égalité réelle en est une illustration. La loi a été votée par le parlement, mais qui doit la mettre en œuvre ? Qui a le pouvoir d’impulser voire d’imposer des orientations ? C’est le gouvernement. Ce n’est donc pas seulement une question de finances. C’est d’abord une question de volonté politique. On revient à la question précédente. Il faut pouvoir décider sur place et mettre en œuvre des décisions dans un certain nombre de domaines en ayant une vision globale et pas simplement sectorielle de la situation. Le débat sur les compétences nous enferme dans des logiques sectorielles. C’est peut-être la limite de la réflexion actuelle sur le changement. Deux collectivités « majeures » se disputant un territoire avec des compétences sociales dominantes pour l’une, économique pour l’autre. Un pacte de gouvernance concertée qui créé l’illusion d’un programme commun de développement et qui cherche à dissimuler une lutte pour le leadership politique.
Je suis un peu surpris que le débat sur le changement politique se réduise, en permanence, aux financements et à un volume de compétences.
A ce jeu là les élus seront toujours perdants. C’est moins la quantité de compétences que la capacité de prendre des décisions qui importe. Autrement dit, il faut répétons le sortir de cette tendance au juridisme comme si avoir des compétences règle les problèmes. Certes il est nécessaire d’en avoir pour élaborer des politiques publiques et surtout les mettre en œuvre. Mais il faut surtout avoir le pouvoir de faire des choix et de décider sur la base d’objectifs de développement élaborés par une majorité démocratiquement élue. Avoir plus de compétences ne doit pas être la première finalité. On peut en avoir plus sans que le rapport à l’Etat et la configuration monodépartementale de la région changent.
L’Appel de Fort-de-France est-il fondateur ?
Difficile d’aborder cet Appel de Fort-de-France sans se référer à sa grande sœur la Déclaration de Basse-Terre. Le lien de parenté est certainement exagéré.
Les contextes sont différents, les partenaires aussi ainsi que les objectifs. On peut penser aussi que les textes n’ont pas la même portée.
Une autonomiste de droite guadeloupéenne Lucette Michaux-Chevry, un socialiste autonomiste guyanais, Karam et un indépendantiste martiniquais, Alfred Marie-Jeanne signent solennellement en 1999 une déclaration résolument autonomiste favorable notamment à un statut fiscal dérogatoire et une plus grande responsabilité locale. La portée symbolique de cette déclaration est inversement proportionnelle à ses chances de mise en œuvre.
Si la diversité des appartenances idéologiques renforce sa portée, son contenu est loin d’être partagé par les populations concernées, premiers destinataires du document. Les consultations populaires qui ont suivies l’ont montré.
Contrairement aux idées reçues l’Etat n’est plus un obstacle au changement statutaire. De Chirac à Lecornu le discours est favorable à un degré d’autonomie. Signalons au passage que sur ce terrain la droite s’est montrée plus progressiste que la gauche.
En 2022, en marge d’une réunion des Régions ultrapériphérique en Martinique, les exécutifs de six dépendances ultramarines lancent un appel urgent dont le premier destinataire est l’Etat.
Pour ces élus, il s’agit de refonder la relation des territoires avec la République par la définition d’un nouveau cadre. Il s’agit aussi de « conjuguer la pleine égalité des droits avec la reconnaissance de nos spécificités notamment par une réelle domiciliation des leviers de décision au plus près de nos territoires. »
Il s’agit enfin d’ « instaurer une nouvelle politique économique fondée sur nos atouts notamment géostratégiques et écologiques ».
Pour saisir la nature de la démarche il faut se reporter aux objectifs de la rencontre prévue le 7 septembre entre ces élus et le chef de l’Etat. Dans une déclaration à Martinique la première Serge Letchimy l’initiateur de cet appel précise : « il s’agit pour nous de dire que nous voulons un agenda d’évolution de nos institutions et du cadre de développement. On ne peut pas rester dans un état et demeurer dans une organisation qui n’a pas changé en termes d’organisation du foncier, de répartition des richesses, qui n’a pas changé depuis trois cents ans… nous voulons absolument évoluer. »
Comparé à la Déclaration de Basse Terre, le discours de l’Appel se veut pragmatique. Il pourrait servir de référentiel au gouvernement qui pourrait s’en inspirer, ce qui légitimerait l’offre gouvernementale.
S’il est fondateur, c’est moins par son contenu que par l’intérêt qu’il aura suscité. La balle est désormais dans le camp du gouvernement qui reçoit une déclaration d’intention. Reste à la transformer en document d’orientation des décisions à venir.
Serge Letchimy fait la tournée des signataires de l’Appel de Fort-de-France. Les Guadeloupéens ont semblé légèrement en retrait par rapport à Gabriel Serville très offensif ?
Les Guyanais sont plus offensifs parce qu’ils ont de l’avance sur la revendication statutaire et ont donc un autre rythme sur le sujet.
Leur projet existe, il a déjà fait l’objet d’une large concertation et d’un congrès. Ils ont raison de ne pas s’enfermer dans des débats entre articles de la constitution et de se fonder avant tout sur les besoins et les intérêts propres de leur territoire pour envisager le statut qui leur convient. A ce stade, ils ont dépassé la mise en relation des acteurs et l’élaboration du projet qui réclament généralement du temps et une maturation parfois lente.
A l’évidence, la démarche guadeloupéenne paraît élitiste et donc moins démocratique.
Pourquoi un tel choix ? Vraisemblablement pour gagner du temps ou ne pas en perdre par rapport par rapport à un agenda qui comprenait la réunion d’un congrès avant l’annonce d’un rendez-vous avec le chef de l’Etat.
Ce gain supposé de temps est une prise de risque sur la légitimation d’un processus qui ne peut se limiter au simple mandat représentatif des élus dont l’image ternie dans la population ne peut que se dégrader.
Se réunir entre élus même les plus représentatifs, présidents du conseil régional et du conseil départemental, parlementaires et président de l’association des maires, ne dispense pas d’une concertation avec les représentants de la société civile voire de l’organisation de forums populaires de discussion dont l’impact symbolique et démocratique participe du changement souhaité. La représentation est une modalité de prise de décision mais ne remplace pas la participation populaire quand elle possible notamment sur des questions d’importance. C’est tout le sens du référendum et de la démocratie directe. Souhaitons que le congrès annoncé en Guadeloupe se tiendra, non parce que les martiniquais et le guyanais l’ont déjà organisé, mais parce le statut actuel de la Guadeloupe et la revendication récurrente de domiciliation du pouvoir appelle une réflexion et des propositions. A moins de se contenter d’un statu quo conforté par le pacte de gouvernance concertée.
Et en Guadeloupe ? Les parlementaires ont répondu à l’invitation de Guy Losbar mais ce consensus perdurera-t-il ?
En Guadeloupe le consensus s’il existe peut difficilement perdurer parce que la tendance, contrairement aux discours officiels n’est pas à la concorde mais à la compétition. Le leadership de Chalus est contesté. La communication du Département en témoigne. Bientôt les élus devront choisir leur camp.
Pourquoi l’Etat n’a-t-il pas senti que des changements étaient impératifs ?
La position de l’Etat n’est pas de décider de manière unilatérale. L’Etat aligne sur le droit commun, suggère éventuellement des changements ou les accompagnent lorsqu’ils correspondent à ses propres volontés. Le changement est certainement la chose la plus sensible dans nos territoires où la peur et le conservatisme déjà présents sont instrumentalisés par une partie des acteurs politiques
La réaction du ministre Lecornu sur l’autonomie est sur ce plan intéressante. Vous parlez de domiciliation du pouvoir, on vous offre l’autonomie, la population appelle au secours.
L’indépendance, on y pense à Paris ou dans nos régions ?
Non, pas vraiment. Le temps est à la dépendance-ressource, comme je l’ai dit précédemment. On peut voter pour des indépendantistes parce que l’on sait qu’ils ne peuvent pas nous conduire à l’indépendance. Le cas du MIM en Martinique mérite une vraie étude qu’il faudrait compléter avec une analyse de l’action syndicale.
L’indépendantisme se transforme en régionalisme. Par l’élection et le contrôle des instituions locales françaises les indépendantistes deviennent des régionalistes et légitiment ce qu’ils refusent par leur discours.
Le syndicalisme indépendantiste lui participe à une intégration par le droit. Réclamer, avec raison l’application du droit syndical, améliore la condition du travailleur mais concourt aussi à le conforter dans un système où la seule logique est d’obtenir toujours plus et légitimer le système. Pourquoi ce travailleur rationnel songerait-il à remettre en cause le système qui lui garantit des avantages.
En réalité la population se joue de ses élites et en fait les instruments d’une stratégie généralisée de dépendance.
En réalité, l’ensemble des acteurs sociaux adhère de plus en plus à un système intégré par lequel la dépendance confondue un moment avec de l’assujettissement est une domination consentie voire une ressource.
On ne s’oppose plus à la France mais Pour beaucoup d’entre nous l’Etat est le recours y compris pour ceux qui contestent son action. à l’Etat comme le fait ou le ferait tout autre français.
Sinon, la grande région Antilles-Guyane est-elle possible qui serait plus forte face aux grands défis ?
Souhaitable oui. Parce que par ces temps de mondialisation incertaine, seules les formes de régionalisation permettent la complémentarité, la mutualisation et les économies d’échelle. Nous sommes membres de l’OECS, organisation de coopération pour nous et d’intégration pour les territoires indépendants.
Pourquoi ne serions-nous pas capables de constitue un ensemble intégré Antilles-Guyane, même si nous n’avons pas été capable de sauver l’UAG et qu’il y a encore assez de fous pour réclamer une université dans les « deux îles sœurs ». Il est permis de rêver. Commençons déjà par garder nos rares institutions régionales et cultivons notre appartenance à l’ensemble caribéen
André-Jean VIDAL