Journée internationale de la langue maternelle : discours du ministre Manigat à l’UNESCO

Haïti et l’Indonésie ont été cette année les deux invités spéciaux de la Journée internationale de la langue maternelle, célébrée le 21 février. Nous publions ci-après le discours du ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle, Nesmy Manigat, prononcé en la circonstance, au siège de l’UNESCO, à Paris.

Il y a 74 ans, un ancien ministre d’éducation d’Haïti, Émile Saint-Lot, agissant comme ambassadeur d’Haïti aux Nations-Unies, signait à Paris la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. En sa qualité de rapporteur du Comité de rédaction, il déclarait à cette occasion et je cite : « La tâche n’a pas toujours été facile. Après l’accord des peuples, il fallut réaliser, ce qui est moins commode, l’accord des gouvernements pour la réussite d’une telle entreprise. Entre les hommes venus des quatre coins de l’horizon, représentants de gouvernement et de pays, aux idéologies politiques nettement contraires, il fallait arriver à un dénominateur commun et qui met en jeu tout le système des certitudes morales et métaphysiques auxquelles chacun adhère. »

74 ans plus tard, ce système de certitudes morales se cherche encore, car s’il est largement admis que tous les êtres humains naissent libres, ils ne vivent toujours pas tous égaux en dignité et en plein respect de leurs droits sociaux et culturels. 74 ans plus tard, des millions d’individus, parmi lesquels 4 millions d’élèves et d’apprenants haïtiens, souffrent de discrimination par rapport à leur culture et en particulier leur langue maternelle.  

74 ans plus tard, le créole haïtien, l’unique langue parlée par tous les Haïtiens, est pourtant, trop fréquemment, objet de ridiculisation à l’école et dont l’usage est associé à un manque d’intelligence pouvant conduire jusqu’à des châtiments corporels, en salle de classe. 

On ne sera pas surpris, alors, que dans une classe d’âge de 100 enfants, 33% abandonnent déjà après les 6 premières années et que seuls environ 10% achèvent le secondaire. En effet, la majorité des élèves s’abstient, en salle de classe, de parler le français, une langue seconde qui leur est souvent complètement étrangère, par peur de commettre des fautes, s’abstient du coup de réfléchir et de participer, se contentant de réciter par cœur, sans bien comprendre, pour éviter d’être punis et humiliés devant les camarades. 

C’est ce défi qu’un autre ministre d’éducation, Joseph C. Bernard a tenté d’adresser à travers une vaste réforme pour introduire la culture comme élément fondamental et le créole comme langue d’enseignement dans les premières années de l’école primaire, il y a 41 ans. Mais, son fameux décret de 1982 intitulé « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » a été combattu par différents secteurs, tant nationaux qu’étrangers.

Excellences, distingués invités,

J’ai grandi avec une mère institutrice d’école publique rurale et un père instituteur d’école publique urbaine. J’ai gardé un souvenir de la fracture entre cette école rurale de l’échec scolaire et de l’échec social, en comparaison avec l’école en milieu urbain qui réussissait juste un peu mieux, car plus proche des réseaux de couverture de radios diffusant quelques nouvelles et chansons en français. Les élèves de ma mère réussissaient mieux dans les sciences expérimentales. L’utilisation pédagogique du territoire rural permettait de donner du sens aux apprentissages, car les élèves de la campagne cultivaient déjà leurs propres jardins, apportaient à l’école le fruit de leur récolte et dessinaient mieux la flore et la faune.

L’école, ce n’est pas uniquement un lieu pour apprendre, mais un lieu pour vivre son pays, perpétuer l’héritage linguistique, construire et transmettre les valeurs et savoirs culturels, et penser le monde. Un lieu pour parler sa langue maternelle sans être ridiculisé, un lieu pour apprendre autant des plantes médicinales indigènes que des plantes exotiques, un lieu pour apprendre à produire et à manger à la cantine scolaire les produits du terroir, donc, pour savourer sa soupe au giraumon, traduisons en créole haïtien, la « Soup Joumou » inscrite en 2021 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Il en est de même pour la «cassave », un produit du manioc, tradition millénaire du patrimoine culinaire caribéen, qui fait actuellement l’objet d’une demande d’inscription multinationale au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

C’est dans ce contexte, qu’à compter de cette année, le Gouvernement de la république d’Haïti, à travers le ministère de l’Éducation Nationale et prenant acte d’une demande sociale grandissante de participation, d’inclusion, et d’équité, vient de lancer un projet ambitieux de financer et doter tous les élèves des écoles publiques et privées des deux premières années du primaire ou du fondamental, d’un manuel scolaire en créole haïtien. Il contient 4 matières en créole : la langue créole, les sciences expérimentales, les sciences sociales et les mathématiques, et une seule en français : la langue française. Une version numérique existe aussi et fonctionne à la fois sur tablette et téléphone intelligent. Haïti a aussi récemment démarré un projet pilote d’utilisation du créole à partir de tableaux numériques, expérience qui sera présentée plus tard dans le panel.

Nous avons appelé ce livre « Liv inik », parce qu’il contient les éléments du socle unique de compétences, de savoirs et de culture prescrits par le curriculum, ouvrant la voie pour la première fois à la possibilité de l’enseignement d’un seul et même programme pour tous les enfants haïtiens fréquentant les écoles rurales, urbaines ou des quartiers marginalisés. Le créole haïtien, qui jusque-là avait un coefficient moindre dans les bulletins de note, aura, au moins, le même coefficient que le français langue seconde, à partir de l’année scolaire 2023-2024. Cette décision est en cohérence avec le protocole d’accord que j’avais déjà signé en 2015 avec l’Académie du Créole Haïtien pour promouvoir le créole dans les écoles et le nouveau curriculum du secondaire qui impose déjà le créole haïtien comme matière obligatoire aux examens de baccalauréat.

Excellences, distingués invités,

L’éducation multilingue, basée sur la langue maternelle, est un puissant dénominateur commun pour permettre à Haïti, traversée par beaucoup de contradictions, de communiquer, de construire du sens et de renforcer la cohésion d’une nation afin de pouvoir offrir à ses millions de jeunes l’espoir d’une réussite scolaire et socio-économique. 

Aussi, il n’est pas simplement question de traduire en créole haïtien un imaginaire d’ailleurs ou un réel importé, mais il s’agit d’un exercice pour penser le monde, penser Haïti dans sa langue maternelle, proposer des solutions aux graves problèmes, acquérir et développer des compétences du 21e siècle, innover pour saisir les opportunités de ce monde en mouvement. L’école multilingue, c’est un pont vers la langue seconde et les langues régionales internationales, dont l’anglais et l’espagnol, pour plus de droits sociaux et économiques pour les jeunes en quête d’emplois en particulier. L’école multilingue, c’est aussi un pont pour maitriser les matières scientifiques qui permettent non pas de subir le monde actuel, mais d’être pleinement citoyen-acteur de la transformation de son milieu.

Le Ministère lancera aussi une radiotélévision éducative dédiée en support à l’éducation multilingue basée sur le créole haïtien. Je profite de l’occasion pour saluer le travail de l’UNESCO-Haïti pour la vulgarisation de l’éducation à la citoyenneté et qui vient juste de publier un rapport sur le développement des médias en Haïti dans lequel il est recommandé, je cite : 

« En vue d’élargir l’accès à l’information, l’État devrait mettre en place des outils réglementaires et incitatifs pour favoriser l’usage du créole dans les médias, en particulier dans la presse écrite ». Plus que jamais, les médias, à l’instar des parents d’élèves, de la communauté éducative en général, du secteur privé etc. doivent s’impliquer dans la transformation de l’éducation, car l’école reste actuellement en Haïti l’un des derniers remparts dans un pays marqué par tant de tragédies.

Le ministère de l’éducation d’Haïti remercie tous les partenaires techniques et financiers internationaux, le Global Partnership for Education, la Banque Mondiale, la Banque Interaméricaine de Développement, l’Agence Espagnole de Coopération Internationale, le programme américain USAID, l’UNICEF, l’Agence Française de Développement et bien entendu l’UNESCO, qui, à travers le Bureau International de l’Éducation à Genève, appuie l’implémentation de la transformation du curriculum. 

Le multilinguisme basé sur la langue maternelle nous oblige aussi à poursuivre le chantier de la transformation curriculaire à travers l’aménagement linguistique avec l’appui de linguistes spécialistes du domaine, le recrutement d’enseignants venant de différents parcours, et la formation de formateurs à la didactique de la langue maternelle. Nous avons également à cœur de poursuivre notre travail sur la professionnalisation des enseignants dans la perspective d’un enseignement plus authentique de l’histoire, du patrimoine, des arts et de la culture.  

En cette année 2023, décrétée par le Gouvernement haïtien « année du patrimoine », nous nous réjouissons aussi que le 11ème tome de l’histoire générale de l’Afrique, programme phare de l’UNESCO, soit consacré aux diasporas et notamment à celle d’Haïti, permettant ainsi l’inclusion et l’amplification de cet outil pédagogique incluant des voix africaines et afro descendantes trop longtemps tues dans les récits nationaux.

Mesdames, Messieurs,

Haïti s’engage à partager avec le reste du monde les résultats de cette innovation dont l’un des objectifs est de rompre avec l’école de l’échec scolaire et de garantir le plein exercice des droits économiques d’une jeunesse qui, aujourd’hui, ne rêve que de quitter son pays. Nous annonçons déjà que la production et la distribution de manuels scolaires « Liv Inik » en créole haïtien sera étendue, dès l’année académique 2023, aux 3e et 4e année de l’école primaire et l’année d’après aux 5e et 6e années.

Chers amis,

Je vous avais campé le profil d’Émile Saint-Lot, qui a été l’architecte de la libération et de l’émancipation de peuples à l’échelle planétaire, et pourtant, 220 ans plus tard, ses arrières petits enfants ne peuvent toujours pas, eux, jouir pleinement de leurs droits sociaux et culturels. 

C’est notre combat du jour, c’est notre combat de tous les jours.

« L’école ne peut pas attendre, l’école dans la langue maternelle ne peut pas attendre ! » 

« Lekòl pa ka tann, lekòl an kreyòl pa ka tann ! »

KREYÒL PALE, KREYÒL KONPRANN.

Nesmy Manigat

Paris, 21 février 2023

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