Le Trésor français se serait enrichi de la double dette de l’indépendance haïtienne. C’est en tout cas ce qu’ont révélé certains documents consultés par Pierre-Yves Bocquet, président adjoint de la Fondation mémoire de l’esclavage (FME) et ancien conseiller mémoire du président français François Hollande. Ces documents ont été retrouvés dans les archives de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). M. Boquet en a fait un récit complet de cette découverte alors que cette année marquera le deuxième centenaire de cette double dette imposée à Haïti.
En 1825, la France a imposé à Haïti le versement de 150 millions de franc-or, puis ramené à 90 millions, en échange de la reconnaissance de son indépendance. Pour répondre à cette exigence l’État haïtien a dû contracter des prêts auprès de banques françaises pour payer cette somme qui devait servir à dédommager d’anciens colons. Ce qui a donné lieu à la « double dette ».
Cette semaine, un récit de Pierre-Yves Boquet révèle une nouvelle facette de cette double dette. Une partie de l’argent qu’Haïti a versé à la France au titre de la « double dette » ne serait jamais arrivée à destination. Pire encore, elle aurait été récupérée par l’État français. Cette découverte arrive à la veille de la commémoration des deux cents ans de cet évènement.
C’est dans un immeuble anonyme du quai Anatole-France, à Paris, dans une petite pièce sans fenêtre d’un bâtiment de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) que M. Boquet a mis la main sur ce document qui vient révéler de nouveaux éléments sur l’histoire de la double dette imposée à Haïti.
Dans cet immeuble, Pierre-Yves Boquet est parti à la recherche de réponses aux questions qui le tourmentaient.
« Puisque Haïti a payé intégralement la somme que la France lui avait imposée, cet argent a-t-il été totalement dépensé ? Et s’il est resté un écart entre les sommes perçues – jusqu’en 1888 – et les sommes distribuées aux descendants des anciens colons (car en 1888 ces derniers étaient tous morts depuis longtemps), où est allée cette différence ? Qui en a bénéficié ? A-t-il été restitué « aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue » à qui, selon les termes de l’ordonnance de Charles X, ces millions avaient été extorqués, ou d’autres s’en sont-ils enrichis ? », voilà les questions qui ont conduit Pierre-Yves Boquet aux archives de la CDC.
Dans cette salle, M. Boquet a eu l’occasion de prendre connaissance de la manière dont la somme a été calculée et gérée au fil des versements. De 1825 à 1888, Haïti verse avec régularité des paiements en or, transférés par bateau, pesés et comptés à Paris. Ces transactions, gérées avec une minutie bureaucratique typiquement française, a noté M. Boquet, ont été interrompues une fois qu’un nouveau système, jugé plus moderne, a été trouvé. « Il faudra néanmoins que le ministère français des Affaires étrangères informe la CDC en 1893 que, après avoir conduit une mission à Port-au-Prince, il considérait que la double dette d’Haïti était éteinte pour que la CDC en donne acte au gouvernement haïtien, auquel elle continuait de réclamer des sommes », rapporte Pierre-Yves Boquet.
Ces sommes collectées par l’État français sont inscrites dans les livres de la CDC puis devaient être redistribuées, à condition que des personnes se manifestent suite aux avis publics de versement. Toutefois, les documents consultés par M. Boquet montrent qu’il y a eu reliquat. « Il y eut bien un reliquat entre les sommes versées par Haïti et la somme des montants réclamés par les indemnitaires. Pas très élevé : entre 600 000 francs et 1,2 million de francs au début du XXe siècle, soit entre 0,5 % à 1 % des 112 millions de francs qu’Haïti avait versés pour sa double dette, entre 1825 et 1888 », a noté l’ancien conseiller mémoire de François Hollande. Ces sommes, a-t-il précisé, ont été reversées au Trésor français selon la « Prescription trentenaire ».
« […] À la fin de l’histoire, c’est le Trésor public français qui s’est enrichi du reliquat de la double dette d’Haïti. Cette somme qui n’avait pas été versée aux ayants droit des colons auxquels elle était exclusivement destinée n’a pas été rendue à Haïti. Il n’en a même jamais été question, dans aucun des documents que j’ai consultés », a affirmé Pierre-Yves Boquet.
« Pendant un siècle, l’Etat français n’avait cessé de rappeler qu’il n’était pas partie à ces opérations, qui ne concernaient que d’une part les anciens colons et leurs ayants droit et d’autre part l’Etat haïtien. Mais lorsqu’il a fallu décider du sort du trop-versé par Haïti, personne n’a songé que cette somme appartenait aux habitants d’Haïti, selon les termes mêmes de l’ordonnance de Charles X. Elle est allée couvrir les dépenses courantes de l’Etat français, où elle a disparu définitivement », a-t-il ajouté.
« Deux millions de francs de 1907 représentent en valeur actuelle exactement 9 133 220, 62 euros. Quoi que l’on pense de la légitimité des demandes de restitution des montants injustement extorqués à Haïti par la France au titre de la double dette de 1825, cette somme-là appartient incontestablement au peuple haïtien et devrait lui être rendue. Ce n’est pas le seul geste que la France devrait faire à l’égard d’Haïti, si elle se décide à reconnaître enfin le caractère injuste de l’ordonnance de 1825. Mais celui-là pourrait être le premier », a conclu M. Boquet.
Source : Le Nouvelliste