Annoufèy’ï ! Martinique 36 heures pour demain

Professeur en psychiatrie et en addictologie, homme de conviction et d’engagement, Aimé Charles-Nicolas lance AnnouFèy’ï : Martinique 36 heures pour demain. Une opération pour mieux envisager ensemble « un futur désirable ».

Vous partez d’un constat simple : la jeunesse locale fuit l’île à cause de l’immobilisme ambiant. N’est-ce pas un phénomène naturel ?

En effet, c’est un phénomène logique si l’on considère certaines données macroéconomiques, comme le taux de chômage, mais pas d’autres : nous n’avons pas un taux de natalité galopant, par exemple. Ce constat n’est que le symptôme d’un ensemble de facteurs qui ont diminué l’attractivité de la Martinique. Plutôt que d’immobilisme qui renvoie à une cause exclusivement politique, je préfère parler de passivité qui concerne la totalité du pays et qui est plus proche de la réalité. Le problème c’est la difficulté à faire face à des causes multiples… Dès lors que le cercle vicieux est amorcé, il tourne ! Des difficultés multiples y compris psychologiques entrainent la fuite des talents et la fuite des talents aggrave les difficultés. On est alors fortement tenté par la résignation. Nous sommes en plein dedans. Nous sommes actuellement dans le renoncement, dans la passivité. Des personnalités cependant ne se résignent pas. Elles sont plus nombreuses qu’on ne le croit.  Certaines entreprennent, elles se sentent seules, pas suffisamment soutenues. D’autres prennent la parole, mais la parole renforce ceux qui parlent sans entrainer chez ceux qui écoutent de passage à l’acte. Si l’on considère les difficultés qui sont la cause du dépeuplement comme inhérentes, intrinsèques, immuables, alors il ne reste plus que la résignation. Les causes de la fuite des talents sont multiples et notre opération part du postulat qu’aucune n’est incontournable.

« Il faut réagir vigoureusement ! »

Peut-on vraiment espérer inverser une telle tendance, quand on considère le niveau d’attractivité de l’ailleurs dans les consciences de la jeunesse insulaire ? En Haïti, par exemple, on observe le même phénomène à une plus grande échelle encore, sans solution véritable.

A une plus grande échelle encore, oui. De nombreux pays, en effet, connaissent ce phénomène de fuite des talents que nous trouvons naturel lorsqu’ils sont très pauvres comme Haïti et que la situation politique du pays laisse le peuple sans espoir. Ce n’est pas notre cas, le Produit National Brut par habitant de la Martinique figure parmi les plus élevés dans la Caraïbe. Notre système scolaire est gratuit et de bonne qualité, par exemple. Il faut donc s’interroger sur d’autres facteurs. Les jeunes partent après le bac. Le niveau d’attractivité de l’ailleurs dans les consciences de la jeunesse insulaire dont vous parlez est fonction de l’attractivité de la Martinique aux yeux de la jeunesse martiniquaise. L’ailleurs est plus intéressant aussi parce que l’ici est moins intéressant. L’enquête remarquable menée par l’association la Diaspora Antillaise en Action montre en premier lieu que les départs sont majoritairement liés à des aspirations estudiantines et professionnelles (74%). Elle montre que les freins au retour sont dus à l’absence d’opportunités professionnelles en Martinique (saturation du marché de l’emploi et perspectives d’évolutions limitées), un confort de vie différent (transports et embouteillages, soins médicaux etc.) et des facteurs psychologiques d’inadaptation (sentiment d’être en décalage).

Quels sont les problèmes, à long terme, que peut poser un tel phénomène de fuite pour la survie de l’identité, des traditions, du patrimoine social martiniquais ?

Les conséquences sont très dommageables. D’abord, la fuite des talents impacte inévitablement le développement du pays. Le coût est considérable : vous élevez, vous éduquez pendant 15 à 20 ans des milliers de personnes qui iront mettre leurs compétences au service d’un autre pays ! C’est un désastre qui se traduit, d’une part, par le vieillissement de la population : la Martinique est d’ores et déjà la région la plus âgée de France. D’autre part, en perte d’innovations, en perte d’investissement dans les services publics vitaux tels que la santé et l’éducation (du fait de la baisse des recettes fiscales), en baisse de l’attractivité pour les investisseurs. C’est un désastre en effet, aussi pour la survie de notre identité, pour tout ce qui nous structurait, notre histoire, nos traditions, notre imaginaire. Nous deviendrons un peuple fade, décoloré, sans patrimoine, sans intérêt.  Il faut réagir vigoureusement !

« Construire le futur ensemble, c’est une gageure. »

Visiblement, ce que vous recherchez, c’est instaurer une nouvelle forme de cohésion sociale au niveau local. Pensez-vous qu’un tel projet puisse réellement servir une telle cause ?

Il est clair que pour inverser la tendance du dépeuplement et du dépérissement, il faut insuffler une nouvelle vitalité. De toute la population ! En particulier de celle qui pense qu’elle n’a pas les codes et qu’elle n’a pas les manettes. Il faut atténuer ce sentiment d’infériorité qui plane dans certaines couches de la population, hérité d’une construction raciale que nous pouvons déconstruire. Notre opération vise à le faire ; Martinique : 36 heures pour demain. Annoufèy’ï a commencé à dynamiser, à redonner goût !  Pour faire ça, aucun St Michel, aucun St Georges, personne ne pourra tout seul. C’est pour ça qu’avec Serge Troudart, nous faisons du porte à porte. Il faut que ça vienne de nous, et de nous ensemble. Il faut instaurer une nouvelle forme de cohésion sociale au niveau local. Les politiques le pressentent sûrement, mais ils n’ont pas la méthode ! Imaginer l’avenir, construire le futur ensemble, c’est une gageure. Nous nous y attelons déjà depuis 7 mois avec Harold Colomba et toute l’équipe de First Caraïbes. Nous apprenons à nous départir de notre formatage dans des ateliers de créativité pour imaginer la Martinique de 2036, tous les 15 jours, au long de toute une année. Nous le faisons avec l’UNESCO et avec Sylvie Meslien. Ces ateliers sont gratuits et ouverts à tous, sans exception. Aucun diplôme, ni compétence n’est exigé.

Qu’espérez-vous en termes de projets concrets et de retombées effectives pour une action efficace ?

Nous espérons des projets concrets et des retombées effectives dans tous les domaines qui posent problème. Toutes les thématiques qui viennent à l’esprit sont en train d’être examinées avec des experts et les problématiques seront identifiées. Mais, s’il n’y a personne pour imaginer un projet qui ferait face à une problématique, tant pis. Nous espérons également des projets culturels, et plein de projets utopiques. Je ne sais plus qui disait qu’une utopie est une réalité en puissance. La force de cette opération, c’est qu’elle prend pour la première fois le problème à sa racine et qu’elle va jusqu’à la finalisation en projets réalisés, financés, accompagnés.

« Les Martiniquais doivent se souvenir sans souffrir… »

Vous prenez Aimé Césaire à témoin, votre projet s’inscrit dans le cadre de ses idées. Cette fuite inaltérable, n’est-ce pas là l’un des paradigmes de ce génocide que l’on observe ?

L’objectif, c’est de dynamiser les Martiniquais. C’est de redonner à la Martinique son attractivité pour les Martiniquais qui doivent se souvenir sans souffrir, inventer, innover, se former, vivre ensemble. Que ceux qui partent reviennent et soient accueillis à bras ouverts. Donner la parole au peuple, susciter le désir, le vouloir, l’envie de construire, oui.

Quels sont les grandes lignes de votre projet, les grands axes de manœuvre, les actions envisagées ?

L’opération est organisée sur un an et demi autour d’ateliers gratuits de formation à la créativité du futur avec l’UNESCO, ateliers de co-construction citoyenne qui incluent absolument toutes les composantes de la population et toutes les classes sociales, ainsi que la diaspora, laquelle sera également force de proposition. Nous avons également renforcé la pérennisation de notre action. Au sein des divers ateliers, un certain nombre de personnes intéressées voudront participer à la mise en place d’un laboratoire de littératie du futur (FLL). Ce sera un organisme permanent mis en place avec l’UNESCO à partir de l’acquis du travail de créativité des ateliers. C’est une cellule d’anticipation qui servira aux décideurs locaux, à des initiateurs d’entreprises et à tous ceux qui veulent créer des stratégies innovantes. Nous avons organisé une information par le porte-à-porte, des émissions interactives de radio, des reportages et des spots à la télévision, un forum largement participatif, un Grand Concert à l’Atrium le 24 septembre 2021 avec Jocelyne Béroard et les jeunes artistes martiniquais qui sont fortement engagés à nos côtés et qui incitent la population à participer.

Propos recueillis par Rodolf Etienne

Pour participer : martinique36h@gmail.com

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